Les Boréades - Rameau

Les Boréades - Rameau ©Jacques Duffourg
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Versailles s'offre des Boréades de Luks

À l'écart d'une capitale trop souvent cantonnée au répertoire le plus rodé, et dans un contexte budgétaire global morose, la survenue en moins d'un an de deux productions éminentes des rarissimes Boréades constitue pour le mélomane hexagonal un réconfort sans pareil. Alors que les sortilèges d'Emmanuelle Haïm et de Barrie Kosky à Dijon en mars 2019 sont encore vivaces, la magie fait son retour à Versailles ce 24 janvier 2020 ; en concert cette fois, par les bons soins de Vačlav Luks et de son Collegium 1704.

Cette tragédie en musique, trésor testamentaire de Jean-Philippe Rameau, a pourtant joué de malchance. Créée sur scène à Aix en 1982 seulement, soit deux cent dix-neuf ans (!) après son achèvement, et sur les planches de l'Opéra de Paris vingt-et-un ans après encore, frappée d'un imbroglio juridique relatif aux droits sur le livret, elle se voit desservie par une discographie et une vidéographie logiquement faméliques (une version chacune). Ainsi que nous l’avons défendu dans notre compte-rendu de Dijon, il s'agit, sans exagération aucune, d'un des plus beaux opéras français, où ne manque pourtant pas la concurrence. Sur un poème vraisemblablement signé de Cahusac, Rameau y a tout condensé et magnifié de son immense art : chorégraphie, déclamation, rythme, mélodie, instrumentation... et bien entendu harmonie y sont portés à l'incandescence, avec un sens du lyrisme le plus personnel, comme du spectaculaire le plus débridé, qui émerveille à chaque écoute.

Dans le respect de la découpe en cinq actes de la tragédie lyrique – genre naguère dominant, que la Querelle des Bouffons a laissé exsangue – maintes audaces formelles et structurelles, anticipant les évolutions à venir, parsèment la partition. Contentons-nous de citer au moins deux saillies : à la fin de l'acte I la périlleuse ariette Un horizon serein aux traits incantatoires, et le « fondu enchaîné » totalement inédit entre les actes III et IV, au moment où le dieu Borée déchaîne les vents du nord contre le peuple de Bactriane, sa reine Alphise et le soupirant de celle-ci, Abaris.

Vačlav Luks n'en est pas à son coup d'essai, puisque ce cru 2020, passée par Vienne avant Versailles et Moscou, semble avoir été étrenné en août 2018 au Festival de Musique Ancienne d’Utrecht (voir l’extrait), avec une troupe presque identique, à l'exception près – pas vraiment secondaire – de Mathias Vidal. Contingences de tournée obligent, la pièce a été sévèrement raccourcie. Des répliques entières ôtées ici, de nombreuses danses esquivées là – sans altérer l'exceptionnelle beauté d'ensemble : autant de ménagements pour les artistes appelés à courir l'Europe en un temps très court. Ainsi, le concert ne dépasse que légèrement les deux heures, quand Emmanuelle Haïm offrait trente bonnes minutes de plus ; durée qu'on retrouve un tant soit peu dans les précieuses galettes, les trois CD Gardiner 1982 (Erato) ou les deux DVD Christie 2003 (Opus Arte). Si l'élagage de la musique de Rameau est toujours regrettable, l'essentiel est que l'enregistrement à paraître à la fin de l'année (dans la jeune collection Château de Versailles) comportera bel et bien la totalité du chef d'œuvre.

Point important, le morceau de bravoure Un horizon serein précité n'est pas dévolu à Alphise, mais à sa suivante Sémire : une attribution qu'attestent diverses sources, mais qui demeure à notre sens marginale. Serait-ce un jeu de donnant-donnant ? la même Sémire se voit délestée de Comme un Zéphir qui vole à l'acte II, très étrangement confié à une « Nymphe 2 ». Une pure invention... permettant toutefois à une élégante choriste de s'employer sur le devant de la scène, pratique valorisante qu'on doit évidemment louer.

Cinq des onze (voire douze) personnages, dont les deux principaux, sont confiés à des chanteurs francophones, trois Français et deux Belges. Un protagoniste est Islandais. Tous les autres, chœur inclus, sont des Tchèques. Autant l'écrire d'emblée : nous avons rarement joui, de la part d'un collectif majoritairement non-latin, d'un telle adhésion à l'esprit français. Nous disons bien l'esprit, pas seulement la langue, son articulation, sa prononciation, qui sont excellentes ; mais encore l'intelligence des mots, des intonations et même des pauses. À quoi s'ajoute une réelle maîtrise du cœur battant de la tragédie lyrique : le récit. Souplesse de la déclamation, balancement des phrases, fusion avec le continuo (ici un clavecin et un violoncelle superlatifs)... autant de qualités dispensées sans parcimonie.

À ce jeu de l'assimilation, la palme revient sans doute au jeune Islandais Benedikt Kristjánsson, un Calisis (l'un des fils de Borée) de très haut parage. Sans être hégémonique, son rôle est important, réparti de surcroît sur tout l'opéra. Voilà de la haute-contre ! Timbre clair mais non gracile, aigus déliés et brillants émis sans effort apparent, vocalise virtuose (le redoutable Jouissons, jouissons du III), français impeccable et projection convaincante : son concurrent dijonnais, au demeurant valeureux, est nettement distancié. Situation légèrement inversée pour son frère Borilée (Tomáš Šelc), travail très probe mais matériau un peu rocailleux et diction parfois hachée. Avec l'Apollon de Lukáš Zeman on regagne les cimes – son onction bienveillante, la noble beauté de sa ligne, et là encore son français délectable illuminent sa trop brève apparition en Deus ex machina. Parfait symétrique de Nicolas Brooymans, Borée d'anthologie ! Ce dernier hérite pourtant d'une partie impossible : limité au seul acte V, il y surgit comme un loser, au moment où les vents cessent de lui obéir, et où l'écriture d'orchestre par une géniale dislocation – que seul un Rameau pouvait inventer – souligne à l'envi le crépuscule du dieu. La belle basse française a une manière de boursoufler le trait, de faire trémuler ses (longues) phrases, de conférer à cette impuissance en musique un zeste de vis comica, qui force l'enthousiasme.

Benoît Arnould hérite d'Adamas, grand prêtre d'Apollon et mentor du velléitaire Abaris. Si sa prestation purement musicale n'appelle aucun reproche, il peine à atteindre, au-delà du simple texte, le hiératisme sibyllin qu'appelle son héros ; l'émission le plus souvent assourdie ne l'y aide guère. La satisfaction est complète en revanche du côté des dames. Même privée de son grand air du I, Deborah Cachet est une Alphise racée. La voix moirée est tout d'abord splendide, riche d'un vibrato discret mais charnel, obsédant, qui nourrit la large palette expressive, du murmure à la plainte, ou à la joie. À peine relève-t-on un ou deux aigus tirés, une peccadille. Cantatrice envoûtante, technicienne aguerrie, elle est aussi une tragédienne-née, fût-ce en concert : son port, ses gestes et ses mouvements de tête disent tout ce qu'éludent les mots. Pas moins fascinante est la limpide Caroline Weynants, que nous suivons et chérissons depuis des années, de Cappella Mediterranea en Correspondances en passant par Vox Luminis. L'air somptueux mais éprouvant qu'elle chaparde à sa collègue ne la prend jamais en défaut ; ses difficultés la stimulent au contraire, ce qu'atteste la confiance de son visage rayonnant.

Une fois complimentées comme elles le méritent les quatre choristes en charge des caractères épisodiques (Amour, Polymnie – et les deux Nymphes, puisqu'elles sont deux), reste à traiter le « cas » Mathias Vidal. On ne présente plus l'éclectique ténor dont la carrière couvre toute l'histoire lyrique, création contemporaine incluse. Nous avons écrit voici dix mois combien sa composition dijonnaise du même Abaris était aboutie. L'avatar versaillais n'est en rien redondant : faute de metteur en scène inspiré pour l'encadrer, l'artiste doit aborder le personnage à nu. Or, même dans ces conditions, le musicien consommé demeure habité par le théâtre, au point que sous cet angle aussi son incarnation a continué de mûrir. Vidal emmène son auditeur dans un domaine non référencé, bien au-delà de la seule technique, une terra incognita – en somme une hallucination. Le spectre dynamique est sidérant, de l'exhortation à pleine voix jusqu'à la demi-teinte, si ce n'est l'imperceptible ; pas de maniérisme cependant, aucune gratuité, tout est subtil, tout fait sens et tout émeut.

Des exemples ? au début de l'acte IV, Lieux désolés (coupé par Luks à Utrecht !) demeure l'apogée attendu et déchirant, insurpassable, autour duquel tout semble graviter. Mais aussi : dès son entrée, à la reprise de Charmes trop dangereux, tout l'accablement du monde ; Je vous perds, je le sens à ma douleur mortelle au III avec Alphise, une hypnose ; de nouveau au IV, requinqué par Adamas, Rentrez dans vos antres profonds, un parangon d'autorité... etc. On comprend mieux à l'écouter que le titre exact de l'œuvre soit Abaris ou les Boréades ! À l'opéra, des interprétations aussi possédées se comptent sur les doigts de la main.

Pour le chœur, l'orchestre et le chef tchèques, nous l'avons dit, l'art si proprement français de la tragédie lyrique n'a plus de secret. Ce qui vaut pour la clarté de la langue vaut pour celle de la musique ; précision des attaques et netteté des plans sont ainsi pour chacun les maîtres mots. La jonction des actes III et IV, rendus solidaires par le cataclysme venteux, est très efficacement menée. Dans cette séquence (comme dans d'autres d'ailleurs) le percussionniste-bruiteur fait assaut de virtuosité millimétrée, ovationnée au terme de la soirée. Séparés des autres bois, au premier rang à cour, les deux excellents bassonistes sont sans cesse mis à contribution. La battue de Luks est globalement sereine, sans précipitation ni spasme, une respiration permettant de profiter au mieux des mille et une trouvailles du compositeur. Revers de la médaille, les danses, à l'exception du final, manquent à notre goût d'un soupçon d'entrain. Un grief très mineur : songer à la litanie un peu compassée qu'en tirait Gardiner, voici près de quarante ans, fait mesurer le chemin parcouru.

Et puis, la tendre Entrée pour les Muses et les Zéphyrs (acte IV, encore une pépite ramiste) nous aurait-elle tant bercé sans cette once de retenue ? Vačlav Luks l'a bien compris, qui aux saluts prend discrètement congé en la bissant. La pudeur est la politesse des grands.



Publié le 31 janv. 2020 par Jacques Duffourg