La Calisto - F. Cavalli

La Calisto - F. Cavalli ©Klara Beck
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La Grande Ourse au firmament de Strasbourg

L'amour baignant dans une atmosphère d'érotisme diffus, rehaussé de travestissements qui lui assurent d'opportuns et comiques rebondissements, constitue assurément une caractéristique des livrets mis en musique par Francesco Cavalli. On connaît également la prédilection du compositeur pour la superposition de deux couples d'amants dont les trajectoires se croisent assez régulièrement, dans un jeu de miroirs : les femmes y mènent généralement l'intrigue face à des hommes indécis et efféminés, incarnés par des castrats.

Après le succès de son Giasone sur un livret du florentin Cicognini (voir notre chronique : Il Giasone), le compositeur est sollicité par Giovanni Faustini. Ce dernier avait ouvert en mai 1650 un nouveau théâtre lyrique, le San Apollinare - San Aponal en dialecte vénitien ; il avait besoin d'un compositeur capable de lui fournir des opéras qui attirent un nombreux public. N'oublions pas en effet que ces théâtres privés étaient condamnés à équilibrer leurs productions sur les seules recettes des spectacles, qui devaient donc permettre de payer les chanteurs, les musiciens, les peintres, les costumes, les machines, le compositeur et le librettiste, et si possible dégager un bénéfice ! Et la concurrence était rude, puisque Venise comptait plusieurs théâtres lyriques. Le choix de Faustini n'était nullement le fruit du hasard. Sa première collaboration avec Cavalli remontait à 1642, où ils avaient créé ensemble La Virtu de' strali d'Amore au théâtre San Cassiano. L'année même de la création du Giasone (1649), Faustini avait fourni à Cavalli le livret d'un Euripo, dont la partition est aujourd'hui perdue. Cette nouvelle collaboration allait durer deux saisons, et donner naissance à quatre opéras : L'Oristeo, La Rosinda, La Calisto et L'Eritrea.

Lors de la création deLa Calisto il est attesté que Faustini dépensa de grosses sommes pour animer la scène de machines fantastiques : une fontaine véritable, des vagues et des nuages en mouvement, des chars volants... Malgré ces attraits, cette création demeurera un échec commercial, peut-être en raison du coût de sa production au regard du faible nombre de spectateurs (environ quatre cents) que la salle pouvait accueillir. Et Faustini décéda dès la septième représentation, le 19 décembre 1651, remplacé au pied levé par son frère Marco, avocat de profession.

Pourtant La Calisto constitue probablement le chef-d’œuvre de cette collaboration, offrant un équilibre soigné entre récitatifs et airs. Les dieux n'y répugnent pas à se conduire comme de vulgaires humains, dont ils empruntent à l'occasion la gouaille comique. Plus encore que dans d'autres opéras de Cavalli les travestissements donnent lieu à de savoureuses allusions à des quiproquos homosexuels. A la différence du texte d'Ovide qui évoque clairement un viol, Calisto séduite par Jupiter se présentant sous les traits de Diane trouvera le moment tellement agréable qu'elle implorera de nouvelles étreintes auprès de la vraie Diane, suscitant en retour une incompréhension dégoûtée... et les vrais soupçons de Junon ! Jupiter lui-même se trouve bien embarrassé quand il se trouve poursuivi par les assiduités d'Endymion, qui croyant avoir affaire à la déesse, lui déclare son amour passionné à l'acte II... L'acte s'achève d'ailleurs dans une sorte d'orgie débridée, où le Petit Satyre (Satirino) et ses comparses prennent d'assaut la vieille nymphe Lymphée, celle-là même qui conseillait à Diane la chasteté envers Endymion, et qui venait imprudemment de proclamer haut et fort son désir de connaître un homme...

Dans ce XVIIème siècle peu à peu soumis à la morale rigoriste développée par l'Eglise de la Contre-Réforme, les théâtres vénitiens n'hésitaient donc pas à jouer avec les interdits pour mieux distraire leur public. La condition implicite pour échapper à toute censure était toutefois que la morale triomphe au final. A ce jeu Faustini montre toute son habileté. Après avoir évoqué l'amour sous toutes ses formes dans une intrigue particulièrement audacieuse au regard des conventions, il laisse triompher la morale la plus implacable. Junon jalouse transformera Calisto en une étoile, que Jupiter accueillera au firmament pour la voir en permanence depuis l'Olympe ; ce sera La Grande Ourse. Diane chassera les petits satyres immoraux et par trop débridés, pour abriter Endymion sur le mont Latmos, où leur amour se limitera à de chastes baisers...

La mise en scène de Marianne Clément traduit avec intelligence et sensibilité cette atmosphère teintée d'érotisme, sans s'interdire à l'occasion d'appuyer les situations les plus burlesques pour provoquer les rires du public, comme cela devait être le cas à l'époque. Ainsi les petits satyres à la fin de l'acte II exhibent des sexes démesurés , leur lubricité est accentuée par des pilosités postiches qui leur couvrent la poitrine et les bras... Dès le prologue le décor évoque la fin tragique de la malheureuse Calisto, revêtue d'un costume d'ours et tournant en rond dans sa fosse, sous le regard de la Nature, de l'Eternité et du Destin qui vont sceller son sort. Au centre de la fosse un grand piédestal évoque l'Olympe : c'est à son sommet qu'apparaîtront Mercure et Jupiter au début du premier acte. Marianne Clément exploite avec bonheur cet ours tout au long du spectacle : chaque personnage qui déclame un air ou une sentence morale se métamorphose en dresseur ou en montreur d'ours, faisant claquer son fouet autour du pauvre animal. Les frasques de l'intrigue se trouvent alors contrariées par la présence récurrente de cet ours, symbole de la punition infligée à ceux qui dévient du droit chemin. Et sur le plan scénique comme sur le plan musical on ne peut que se rallier au choix, partagé avec Christophe Rousset, de faire chanter les parties où Jupiter se travesti en Diane par l'interprète de la véritable Diane. Ce choix est d'ailleurs conforme aux pouvoirs prêtés par la mythologie au souverain des dieux, qui a su tout aussi bien se transformer en cygne pour séduire la princesse Léda, ou en aigle pour enlever le berger Ganymède...

Le choix de Christophe Rousset pour fixer la formation de ses Talens Lyriques est empreint d'une certaine originalité. L'effectif principal se réduit à trois couples d'instruments (violons, flûtes, cornets), tandis que le continuo est particulièrement riche, avec violoncelle et contrebasse, lirone et luth, harpe, clavecin, orgue et régale. On ne trouve donc pas de percussions, que René Jacobs exploite de son côté assez largement dans son enregistrement (Harmonia Mundi). Ce continuo bien coloré, brillamment rehaussé de la harpe de Nicolas Achten, sied à merveille aux longs récitatifs et aux ariosos qui constituent la majeure partie de la partition, tandis que les cornets viennent opportunément souligner les airs ou certains passages orchestraux (en particulier au final du second acte). Ce choix d'une relative économie de moyens s'avère en définitive tout à fait respectueux des conditions d'exécution de l'époque, sans rien sacrifier à la beauté de la musique. Tout au contraire, chaque partie s'avère bien audible (y compris dans le continuo), donnant le sentiment d'avoir affaire à une formation plus ample grâce à la richesse de ses sonorités. A la tête de cet ensemble réduit la direction de Christophe Rousset développe un allant inspiré pour nous transporter dans l'intrigue échevelée, aux incessants rebondissements, de ce dramma per musica, dont elle fait profondément ressortir la dimension théâtrale.

Les chanteurs sont également à leur aise dans cette dimension théâtrale, qui suspend régulièrement le récit pour prendre le spectateur en témoin de l'intrigue. Dans l'opéra vénitien du XVIIème siècle, le spectateur n'est pas cantonné à un rôle extérieur, il est invité à s'impliquer dans l'intrigue. Les personnages expriment régulièrement des jugements ou des sentences inspirés du bon sens populaire, se faisant l'écho des réactions du public. La production alimente habilement cette complicité entre public et chanteurs, dont les déplacements sont empreints d'un grand naturel. Les voix sont bien adaptées à ce registre, qui n'appelle pas de performances virtuoses, mais réclame une belle stabilité dans le registre et un médium particulièrement expressif. Dotée du rôle-titre, Elena Tsallagova s'en acquitte admirablement. Sa voix aux aigus cristallins se fait plus mate dans les récitatifs, sans rien perdre de son charme. Tour à tour nymphe charmeuse auprès de la fontaine, puis amoureuse naïve trahissant son secret sous les questions inquisitoires de Junon, elle nous régale au début de l'acte III de beaux aigus filés. Dans le long rôle double de Diane et de Jupiter sous les traits de Diane Vivica Genaux réalise un admirable tour de force, adoptant des couleurs plus sombres dans ce second rôle sans rien perdre du naturel de son timbre. Ses duos avec Endymion au second acte sont particulièrement réussis. Soulignons encore l'excellente prestation de Raffaella Milanesi, Junon aux attaques mordantes, toujours jalouse mais aussi émouvante, comme lorsqu'elle déplore au troisième acte le désamour de Jupiter. La production l'a sanglée dans une robe droite des années 1950, clin d’œil à la Junon du Platée de Rameau représenté en 2014 dans cette même salle de l'Opéra du Rhin. Son image d'épouse modèle et délaissée est soulignée par ses apparitions derrière les barreaux dorés d'une grande cage, suggérant à quel point elle est prisonnière de sa vie de couple. Et mentionnons la brève mais spectaculaire irruption des deux Furies (Tatiana Zolotikova et Yasmina Favre) au troisième acte.

Chez les hommes Jupiter (Giovanni Battista Parodi) affiche une voix de basse bien ronde dès son entrée en majesté (Giove son io) ; elle se pare à l'occasion de doux reflets veloutés pour séduire Calisto, ou pour la rassurer sur son sort, à la fin du troisième acte. Il est secondé dans son aventure par son fidèle Mercure, déguisé pour la circonstance en gamin de banlieue déluré (Nikolay Borchev), à la projection sonore et goguenarde, et aux attaques bien nettes. Le vieux Pan incarné par Laurence Olsworth-Peter semble bien amer lorsqu'il évoque de sa voix grave le souvenir de son aventure passée avec Diane (elle n'était donc pas si chaste...) ; à défaut de pouvoir la reconquérir il excite la vengeance de ses compagnons satyres envers le malheureux Endymion, qui échappe de justesse à un sort que la production ne nous laisse que trop deviner ! Le Petit Satyre est chanté par le contre-ténor russe Vasili Khoroshev, pleinement convaincant dans son rôle lubrique, avec un côté animal.

Filippo Mineccia est un Endymion éperdu d'amour pour Diane. Nous avions découvert le jeune contre-ténor italien à Halle il y a deux ans dans le rôle-titre de Lucio Silla, de Mozart, qu'il avait porté avec vaillance. Ici le timbre se fait charmeur et langoureux, la ligne de chant est fluide, le timbre, les aigus sont émis sans peine et avec un grand naturel. On l'a dit, ses duos avec Diane sont très réussis, comme son air du troisième acte, bien relayé par les violons. Enfin il faut souligner l'abattage burlesque de Guy de Mey dans le rôle de Lymphée, la vieille nymphe gardienne de la chasteté de Diane lutinée par le Petit Satyre. Sa voix contrefaite est savoureuse, et chacune de ses apparitions provoque immanquablement l'hilarité.

Après avoir brillé au firmament strasbourgeois, La Calisto sera donnée à Mulhouse les 12 et 14 mai prochains. Espérons que les amateurs qui n'auront pas pu en profiter pourront bénéficier d'une diffusion sur les chaînes musicales spécialisées, voire d'un enregistrement : cette production le mérite amplement!



Publié le 07 mai 2017 par Bruno Maury