Giulietta e Roméo - Zingarelli

Giulietta e Roméo - Zingarelli ©Château de Versailles Spectacles
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Sous l’Empire, les derniers feux de l'école napolitaine

La réforme de l’opéra menée par Gluck dans les années 1760-70 avait entraîné le déclin de l’opéra seria, dont le centre musical était alors incarné par l’école napolitaine. Son rayonnement était assuré à la fois par la formation de compositeurs (y compris étrangers, comme l’allemand Johann Adolf Hasse, 1699 – 1783) et de chanteurs (notamment les fameux castrats, éduqués dans les orphelinats du Royaume). Après la tourmente révolutionnaire, l’Empire va toutefois fournir une brillante consécration à plusieurs compositeurs issus des conservatoires napolitains. Le plus célèbre est certainement Giovanni Paisiello (1740 – 1816), qui se voit offrir à plus de soixante ans la lourde tâche de réorganiser la Chapelle Impériale, et de composer les pièces musicales qui accompagnent le sacre de 1804 : une Messe, et un Te Deum. On connaît aussi le succès de Gaspare Spontini (1774 – 1851), formé au conservatoire de la Pietà dei Turchini, promu professeur de musique de l’Impératrice Joséphine. Sa Vestale, créée à Paris le 15 décembre 1807, y rencontra un accueil enthousiaste. On sait moins que Napoléon avait convaincu Niccolò Piccinni (1728 – 1800) de revenir en 1798 à Paris, d’où il s’était éloigné suite à la Révolution, et lui avait offert une charge d’inspecteur du Conservatoire. Toutefois, âgé et malade, le compositeur ne put véritablement l’honorer, et mourut à Passy deux ans plus tard.

Niccolò Antonio Zingarelli, né à Naples en 1752, avait comme Piccinni séjourné à Paris avant la Révolution, probablement entre 1787 et 1790. Il y fréquenta les milieux musicaux, et composa des airs pour une chanteuse, italienne comme lui. Fuyant la Révolution, il occupa des postes de maître de chapelle, notamment à la cathédrale de Milan. En 1804 il accéda au poste prestigieux de maître des chœurs de la Capella Giulia de Saint-Pierre de Rome. Il se signala à l’Empereur d’une manière retentissante, puisqu’il refusa de diriger dans le cadre de ses fonctions le Te Deum destiné à célébrer la naissance du roi de Rome, en 1811. Arrêté à la suite de cette incartade, il fut conduit en France, où Napoléon lui confia son admiration pour sa musique, le fit libérer et lui accorda même une pension ! Il rentra toutefois à Naples, dont il dirigea le conservatoire (où il formera Bellini et Mercadante) puis les chœurs de la cathédrale.

On pourrait évidemment s’étonner du goût de Bonaparte pour des compositeurs issus d’une école napolitaine déclinante, et dont le fleuron qui avait fait sa renommée, l’opéra seria, était passé de mode depuis près de vingt ans, avec l’échec des tentatives de Piccinni de s’opposer à la réforme de Gluck. Mais il ne faut pas oublier que, par ses origines corses, Napoléon était familier du répertoire italien du XVIIIème siècle. Quiconque a visité la Corse n’a pu que s’étonner de l’omniprésence des orgues, y compris dans des églises de villages reculés, aujourd’hui largement dépeuplés, mais qui abritaient au XVIIIème siècle l’essentiel de la population de l’île.

L’Empereur avait-il le temps et le goût de se préoccuper de musique, lui qui passait son existence sur les champs de bataille ? Il semble bien que oui. Dans une missive adressée en 1807 à Rémusat, directeur des Théâtres Impériaux, il lui prescrit : « Vous ne devrez mettre aucune pièce nouvelle à l’étude sans mon consentement ». A l’évidence, et probablement autant que Louis XIV en son temps, Napoléon conçoit la musique comme un art au service du pouvoir politique, reflet de la grandeur de l’Empire. Un Empire qui s’étend alors bien au-delà ds frontières de la France actuelle, suites aux conquêtes révolutionnaires et à la campagne d’Italie. L’opéra italien constitue au XVIIIème siècle une référence commune à quasiment tous les pays d’Europe, France exceptée. Par conséquent il n’est pas étonnant que l’Empereur veuille en faire la nouvelle référence musicale commune des territoires conquis.

Ce goût pour la musique italienne n’est toutefois pas exclusif d’une ouverture vers des compositeurs plus « modernes ». On peut rappeler ainsi que le Premier Consul faillit perdre la vie le soir du 3 nivôse an IX (24 décembre 1800) : en se rendant des Tuileries à l’Opéra pour assister à la première représentation à Paris de La Création (Die Schöpfung) de Joseph Haydn, il échappe de peu à l’attentat de la rue Saint-Nicaise, perpétré par des royalistes. Mais il demeure pour l’essentiel fidèle au chant lyrique italien : entre 1810 et 1815, il fait donner près de cent cinquante concerts de solistes italiens à la Cour !

La campagne d’Italie permit aussi à l’Empereur de faire la connaissance, dans des conditions quelques peu rocambolesques, de la contralto Giuseppina Grassini (1773 – 1850). Au soir de la victoire de Marengo (1800), elle chante La Marseillaise à la Scala de Milan. Napoléon la rejoint dans sa loge, et en fait sa maîtresse. Il la ramène à Paris, et la nomme en 1806 Première cantatrice de sa Majesté l’Empereur. Après la défaite de Waterloo, elle devient toutefois la maîtresse de Wellington, promu ambassadeur anglais à Paris !

Le castrat Girolamo Crescentini (1762 – 1846) fut lui remarqué à Vienne par Napoléon. L’Empereur l’accueillit en France de 1806 à 1812, où il fit les beaux jours de la Chapelle Impériale aux Tuileries. Il avait paraît-il le pouvoir d’émouvoir l’Empereur jusqu’aux larmes, admiration qui rappelle la fascination de Philippe V d’Espagne envers un autre castrat célèbre, Farinelli. Il s’illustra à Paris en tenant le rôle de Roméo dans l’opéra de Zingarelli, face à une Giulietta incarnée par la Grassini. Selon la mode baroque, il avait toutefois inclus dans la partition de Zingarelli un « air de valise » de sa propre composition, Ombra adorata aspetta, particulièrement cher à l’Empereur. Il fut d’ailleurs gratifié par ce dernier de la distinction exceptionnelle de « Chevalier de l’Ordre de la Couronne de Fer de Lombardie ». Selon le philosophe Arthur Schopenhauer (1788 – 1860) « Sa belle voix surnaturelle ne peut être comparée à aucune voix de femme : il ne peut y avoir de timbre plus plein et plus beau, et dans sa pureté argentée il atteint un pouvoir indescriptible ».

Créé en 1796 à la Scala de Milan, Giulietta e Roméo avait aussitôt rencontré un vif succès. Sous l’Empire cet opéra constituait donc un classique du répertoire, où il connaîtra une belle longévité, en demeurant à l’affiche des théâtres européens pendant près de trente ans après sa première représentation ! Bien que parfois présenté comme un des derniers opéras serias, Giulietta e Roméo n’obéit plus à la stricte alternance des récitatifs et des airs qui caractérisait ce genre. L’influence de la réforme de Gluck y est au contraire largement perceptible. L’orchestration a gagné en intensité et en variété ; elle fait désormais une large place aux vents, parmi lesquels on retrouve encore les traversos, mais aussi les modernes clarinettes (sur le développement de l’usage de cet instrument à partir du milieu du XVIIIème siècle, voir notre chronique Achante et Céphise). Au plan vocal les duos sont nombreux, et souvent appuyés de chœurs, ce qui constitue là aussi une rupture avec les schémas habituels de l’opéra seria. Le principal lien de l’œuvre avec la tradition seria réside plutôt dans la distribution des rôles masculins, dont deux étaient confiés à des castrats lors de la création : Crescentini pour incarner Roméo, et un autre castrat soprano, Angelo Monanni (17.. - 17..), dans le rôle secondaire de Gilberto. Ce dernier est plus connu sous le nom de Manzoletti ou Manzuolino, adopté -comme c’était un usage fréquent - en hommage au castrat florentin Giovanni Manzuoli (1720 – 1782), qui avait assuré sa formation musicale. Son interprétation de Gilberto lors de la création fut le dernier rôle attesté d’une brillante carrière menée en Italie (Florence, Rome, Venise, Milan et bien sûr Naples) mais également à travers les capitales européennes : Londres, Saint-Pétersbourg, et même Paris où il se produit en 1778 au Concert Spirituel en compagnie du ténor Joseph Legros (on pourra retrouver les détails de cette carrière dans la notice proposée par le site Quell’usignolo).

Pour ressusciter le duo mythique qui avait tant plu à l’Empereur il fallait évidemment recourir à des interprètes de premier plan. Pour la circonstance Château de Versailles Spectacles a mobilisé la jeune mezzo Adèle Charvet, déjà familiarisée avec le répertoire du début du XIXème siècle (notamment Bellini et Rossini), et le contre-ténor Franco Fagioli – que l’on ne présente plus. De la première nous avons apprécié l’élégance de la diction et l’aisance des ornements (en particulier dans l’air Adora i cenni tuoi), ainsi que la vaillance dans les nombreux duos et ensembles. Le second triomphe en deuxième partie du concert, avec une sobre mais émouvante prière récitée dans un legato consommé, et un saisissant Ecco il luogo dont la couleur dramatique est appuyée par le chœur. Il s’acquitte avec brio du fameux « air de valise » Ombra adorata, sorte de long récitatif accompagné d’une veine tout à fait baroque, dont le contre-ténor est parfaitement familier.

Familier lui aussi du répertoire du début du XIXème siècle, le ténor Philippe Talbot confère à chacune de ses interventions une tension dramatique palpable, avec de belles incursions dans le registre des graves. Son interprétation de l’air de Teobaldo Le Stogie Furie, appuyée par le chœur, est particulièrement séduisante.

Marco Angioloni (Gilberto) et Lili Aymonino (Matilde) viennent compléter de manière très équilibrée les ensembles (notamment le brillant final de l’acte I, et le vigoureux chœur conclusif Giovanne afflitta) ; leurs interventions en solo sont en revanche trop courtes et trop peu nombreuses pour qu’on puisse pleinement apprécier leurs qualités vocales. Soulignons au passage la transposition du rôle de Gilberto, créé par le castrat Monanni, pour le jeune ténor Marco Angioloni : loin d’être choquantes, on sait que les transpositions étaient fréquentes à l’époque baroque, où les compositeurs devaient adapter leurs partitions aux chanteurs disponibles.

A la tête du jeune Orchestre de l’Opéra Royal, Stefan Plewniak ménage un habile équilibre entre une trame instrumentale nourrie et le délicat raffinement de l’époque baroque, qu’incarnent de séduisantes interventions des traversos et des clarinettes, qui éclairent la partition dès l’ouverture. On retrouve également les suaves interventions des vents en prélude à la prière de Roméo, dans le fameux air Ombra adorata, ainsi que dans le magnifique duo avec Giulietta qui suit. Concernant les ensembles, le dense quintette avec chœur qui conclut le premier acte est conduit avec un indéniable brio.

Giulietta e Roméo avait fait l’objet d’une recréation il y a quelques années, au Festival de Salzbourg (mai 2016), avec déjà Franco Fagioli dans le rôle de Roméo, puis d’une reprise quelques mois plus tard (en décembre) au Festival de Schwetzingen, avec cette fois Kangmin Justin Kim. Ces deux productions n’avaient toutefois, à notre connaissance, pas fait l’objet d’enregistrement discographique. Ce vide devrait donc être comblé par la prochaine parution, chez Château de Versailles Spectacles, d’un enregistrement combinant l’œuvre complète en CD et les extraits vidéos auquel il nous a été donné de pouvoir assister.



Publié le 13 mai 2021 par Bruno Maury