Cantates françaises - Clérambault

Cantates françaises - Clérambault ©Senne Van Der Ven
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Clérambault en majesté

S'il a consacré une grande partie de son œuvre et de sa pratique à la musique religieuse (voir la chronique de notre confrère : Motets à trois voix d'hommes), Louis-Nicolas Clérambault (1676 – 1749) a accédé à la renommée musicale grâce à ses cantates. Il n'est pas tout à fait le créateur du genre, né au tout début du XVIIIème siècle, et dont la paternité incombe plutôt à son contemporain Jean-Baptiste Morin (1677 – 1745) et à Nicolas Bernier (1664 – 1734). Comme l'opéra, la cantate française naît de l'influence italienne, mais elle possède des caractéristiques qui en font un genre particulièrement original. Tout d'abord elle appartient à peu près exclusivement au genre profane, à l'inverse de ses sœurs italiennes ou allemandes. Elle offre l'avantage de n'appeler qu'un effectif réduit : quelques instruments, un seul chanteur. En revanche elle exploite à fond les qualités expressives nées de la tradition du madrigal, mêlées à celles du théâtre français du XVIIème . Elle s'affirme donc très précocement comme un opéra en miniature, dont le format « de poche » occupe un terrain musical laissé en jachère par les rares et coûteuses représentations d'opéra à la Cour ou à l'Académie de Musique, réservées à une élite aristocratique fortunée. Son succès ira grandissant dans toute la première moitié du XVIIIème siècle, où elle triomphe tant à la Cour que dans les salons parisiens, comme l'a si bien décrit Benoît Dratwicki dans sa biographie consacrée à Colin de Blamont (lire notre chronique).

S'il n'est pas vraiment l'inventeur de la cantate française, Clérambault lui apporte rapidement ses lettres de noblesse. Issu de plusieurs générations de musiciens au service du Roi, il se forme très tôt à l'orgue auprès d'André Raison, et à la composition avec Jean-Baptiste Moreau. Son père (violoniste dans la légendaire formation des Vingt-Quatre Violons) lui apporte des notions de violon. Cette large culture musicale lui permet de mobiliser efficacement l'expressivité d'un effectif réduit d'instruments, qui dialogue avec le chanteur au long de la cantate et développe de véritables échanges dramatiques, accentuant le caractère d'opéra miniature, voire d'opéra-ballet comme on a pu le voir récemment à Innsbruck dans la magnifique production de La Muse de l'Opéra, ou les caractères lyriques (voir le compte-rendu Pygmalion). Evidemment l'interprète unique (masculin ou féminin) de la cantate joue un rôle central dans cette courte œuvre lyrique : il doit tour à tour incarner les différents états d'âme, faire parfois office de narrateur distancié pour rendre compte de l'évolution de l'action, en s'efforçant de ne jamais lasser le public.

Reinoud Van Mechelen, accompagné par son ensemble A nocte temporis, relève avec brio ce défi dans le récent enregistrement des cantates de Clérambault. Les quatre cantates choisies parmi les quatre premiers livres (l'ensemble en compte cinq) de Cantates Françoises Mellées de Simphonies du compositeur français offrent un panorama représentatif de ses différentes facettes, et de son évolution musicale. Leur ordre de présentation diffère toutefois un peu de celui de la chronologie. Mais toutes sont marquées d'une forte implication de l'ensemble des interprètes afin de faire revivre le charme très particulier de ce répertoire. Soulignons également le travail entrepris sur la prononciation restituée (avec l'appui d'Olivier Bettens), qui se traduit essentiellement par des diphtongues sur les sons en oi/oy (prononcés « oué », mais sans outrance). N'étant pas spécialiste de ce domaine complexe nous nous garderons de porter un jugement sur sa pertinence. Notons simplement que le résultat, qui produit un français très intelligible mais légèrement modifié, sonne admirablement dans la bouche du jeune ténor, tout en apportant à la musique du maître une touche historique qui la replace dans le cadre de son époque.

L'enregistrement s'ouvre sur la cantate Apollon (1716). Sur ce sujet à la gloire du défunt Louis XIV et en allusion à son règne empli de guerres, Clérambault bâtit un hymne à la paix, revenue temporairement dans le cadre de la Régence. A travers l'hymne final à Louis c'est ainsi plutôt son pacifique successeur qui semble loué. L’œuvre est construite comme un véritable opéra, avec une ouverture (dans laquelle la flûte traversière d'Anna Besson brille par ses notes lancinantes et gracieuses), la brillante arrivée d'Apollon (suggérée par de rapides piqués du violon d'Emmanuel Resche) ; il s'achève sur le brillant final précité. On en retiendra tout particulièrement l'air Doux repos de l'indifference, lancé par le prélude enchanteur du traverso, et avec lequel le ténor dialogue ensuite avec brio : pianissimi d'une grande douceur mais à la diction ferme, dont le volume enfle peu à peu pour s'imposer face à l'instrument. A l'inverse l'air Ce n'est point pour servir les volages amours (Majestueusement sans lenteur) lui permet de briller dans d'éclatants ornements, sur un rythme de danse entraînant soutenu par l'orchestre.

Le Jaloux (1710) constitue une petite gageure, puisque l'action en est absente : il s'agit de l'évocation successive d'états d'âme d'un jaloux, qui voit dans le retour du printemps le départ de son rival pour la guerre. Reviendra-t-il couronné de lauriers ? Le jaloux invoque plutôt Bellone, dieu de la guerre, afin qu'il ne revienne pas : sera-t-il entendu ? Sa seule certitude est que le printemps sépare pour quelques temps les amoureux, d'où la reprise finale de l'air initial, qui témoigne d'une habile construction en rondeau. Cet air savoureux (Revien printems) justifie amplement la présence de cette cantate, avec les accents lancinants, à la fois joyeux et ironiques du violon, et l'emballement de l'orchestre tout entier pour suggérer « les trompettes, les tambours » évidemment absents de l'effectif ! Notons également les attaques vives et fermes du Gay : Je consens que la victoire, et la longueur de souffle de Reinoud Van Mechelen dans le Vivement : Dieu des Amants. Au passage le récitatif Vains désirs frivole vengeance s'avère un admirable modèle de déclamation française, soutenu avec finesse et inspiration par le clavecin de Benjamin Allard et la viole de Myriam Rignol.

L'amour guéri par l'amour (1720) se rapproche au contraire du véritable opéra par son action nouée en trois airs : le héros exprime tout d'abord son désespoir face à la rigueur de Philomène, il envisage ensuite la mort pour seule délivrance, jusqu'à la rencontre avec une nouvelle beauté près d'un hameau . On y ressent nettement l'influence du genre de la pastorale, particulièrement en vogue à cette époque. L'orchestration en est riche et soignée ; elle témoigne de la maîtrise acquise par le compositeur. Et si l'on entre directement dans l'action (aux sombres accents du récitatif Pour oublier l'inconstante Climeine), le premier air (Souffrez, plaintive Philomèle) est longuement introduit par les attaques du violon, puis de la flûte qui imprime ses notes lancinantes. Les notes piquées du violon, qui rythment d'un bout à l'autre Amour, sur un cœur trop fidèlle, et les sonores aigus du ténor nous laissent présager que la mort si vivement appelée ne constituera pas le dénouement de l'action : la pastorale baroque se garde bien de verser dans le drame cher au bel canto du XIXème siècle ! Aussi c'est Gay et gracieusement que le narrateur tire la morale de l'histoire : L'absençe, d'une ardeur extrême/ Guérit mal un cœur mal'heureux... Prenez une nouvelle chaîne/ Et vous pourrez tout esperer !

Ce panorama s'achève sur Pyrame et Tisbé (1713), tirée des Métamorphoses d'Ovide. L'action y est menée jusqu'au drame, qui n'en constitue toutefois pas la conclusion. Après avoir exposé son hymen malheureux, Pyrame chante son amour. Tisbé tente de le rejoindre, elle est surprise par une lionne et laisse tomber son voile. Découvrant les restes déchirés du voile, Pyrame se perce le cœur. Tisbé qui accourt découvre son amant expirant : elle se saisit alors du fer pour unir son sort au sien. Le récitant en tire la morale : Amour dispense ses faveurs à l'aveugle, ignorant les plus fidèles amants pour en récompenser d'autres qui en sont moins dignes. Il s'agit de la cantate qui se rapproche le plus d'un véritable opéra. Les airs, généralement précédés d'un court prélude, sont bâtis sur une orchestration soigneusement structurée : la flûte et le violon s'y répondent, tels de véritables protagonistes de l'action. La plainte Quoi ? Tisbé tu n'es plus, avec ses interrogations angoissées, relayées par le violon et le traverso, rappelle les lamenti des opéras vénitiens du XVIIème siècle, tandis que le dramatique prélude (Venez, monstres affreux) renvoie aux scènes des Enfers chères à l'opéra français. La supplique finale à l'Amour permet de maintenir la distance entre le drame et les spectateurs, le récit de ce drame est destiné à leur éducation personnelle : la trop grande implication des amants a conduit à leur perte.

Reinoud Van Mechelen y brille tout particulièrement pour en exprimer avec sensibilité les différents états. Dans l'émouvante déclamation Aux pieds de ces tombeaux sacrés, son timbre s'empreint de noirceur et de solennité, tandis que le vif Vole, vole, dit-elle Amour, est relevé d'ornements gracieux et aériens. Et l'invocation finale (Amour, qui voudra désormais) tourbillonne dans ce registre délicat du haute-contre, où les longs aigus coulent sans effort apparent, comme portés par la magie du verbe. Il revenait assurément à cette magistrale démonstration de conclure ce brillant enregistrement !



Publié le 13 mars 2018 par Bruno Maury