De vez en cuando la vida - Capella Mediterranea

De vez en cuando la vida - Capella Mediterranea ©
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Féconde musique espagnole, du Siècle d’Or à nos jours

Joan Manuel Serrat est mal connu du public francophone. Dans le monde hispanophone il s’est imposé à la fois comme auteur-compositeur-interprète de talent, mais aussi comme emblème politique. Né le 27 décembre 1943 à Barcelone, le jeune musicien s’affirme au milieu des années 1960 comme défenseur de la chanson en catalan, langue réprouvée par le pouvoir franquiste de l’époque. Il est l’un des fondateurs de la Nova Cançó, mouvement musical qui promeut la langue catalane et dénonce les injustices du régime. Ses premiers enregistrements rencontrent rapidement le succès. Il compose également en castillan, et son album Mediterráneo, sorti en 1971, lui apporte notoriété dans l’ensemble du monde hispanophone : l’Espagne franquiste, mais aussi de nombreux pays d’Amérique latine soumis à des régimes dictatoriaux. Il proteste ainsi publiquement, avec d’autres intellectuels, contre le procès de Burgos entamé contre des nationalistes basques. En 1975 il doit même s’exiler au Mexique, suite aux mandats lancés contre lui par les autorités ; plusieurs de ses chansons sont alors interdites en Espagne. Dans les années 1980 il réalise une grande tournée en Amérique du Sud, à l’écart toutefois du Chili du général Pinochet, qui a interdit la diffusion de ses œuvres. Il s’y rendra toutefois après le départ du dictateur, et en particulier lors de l’élection de la présidente socialiste Michelle Bachelet. Il a aussi mis en musique des textes de poètes espagnols du XXème siècle engagés dans le combat pour les libertés, comme Antonio Machado et Frederico Garcia Lorca. Ses chansons ont également été reprises en hommage par des artistes hispanophones, notamment cubains. Il a reçu de nombreux prix honorifiques pour son œuvre, tant en Espagne qu’en Amérique latine.

C’est à ce monument vivant de la culture hispanique que Leonardo Garcia Alarcón a choisi de rendre hommage, accompagné de toute l’équipe de Cappella Mediterranea. Cet hommage relève également d’un fin travail d’équipe, puisque les arrangements des chansons de Serrat ont été réalisés par le théorbiste du groupe, Quito Gato, bien connu lui aussi des amateurs de baroque et des fidèles de Capella Mediterranea (voir notamment notre chronique : Mélanges Ambronay - Estrellas argentinas).

Le parti du concert consiste à faire dialoguer les compositions modernes de Serrat avec des pièces de musique espagnole du XVIIème siècle. Surnommé le Siècle d’Or, cette période correspond à l’apogée politique et territoriale de l’empire espagnol mais aussi à celle de son influence artistique en Europe et dans le monde. C’est ainsi qu’à cette époque le théâtre de Calderon de la Barca ou de Lope de Vega inspirera les auteurs français classiques (notamment Corneille et Racine) comme les librettistes de l’opéra vénitien (en particulier ceux de Francesco Cavalli). La richesse de l‘Espagne du Siècle d’Or attire les musiciens venus des provinces de l’Empire, tel Mateo Romero (vers 1575 – 1647), né à Liège sous le patronyme de Mathieu Rosmarin, et qui choisit d’hispaniser son nom en s’établissant à Madrid où il demeura jusqu’à sa mort. A côté des musiciens professionnels, la musique de cette époque se nourrit aussi de la tradition populaire, très vivace en Catalogne, et qui inspira le compositeur Mateo Flecha El Viejo (1481 – 1553) pour ses ensaladas, pièces chantées mêlant différentes langues (castillan et catalan, mais aussi d’autres langues régionales d’Espagne comme le galicien).

Afin de mieux souligner la proximité des époques et des inspirations, Quito Gato a retranscrit la musique des œuvres de Serrat pour l’instrumentation baroque de Capella Mediterranea. Avec audace et inspiration, il en modifie parfois la forme même, notamment en substituant des ensembles sur le mode madrigalesque là où Serrat chante habituellement seul. Ce n’est donc pas une simple transcription, mais une composition musicale nouvelle qui accueille un texte existant – comme cela était du reste fréquent, il faut le rappeler, à l’époque baroque. Au final l’union des œuvres contemporaines et baroques est tel que l’insertion, dans le Pare de Serrat, d’un intermède de Guillaume Dufay (1397 – 1474) paraît tout à fait naturelle. De même la transcription pour harpe espagnole de la Música callada du compositeur catalan Federico Mompou (1893 – 1987) s’intègre harmonieusement dans ce concert pleinement baroque par ses tonalités.

Ce programme était donné pour la première fois, dans le Grand Auditorium de Radio France. La salle est certes plutôt connue pour ses concerts classiques. Il convient toutefois de relever qu’elle abrite également une courte saison baroque d’une grande qualité, dont cette soirée constitua assurément un des points culminants. Musiciens et chanteurs de Capella Mediterranea s’impliquent en effet pleinement dans ce surprenant programme, et lui confèrent une étonnante fraîcheur. Dès l’ouverture (la Xácara por primo tono, pièce orchestrale) et tout au long du concert, l’auditeur est bercé par le riche continuo  : les guitares rythmées de Quito Gato et Monica Pustilnik, la douce et loquace harpe espagnole de Marie Bournisien. De son côté Rodrig Calveyra fait sonner les vents, en tirant tour à tour de sa réserve une impressionnante série de flûtes et de cornets. On notera aussi la viole de gambe discrète mais ferme de Marion Blanchard (notamment dans Afuera pompas humanas), ou la magistrale intervention au grand orgue de Leonardo lui-même pour la grandiose Musica callada. Le recours ponctuel à de nouveaux instruments (l’archiluth, la vihuela, sans oublier la série des flûtes citée plus haut) apporte de régulièrement de nouvelles sonorités et rehausse de nouvelles couleurs la riche palette de ce concert.

Côté chanteurs les deux sopranos jouent avec intelligence sur des registres différents et complémentaires. La voix cristalline de Mariana Flores démarre le De vez en cuando la vida (De temps en temps la vie) d’un phrasé doux et délicat, qui s’enflamme ensuite au son du cornet et des flûtes dans un numéro vocal et gestuel très tonique, très extraverti et fortement applaudi. On retrouvera encore cette grâce expressive associée à un rythme lent dans la douce Romance de Curro el Palmo (Ballade de Curro El Palme), et une mobilité exubérante dans le Ojos pues me desdeñáis (Yeux qui m’ignorez) de Marin, rythmé par le puissant théorbe de Quito Gato, et qui s’achève dans un émouvant fondu au noir. Enfin c’est un véritable numéro de danse que nous livre la chanteuse pour le Romerico florido (Romarin en fleur) de Romero, somptueuse mise en valeur de la spontanéité populaire de ce chant qui célèbre les fleurs, la jeunesse et l’amour.

Maria Hinojosa mobilise les reflets cuivrés de son timbre pour nous livrer un Pare (Père) sombre et effrayant (il s’agit d’une évocation du retour de la guerre et de ses malheurs à venir), quelque peu rééquilibré par la flûte de Calveyra, au final bouleversant. La couleur s’éclaircit fortement pour une Canço dell ladre (Chanson du voleur) enjouée, qui s’envole vers un final éthéré de toute beauté. On retrouve des teintes plus sombres et une densité dramatique appuyée pour l’émouvante Preso de Lleida (La prison de Lerida), histoire d’amour qui s’achève par l’exécution du prisonnier. L’aisance de la soprano catalane pour ajuster la riche palette de son timbre à l’atmosphère musicale du chant qu’elle interprète s’avère proprement époustouflante ! Seul interprète masculin à intervenir en solo, le ténor Valerio Contaldo nous trousse avec bravoure un ironique Esta vez, Cupidillo (Cette fois, mon cher Cupidon) ; ses attaques fermes s’imposent face à des guitares et un clavecin volubiles.

Mais les plus jolis passages de ce concert sont à notre sens les échanges madrigalesques, qui révèlent toute la complicité des chanteurs. Mariana Flores anime avec vigueur les échanges du Mortales que amáis (Mortels, vous qui aimez), où ténor, contre-ténor et basse lui donnent la réplique avec conviction. La Bomba (La pompe), sorte de mini-opéra qui décrit de façon burlesque l’épisode d’un incendie à bord d’un bateau (avec de nombreux sous-entendus sur l’existence terrestre) a constitué un des moments inoubliables de ce concert, avec ses échanges colorés, ponctués par la cloche qui sonne régulièrement : Dindirindin ! Les chanteurs sont déchaînés, leurs propos sont appuyés de mimiques tragico-comiques très expressives, à l’effet comique assuré.

L’autre grand moment du concert est assurément la géniale version établie par Quito Gato du grand succès de Serrat, Mediterraneo. Elle réunit les cinq chanteurs pour des échanges complices, tantôt en solo tantôt en tutti, à un rythme échevelé, très méditerranéen. L’équilibre des voix est parfait, y compris du côté du jeune contre-ténor Leandro Marziotte, dont la projection bien stable se hausse sans peine à la hauteur de celle de ses partenaires. Ce Mediterraneo enchanteur clôt brillamment le programme. Mais le public demande évidemment des rappels. Le premier sera fort justement la reprise de Mediterraneo ; le second sera consacré à un inédit, Lucia, air émouvant interprété par Maria Hinojosa dans une atmosphère sombre, soutenu par Quito Gato à la guitare.

Leonardo Garcia Alarcón avait à un moment suspendu le concert pour nous parler de ce beau projet projet, et mentionner les difficultés qu’il avait rencontrées pour le réaliser. Nous avons pu apprécier la valeur de cette production, tant au regard du répertoire de Serrat que de la musique baroque espagnole. Les géniaux arrangements de Quito Gato bâtissent un brillant dialogue entre les partitions anciennes et les compositions contemporaines. Pour les amoureux de Serrat comme pour les amateurs de baroque, ce magnifique programme devrait faire l’objet d’un enregistrement à paraître prochainement.



Publié le 19 nov. 2018 par Bruno Maury