Hippolyte et Aricie - Rameau

Hippolyte et Aricie - Rameau ©
Afficher les détails
Une ultime version si proche et si différente

Après avoir occupé différents postes d’organiste (à Paris, Dijon, Lyon et Clermont-Ferrand), Jean-Philippe Rameau (1683 – 1764) revient à Paris fin 1722, année où il publie chez Ballard son Traité de l’Harmonie réduite à ses principes naturels. Il compose alors différents opéras comiques pour les foires parisiennes (Saint-Germain et Saint-Laurent). Mais il rêve évidemment d’écrire un « grand » opéra : il sollicite à cette fin Houdar de la Motte (1672 - 1731), en octobre 1727. Celui-ci, dramaturge réputé et librettiste de L’Europe galante (créée en 1697) d’André Campra, décline toutefois la sollicitation. En 1731 il devient chef d’orchestre chez le richissime fermier général Le Riche de la Pouplinière, ce qui le met à la fois en situation d’aisance matérielle et constitue une reconnaissance de son talent musical. L’année suivante il rencontre l’abbé Pellegrin, qui va lui fournir le livret de son premier opéra : Hippolyte et Aricie. Dans celui-ci Rameau s’attache à illustrer nombre de principes qu’il a formulés dans son Traité. Cette démarche explique le caractère très novateur de l’œuvre au plan musical, tandis que sa structure (en un prologue et cinq actes) respecte fidèlement celle de la tragédie lyrique, mise au point un demi-siècle plus tôt par Lully et Quinault.

Créée le 1er octobre 1733 dans la salle du Palais-Royal de l’Académie Royale de Musique, l’œuvre suscite l’enthousiasme du public. De nombreuses danses de l’opéra sont d’ailleurs éditées rapidement dans des recueils séparés. Surtout elle surprend par la richesse de l’orchestration, qui rompt avec la tradition lulliste de l’économie de moyens, et suscite rapidement la controverse : ce sera la querelle des lullistes et des ramistes. Campra résume la surprise des compositeurs contemporains face à cette rupture dans sa phrase fameuse : « Il y a assez de musique dans cet opéra pour en faire dix » ! Tragédies lyriques, ballets héroïques et pastorales héroïques vont ensuite s’enchaîner quasiment chaque année à l’affiche de l’Académie Royale dans la suite de la carrière du compositeur. En 1764 - année de sa mort, il témoigne encore, à travers les surprenantes Boréades (qui ne seront représentées qu’au XXème siècle), de son inventivité musicale et de son modernisme.

L’abbé Pellegrin a puisé son matériau dans les deux tragédies antiques (Hippolyte d’Euripide et de Sénèque) mais surtout dans le Phèdre de Racine, créé près d’un demi-siècle plus tôt (1677). Cette pièce était tout à fait familière aux spectateurs de l’époque, puisqu’elle était donnée chaque année à la Comédie Française depuis sa création ! Par rapport au texte de Racine, la principale originalité du livret tient à la place accordée aux amours d’Hippolyte et d’Aricie, protégés par Diane (ce qui autorise également la réapparition inattendue du héros à l’acte final, après sa mort lors du combat avec le monstre envoyé par Neptune à l’acte précédent). La pastorale amoureuse (genre particulièrement en vogue en cette première moitié du XVIIIème siècle) se superpose ainsi habilement à la tragédie provoquée par la passion de Phèdre pour son beau-fils ; les instants élégiaques entre les deux amoureux forment un puissant contraste avec les moments plus dramatiques, principalement dévolus à Phèdre et Thésée. Ce contraste est souligné par de nombreux ballets, dont la riche écriture orchestrale permet de développer alternativement les différentes atmosphères. L’acte II, consacré à la descente de Thésée aux Enfers, s’insère dans la plus parfaite tradition de la tragédie lyrique depuis Lully. Comme on le voit, si Rameau innove et étonne par la richesse et l’originalité de sa musique, son premier opéra emprunte aussi beaucoup de matière et de conventions au siècle passé.

Hippolyte et Aricie fut repris deux fois par l’Académie Royale : en 1742 puis en 1757. Pour se conformer à l’évolution du goût musical quasiment un quart de siècle après la première création, Rameau pratiqua de nombreuses adaptations dans cette dernière version : suppression du prologue, coupures de plusieurs scènes et ballets afin de resserrer davantage l’action, et réorchestration de plusieurs passages. Si la trame du livret originel est largement préservée, les évolutions apportées mettent désormais l’accent sur le caractère dramatique de l’œuvre, et relèguent quelque peu au second plan les amours d’Hippolyte et d’Aricie. C’est cette dernière version que nous fait découvrir Raphaël Pichon, quand les autres chefs baroques (William Christie, Marc Minkowski ou encore Emmanuelle Haïm) avaient préféré jusqu’ici la version de la création.

Il est bien difficile de s’enthousiasmer pour la mise en scène proposée par Jeanne Candel. Elle se fonde essentiellement sur un décor minimaliste (escaliers menant vers un niveau supérieur de balcons, traversés par un ascenseur central). Elle en tire parti de manière plutôt efficace mais assez prévisible : Pluton descendant les escaliers au cours de la scène des Enfers, parmi des chœurs qui s’activent à nettoyer les marches en tenue d’agents de propreté ; l’ascenseur qui amène Pluton puis Diane (à l’acte V), ou permet à Thésée de descendre aux tréfonds des Enfers. Après des actes II et III aux couleurs et aux éclairages très sombres, l’ample ciel de nuages sur lequel s’ouvre l’acte IV semblait annoncer une parodie des atmosphères « d’époque ». Si c’est le cas, les moyens mis en œuvre sont d’une rare parcimonie : arbres étiques, dont Hippolyte malaxe le terreau comme pour en faire un château de sable, danseur-cerf agitant frénétiquement ses bois sur le devant de la scène avant d’être poursuivi par les chasseurs... cette mise en scène ne flatte guère l’œil ! Et nous demeurons perplexes sur le sens à donner à certains effets dénués de tout lien avec le livret, comme les tirs de capsules de peinture sur le rideau blanc de fond de scène, au final de l’acte I, ou la Chasseresse mettant en joue les chasseurs à l’acte IV... La richesse du livret s’ouvre pourtant vers de nombreuses approches possibles, comme en témoignent la séduisante reconstruction esthétique baroquisante d’Ivan Alexandre (dans la production dirigée par Emmanuelle Haïm - au théâtre du Capitole en 2009 et reprise à l’Opéra Garnier en 2012 - disponible en DVD chez Erato), ou encore la savoureuse et parfois grinçante approche parodique de Jonathan KentGlyndebourne en 2013, sous la baguette de William Christie, disponible en DVD chez Opus Arte). De cette dernière, Jeanne Candel semble d’ailleurs reprendre le concept de morgue pour le décor du cinquième acte.

Les costumes de Pauline Kieffer alternent de manière quelque peu déconcertante entre des tenues contemporaines assez conventionnelles (le costume trois-pièces de Pluton, la tenue d’étudiante bobo de la Bergère pour l’air final du rossignol) et d’improbables assemblages (jupes-pantalons et chemises à collerettes évoquant la Renaissance pour Hippolyte et Thésée). Certains rôles féminins bénéficient toutefois de vêtements en rapport plus direct avec leur personnalité. Ainsi la sobre robe noire rehaussée d’opulents bijoux orientaux de Phèdre évoque avec force son caractère. Et la très ouvragée tenue d’Oenone, aux délicates réminiscences arts déco, souligne efficacement le caractère décisif de ses courtes apparitions.

L’aspect musical de cette production balaie fort heureusement toute réserve. Raphaël Pichon fait chanter avec délices son Orchestre Pygmalion, et tout particulièrement les vents (notamment les traversos, chers à Rameau - puisque dans cette version révisée la musette, incontournable accessoire des pastorales du début du siècle, n’a désormais plus droit de cité). L’orchestre est toujours très proche de la ligne de chant, qu’il s’agisse des solistes, ou de l’excellent Chœur Pygmalion, à la composition superlative. Ce denier magnifie chacune de ses interventions avec intelligence et émotion, qu’il s’agisse des passages élégiaques ou des moments les plus dramatiques, en développant avec clarté et précision les riches couleurs de la partition du génial Dijonnais.

Les solistes s’engagent pleinement dans cette version à la couleur dramatique accentuée. Cela s’avère particulièrement visible pour le Thésée de Stéphane Degout, désormais familier de ce rôle qu’il a interprété dans les productions de Toulouse-Opéra Garnier et de Glyndebourne. Quelque peu engoncé dans la haute collerette de sa chemise, le baryton s’est paré de couleurs particulièrement sombres, en particulier dans l’acte des Enfers (formidable apostrophe Inexorable roi de l’empire infernal, flamboyante évocation de Pirithoüs - Sous les drapeaux de Mars - et poignant Ah ! Si son amour est un crime). Si l’air final du troisième acte (Puissant maître des flots) est ponctué d’un râle qui semble quelque peu inapproprié dans ce répertoire, l’effet produit demeure saisissant. L’air du début du cinquième acte (Grands Dieux ! De quels remords je me sens déchirer !) est particulièrement bouleversant. La projection est toujours aussi généreuse et aisée, la diction sans faille.

La Phèdre de Sylvie Brunet-Grupposo possède un timbre aux reflets cuivrés, qui lui confère naturellement un puissant caractère dramatique. Son air du début de l’acte III (Cruelle mère des Amours), magnifié par des vents implorants, est d’une noirceur rarement égalée. On retiendra également son apparition d’ombre hallucinée, se tenant aux montants du décor, après la mort d’Hippolyte (Non sa mort est mon seul ouvrage). Soulignons son jeu scénique particulièrement nourri. A ses côtés, l’Oenone de Séraphine Cotrez, aux rares mais décisives interventions, fait montre de la même profondeur dramatique, et de la même expressivité.

Le couple amoureux semble entièrement gagné par ce parti dramatique. Cela est particulièrement frappant chez Reinoud van Mechelen, que nous sommes habitués à entendre dans une tessiture plus légère dans laquelle il excelle (voir notamment notre chronique). Les aigus sont toujours présents, en particulier dans les duos avec Aricie (avec un élégiaque Le moment qui vous rend à moi à l’acte V). Mais le ténor affiche aussi des graves insoupçonnés, et une fermeté d’airain, qui font mouche dans les moments dramatiques des actes III et IV (avec un tonnant Terribles ennemis des perfides humains, et un bouleversant Ah faut-il en un jour ?). Chaste amoureuse qui bande sa poitrine durant l’ouverture, Elsa Benoit est une Aricie de chair et de sang. L’éclat perlé de son timbre convient aussi bien à proclamer sa flamme (délicat et charmeur Hippolyte amoureux m’occupera sans cesse, magnifié par les traversos, au premier acte) qu’à proclamer son incompréhension et sa révolte face au destin implacable (Pourquoi séparer deux cœurs, à l’acte IV).

Tour à tour Prêtresse de Diane, Matelote (en l’occurrence séduisante sirène, portée par d’énergiques Matelots qui la soutiennent durant son air : bravo pour ce petit exploit !), Chasseresse et enfin Bergère, Léa Desandre démontre une fois de plus (voir notre compte-rendu sur son ébouriffante prestation solo dans ce même Opéra Comique en 2018) ses impressionnantes qualités théâtrales. Son timbre clair et expressif nous charme dans chacune de ses apparitions, et nous avons particulièrement aimé sa touche d’innocence ingénue pour adoucir le virtuose Rossignols amoureux (sur lequel s’achève cette version de 1757).

Les rôles secondaires sont distribués avec le même soin. La Diane d’Eugénie Lefebvre tempère son timbre cristallin d’une chaleureuse noblesse, qu’elle distille avec une altière bienveillance dans ses interventions en faveur du jeune couple. Arnaud Richard est tour à tour un Pluton empli de cruauté à l’incontestable panache (Qu’à servir mon courroux tout l’enfer se prépare) et un Neptune ferme et bienveillant qui apaise les tensions (à l’acte V, depuis les cintres). Tisiphone en cravate et bretelles, Edwin Fardini barre avec obstination le chemin de Thésée à l’entrée des Enfers, avant de lui asséner sa grinçante ironie (Eh ! Croyais-tu). Soulignons tout particulièrement l’équilibre soigné des voix de Constantin Goubet, Martial Pauliat et Virgile Ancely dans le redoutable trio des Parques, qui en donnent l’une des meilleures interprétations que l’on ait pu entendre. De Martial Pauliat retenons également l’engagement scénique et la diction irréprochable dans le court rôle d’Arcas.

Soulignons enfin la ténacité des artistes et des équipes techniques de l’Opéra Comique pour mener à bien cette création dans cette période si particulière, et dans le respect des lourdes contraintes sanitaires, qui ont finalement écarté tout public. Le port du masque par la plupart des instrumentistes de l’orchestre (à l’exception évidemment des vents) nous en rappelle le poids tout au long de la représentation. Et l’on imagine à peine dans quelles conditions draconiennes ont pu se dérouler les répétitions… A la fin de la représentation, les images des loges accueillant artistes et techniciens leur rendent un juste et émouvant hommage.

Faut-il désormais préférer la version de 1757 à celle de 1733 ? La réponse est évidemment affaire de goût. A notre avis, le principal intérêt de cette version de 1757 est de montrer le chemin parcouru dans les goûts du public depuis la première création, près d’un quart de siècle plus tôt. Au plan de l’intrigue le drame prend le pas sur la pastorale et les divertissements (cette évolution ira crescendo jusqu’au XIXème siècle) ; au plan musical l’exigence orchestrale se renforce encore. Chacune des deux versions est donc avant tout représentative de son époque. Lorsqu’on les compare finement, on peut d’ailleurs s’étonner que Rameau soit parvenu à un tel changement de paradigme avec si peu de modifications : quelques coupures (outre le prologue, essentiellement des ballets, et quelques chœurs - comme Pluton commande dans l’acte des Enfers), et des réorchestrations qui reprennent essentiellement les mélodies originelles, sans les modifier ni en inventer de nouvelles (sauf évidemment sur les nouveaux raccords des coupures).

Au plan théâtral toutefois, les coupures opérées suffisent à rompre le subtil équilibre entre drame et pastorale de la version originelle. Sans prologue, l’acte V - qui referme la pièce sur une nouvelle intervention de Diane et un dénouement heureux – devient un dénouement peu crédible après la double disparition de Phèdre et d’Hippolyte. En 1767 (trois ans donc après la mort du compositeur), Hippolyte et Aricie sera repris à l’Académie Royale de Musique, dans une version en quatre actes. Tombé dans l’oubli comme le reste des opéras de Rameau, ce chef-d’œuvre ne réapparut à l’Opéra de Paris qu’en 1908 (pour une reprise sans lendemain), avant de connaître à nouveau le succès depuis la célèbre production du Festival d’Aix-en-Provence en 1983 (reprise en 1985 à l’Opéra Comique).



Publié le 27 nov. 2020 par Bruno Maury