Mélanges Ambronay

Mélanges Ambronay ©Bertrand Pichène
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Les pépites du Festivalier

C’est probablement l’un des aspects les plus attachants du Festival d’Ambronay que d’ouvrir les regards (et les ouïes) des aficionados de la musique baroque vers des genres voisins, ou au contraire complètement étrangers, mais qui resituent la musique baroque dans son contexte sonore, artistique ou historique. En cette soirée du samedi 6 octobre, veille de sa clôture, le 39ème Festival n’a pas failli à cette tradition, aidé il est vrai par la démarche quelque peu parallèle de deux artistes bien connus dans le monde la musique baroque qui avaient choisi de nous présenter la musique populaire de leur pays d’origine, l’Argentine. Nous y reviendrons plus en détail un peu plus bas. Mais commençons tout d’abord par un concert parfaitement baroque, autour de pièces de ce début du XVIIème quelque peu méconnu, proposé par Le concert étranger.

Conversation avec le Ciel

Comme pour nous encourager à nous élever au-dessus de ténèbres de ce bas-monde, cette Conversation avec le Ciel est donnée dans une ambiance quasi-dépourvue d’éclairage, qui lui donne une grande solennité et incite au recueillement. L’obscurité qui enveloppe la grande abbatiale confère une intensité indicible à la musique et aux voix du Concert Etranger, comme le montre la première pièce du concert, Anima dolorosa, chœur a capella précisément réglé de Monteverdi. Dans le Aus tiefer Not de Schein, les deux sopranos se répondent en de longs ornements attendris, qui s’élèvent à peine au-dessus de l’orchestre, dans un ensemble très fondu. Les mesures tournoyantes de la Sonata Lamentabili à 4 de Biber nous invitent tout particulièrement à l’introspection.

Les pièces d’Andreas Hammerchmidt révèlent une écriture savante et animée, plus brillante. Le ténor et la soprano rehaussent de leurs brillantes attaques le Erbarm dich mein, avant la chute finale parfaitement arrêtée. Dans la Première Paduan à 5, les violons emmènent les violes dans un rythme qui enfle jusqu’à un final enveloppant. La voix du ténor Jeffrey Thompson s’emplit de couleurs sombres pour le Ach Gott, la basse Nicolas Brooymans et les sopranos lui répondent, avant de se rejoindre dans un réjouissant Alleluja final, couronné par de chaleureux applaudissements. Retenons encore le méditatif Largo à 4 de Ronsemüller, où s’épanchent les violons. On retrouve les énergiques attaques de Jeffrey Thompson dans le Herr, wie lange d’Hammerschmidt, auquel répondent les voix cristallines des sopranos Cécile Achille et Cécile Granger, le timbre diaphane de l’alto Leandro Marziotte et la vigueur de la basse dans un magnifique ensemble.

Les pièces de Rosenmüller qui suivent constituent presqu’un divertissement, une pause dans cette intense méditation (ou peut-être plutôt une ouverture vers le Ciel?) : les violons y virevoltent, accompagnés par un clavecin chaleureux. Mais oui, le Ciel semble nous répondre d’une voix aérienne de soprano qui entonne un Ergo sit au final éclairé d’un Alleluja repris ad libitum. La scintillante Sinfonia d’Orfeo annonce que le Ciel va nous parler : Ist nicht Ephraïm dit le Seigneur, ou plutôt l’ensemble de toutes ses voix. La pièce finale de Bruhns Hemmt eure Tränenflut résonne alors de tous ses feux. On y retrouve les vaillantes attaques de la soprano, l’assurance tranquille du ténor, l’émotion distillée par l’alto, qui s’achèvent sur les notes graves et enivrantes de la basse.

Il faut ici louer l’initiative d’Itay Jedlin d’avoir su choisir et réunir ces différentes pièces, sacrées et profanes, en un témoignage de l’expression de la foi luthérienne au XVIIème siècle. Leur exécution instrumentale très soignée, le choix attentif des solistes suggèrent avec beaucoup de réalisme les attentes mais aussi les angoisses du croyant qui s’adresse au Créateur. Espérons que ce beau programme puisse faire l’objet d’une enregistrement, afin de permettre à un plus large public de le découvrir.

Estrellas argentinas

Tandis que nos oreilles résonnaient encore des échanges lumineux de la Conversation avec le Ciel, nous étions invités à découvrir un tout autre pan du répertoire musical sous le Grand Chapiteau du Festival. Les deux artistes baroques Mariana Flores et Quito Gato ont cette fois inscrit au programme le répertoire populaire de leur pays, l’Argentine. Et c’est un régal pour les yeux comme pour les oreilles de les suivre dans ce voyage musical.

Les amateurs connaissent bien la soprano Mariana Flores, dont nous avons à de nombreuses reprises chroniqué les prestations lyriques (pour n’en citer quelque quelques récentes, dans le Prometeo de Draghi ou le Giasone de Cavalli). Elle nous fait ici partager son amour du répertoire argentin, dont elle détaille les particularités. Honneur tout d’abord à sa province natale, celle de Mendoza (l’Argentine, ne l’oublions pas, est un pays considérablement plus étendu que la France…), avec notamment cette savoureuse Tonada de Otoño, accompagnée par Quito Gato à la guitare. « Toutes les chansons argentines se dansent, mais par exception la Tonada ne se danse pas », nous précise Mariana de sa voix chaleureuse à la délicieuse pointe d’accent. La seconde étape du voyage est consacrée à la Mujer provinciana (la Provinciale), autour notamment de trois destins de femmes argentines. Nous avons particulièrement apprécié celui de Dorotea la Cautiva (Dorothée la Captive), et son rythme énergique qui rappelle un peu le répertoire de la canciòn ranchera mexicaine. Ces chansons sont en fait écrites sur un rythme de çamba (« A ne pas confondre avec la samba brésilienne ! » comme nous le précise encore Mariana). Le voyage s’achève bien évidemment à Buenos-Aires, sur les rythmes de tango composés par Carlos Gardel ou Astor Piazzolla. Le Chiquilin de Bachin nous a particulièrement touchés. Mais aussi l’engagement profond de Mariana qui commente sans relâche les morceaux de savoureuses anecdotes, et nous avoue au final dans un élan de sincère générosité : « C’est la musique que je chante chez moi, c’est comme si je vous recevais dans mon salon. C’est un cadeau ! ».

Un bien beau cadeau c’est vrai, et qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte. A la guitare Quito Gato soutient sans surprise le rythme avec panache, c’est d’ailleurs pour cette qualité qu’on l’apprécie hautement dans le répertoire baroque. Mais on le connaît moins comme pianiste, autre spécialité dans laquelle il excelle au cours de plusieurs morceaux (dont bien entendu les tangos). Sa complicité avec Mariana est évidente ; il exprime à travers son jeu volubile son attachement à ce répertoire décidément bien séduisant. Le public est manifestement conquis, tant par la qualité de la musique que par la spontanéité des interprètes. Par ses chaleureux applaudissements il suscite deux rappels : le premier sera la célèbre chanson péruvienne La flor de la canella, le second nous livre une Çamba para no morir pleine d’espoir.

La bella Stella

Troisième concert de cette soirée éclectique, La bella Stella nous ramène dans l’abbatiale autour de musiques médiévales des XIV et XVème siècles. L’intitulé du concert reprend le point commun de ces œuvres du Moyen Age tardif, choisies pour leur mention des astres, à une époque où astronomie et astrologie étaient à peu près confondues dans l’esprit des contemporains ; les astres symbolisent tout à la fois le pouvoir, la pureté et le mystère.

Ces œuvres témoignent également des évolutions ultimes de la musique médiévale. Vers 1320 un traité français (attribué de manière plus ou moins certaine à Philippe de Vitry) apporte de nouveaux horizons à la musique médiévale en proposant une manière simple et logique de noter le rythme. Il crée aussi la notion de rapport de longueur entre les différentes notes, à partir d’une subdivision de l’antique note longue. Cette démarche n’est pas complètement nouvelle; elle vient à la fois bousculer et prolonger les recherches des théoriciens du XIIIème siècle (notamment Jean de Garlande et Francon de Cologne) sur les différents arrangements possibles des successions de notes longues et brèves dans une mesure fixe et idéale (sur ces différents points on lira avec intérêt l’article de Wikipedia consacré à la Musique médiévale). On passe ainsi peu à peu d’une musique de tradition orale, renseignées par les neumes (ancêtres des notes, qui marquent les seuls mouvements ascendants et descendants de la voix) vers une musique écrite, dont la simple lecture de la partition permet une interprétation immédiatement conforme à l’intention du compositeur, sans passer par le long apprentissage de la tradition orale.

Les possibilités offertes par cette nouvelle notation sont rapidement mises à profit par les compositeurs : les lignes mélodiques évoluent vers un style plus riche et plus orné, les rythmes sont désormais plus variés, la polyphonie gagne en épaisseur. La formule du motet médiéval, apparue deux siècles plus tôt, trouve dans ce contexte musical nouveau son apogée. Rappelons que le motet médiéval est une formule ambitieuse et exigeante, qui associe souvent plusieurs textes chantés en parallèle, dans un contrepoint à la fois musical et textuel que nos oreilles contemporaines ont un peu de mal à imaginer : parfois un mot est chanté au moment où l’autre voix prononce l’adjectif qui lui est associé, parfois les deux narrateurs énoncent simultanément des termes opposés (comme « mort » et « revivre »). Le plus bel exemple entendu lors de ce concert est incontestablement le Apollinis eclipsatur/ Zodiacum signis/ Pantheon/ In omnes terram, véritable conversation de musiciens dûe à Bernard de Cluny, où s’enlacent délicatement pas moins de quatre textes !

Le jeune Sollazo Ensemble (lire également dans ces colonnes le compte-rendu de son récent CD En seumeillant) livre son concert dans un cadre visuel et sonore très étudié. L’obscurité est presque totale dans certains morceaux (notamment les parties de pur chant, ce qui met davantage en relief les voix) ; la disposition des chanteurs et des musiciens varie selon les œuvres, en fonction des effets recherchés (la résonance à proximité d’un pilier, par exemple). Ces modifications assez fréquentes donnent au concert un caractère à la fois alerte et décontracté, où s’épanche l’évidente complicité qui unit chanteurs et musiciens.

Si les deux vièles à archet des sœurs Danilevskaia supportent le plus souvent l’essentiel de la ligne instrumentale, nous avons été frappés par deux autres instruments. Le premier est l’étonnante harpe de format réduit (à la façon d’une harpe celtique) dont Vincent Kibildis tire de chaleureux accords, à la présence très charnelle. Le second est le scintillant psaltérion de Franziska Fleischanderl, tantôt frappé tantôt pincé, dans une grande richesse de sonorités. Côté chant on retiendra la vigueur et la densité des interventions de la soprano Perrine Devillers, en particulier dans l’envoûtant Cant de la Sibilla, œuvre de tradition catalane enregistrée notamment par Montserrat Figueras et Jordi Savall. Enfin le contre-ténor Andrew Hallock chante selon les morceaux tantôt d’une voix de tête, tantôt de son timbre naturel de baryton.

La tête remplies des étoiles enivrantes de La bella Stella, l’heure du repos nocturne était enfin venue.

Louis XIV et ses arts

« Vous chantiez ? Et bien dansez maintenant ! ». La réplique de la fourmi à la cigale dans la fable de Jean de la Fontaine aurait pu servir d’introduction à ce spectacle de danse baroque, donné en ce début de dimanche après-midi sous le Grand Chapiteau. Le matin même, les festivaliers qui le désiraient avaient pu s’initier à la danse baroque, sur les conseils attentifs et précis de Bruno Benne. On pouvait notamment y redécouvrir avec saveur et étonnement que les danses modernes (à commencer par le rock) n’ont fait qu’adapter certaines des figures déjà largement pratiquées à la Renaissance et à l’époque baroque, comme l’Allemande qui consiste notamment à passer sous le bras déployé de son partenaire.

Nous voici ici à la cour du Roi Soleil, comme en atteste la valise (à roulettes !) que poussent les deux danseurs (Bruno Benne et sa partenaire Adeline Lerme), ornée d’un gigantesque soleil doré. Ils en extraient successivement des tablettes dont chacune mentionne un art : médecine, navigation, architecture, astronomie... Nos danseurs sont aussi des artisans, des ouvriers : pour assurer leur sécurité ils n’hésitent pas à se munir d’un casque bleu électrique au cours de leurs figures !

Celles-ci sont impeccablement rythmées par Olivier Briand (au violon) et Andreas Linos (à la viole de gambe), au besoin par des cordes grattées à mains nues pour en renforcer les effets. Voici tout d’abord l’architecture. A l’aide d’un tableau blanc et de lignes tracées sur le parquet, on construit le château de Versailles ! Le numéro des médecins, en habits noirs à collerette blanche d’époque, rappelle furieusement les pièces de Molière ; les danseurs prennent le public à témoin : « Dites Aaaah ! », ils simulent des saignées… Effets comiques garantis sur le jeune public qui compose une partie importante de l’audience, et sur les adultes qui les accompagnent !

Petit clin d’œil aux vacances d’un été pas si lointain, la scène consacré à la navigation est suggérée par quelques accessoires maniés avec humour : des bateaux miniatures qui parcourent la scène, tirés par de longs filins, des danseurs en maillots à rayures qui agitent des ombrelles… à la couleur jaune du soleil bien sûr ! La boucle est ainsi bouclée : par ce plaisant spectacle, accessible aux petits comme aux grands, la Compagnie Beaux-Champs redonne vie à la danse baroque, à la grâce intemporelle.



Publié le 04 nov. 2018 par Bruno Maury