Idoménée - Campra

Idoménée - Campra ©Simon Gosselin
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Un poignant Idoménée

André Campra (1660 – 1744) constitue en quelque sorte le « chaînon manquant » du répertoire lyrique français, entre les deux compositeurs phares que furent Jean-Baptiste Lully (1632 - 1687) et Jean-Philippe Rameau (1683 - 1764). Fils de violoniste, il entre enfant à la maîtrise de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, sa ville natale. Après voir composé son premier motet à l’age de dix-sept ans, il se signale au chapitre de Saint-Trophime d’Arles par la musique qu’il compose pour la naissance du duc de Bourgogne (le 19 octobre 1682), sur un poème de Griffon. L’année suivante il obtient la maîtrise de la chapelle de la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse. Au début de l’année 1694 il se rend à Paris, où lui est aussitôt octroyée la prestigieuse maîtrise de Notre-Dame. A partir de 1695, il édite un premier recueil de motets et s’engage dans la composition d’œuvres profanes (ce que son état ecclésiastique lui interdisait en principe). Il compose notamment des divertissements pour des membres de la famille royale, qui allaient devenir ses protecteurs : Monseigneur, fils de Louis XIV, et le duc de Chartres, futur Régent. En 1697 son Europe galante (lire la chronique) connaît un immense succès, restant près d’un an à l’affiche de l’Académie Royale de Musique ! Bien qu’il ait pris le soin de ne pas en apparaître officiellement comme l’auteur, il est menacé d’être exclu de Notre-Dame. En 1699 il compose Le carnaval de Venise, qu’il publie sous le nom de son frère Joseph. Il demande finalement en 1700 à être déchargé de ses fonctions ecclésiastiques, afin de pouvoir se consacrer à la composition lyrique. Débute alors une période féconde en tragédies lyriques et ballets à entrées, la plupart du temps en collaboration avec Antoine Danchet (1671 - 1748), son librettiste favori. En 1710 ses Fêtes vénitiennes connaissent à nouveau un immense succès : elles sont jouées 66 fois sans interruption !

Après la mort de Monseigneur en 1711, il dédie son Idoménée à la duchesse de Bourgogne. Mais celle-ci meurt à son tour, la même année. Après une tentative avortée de reprendre l’Opéra de Marseille, il revient à l’Académie Royale, pour laquelle il compose à nouveau. La mort de Louis XIV et l’avènement de son protecteur Philippe d’Orléans comme régent du jeune Louis XV lui ouvre un poste de sous-maître à la chapelle Royale, où il reprend un des quartiers de Delalande en 1722. En 1730 il succède à Destouches comme inspecteur de l’Académie Royale. A partir de 1738, malade, il abandonne la plupart de ses fonctions. Il aura marqué l’histoire de l’opéra français par son souci constant de réunir les goûts musicaux italiens et français (notamment à travers l’adjonction d’ariettes), mais aussi en développant les genres spécifiquement nationaux : la tragédie lyrique héritée de Lully et Quinault et le ballet à entrées (qui deviendra une caractéristique de la production lyrique française de la première moitié du XVIIIème siècle, notamment avec Rameau).

Créé le 12 janvier 1712 au théâtre du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, Idoménée diffère profondément des ouvrages galants qui ont fait le succès de Campra. Cette tragédie lyrique est en effet fortement marquée par son inexorable caractère dramatique. Si l’abdication d’Idoménée au profit de son fils et les préparatifs du mariage avec Ilione laissent le spectateur envisager un dénouement heureux au début de l’acte V, ce moment d’allégresse constitue en réalité un habile anticlimax du drame, rapidement bouleversé par les dieux qui déclenchent la crise de folie du roi au cours de laquelle il va tuer son fils, puis la terrible punition d’Ilione qui, empêchant Idoménée de se suicider, le laisse vivre avec le remords éternel. La tragédie lyrique préfère généralement un dénouement heureux après des épisodes dramatiques, mais ce n’est pas une règle absolue : Atys de Lully, Hypermnestre de Gervais (1716) ou Sémiramis de Destouches (1718) nous conduisent à un épilogue tragique, se rattachant à un genre dénommé par certains auteurs « tragédie de la terreur ». Aucune de ces œuvres n’atteint pourtant une telle noirceur dans sa construction comme dans son dénouement. Danchet s’est inspiré assez étroitement de la tragédie (qui porte le même titre) de Crébillon père, créée en 1705 à la Comédie-Française, elle-même tirée d’un épisode des Aventures de Télémaque de Fénelon (1699), qui avait lui-même puisé chez un commentateur de Virgile.

L’intrigue mêle étroitement le sacré (le respect du serment fait aux dieux par Idoméne) et le profane (la rivalité amoureuse entre Electre et Ilione), qui cristallisent dans un double affrontement entre père et fils (l’impossible réalisation du serment du père et leur amour commun pour Ilione). Après la victoire des Grecs au cours de la guerre de Troie, Idoménée, roi de Crête, rentre dans son royaume, qu’il a laissé aux soins de son fils Idamante. Celui-ci a été promis à Electre, réfugiée en Crête suite à l’assassinat de son père Agamemnon. Mais il s’est épris d’Ilione, princesse troyenne réfugiée en Crête. Le prologue pose l’intervention des dieux dans l’origine du drame : Vénus demande à Eole de provoquer une tempête pour punir Idoménée, chef des Grecs qu’elle poursuit de sa haine. A l’acte I Ilione et Idamante s’avouent leur amour, compliqué par le récent conflit entre Grecs et Troyens. En gage d’apaisement, Idamante libère les prisonniers troyens, à l’indignation d’Electre. Arbas annonce à Idamante que son père a disparu lors d’une tempête. Comprenant qu’Idamante est désormais libre d’épouser Ilione, Electre laisse éclater sa rage et son désir de vengeance. A l’acte II les Crétois, échoués sur le rivage, implorent la pitié des dieux. Neptune apaise les flots mai rappelle aussitôt à Idoménée sa promesse. Idoméne en révèle le contenu à Arcas : il devra sacrifier la première personne qu’il rencontrera lorsqu’il arrivera sur terre sain et sauf. Il croise Idamante, pleurant la mort de son père, qu’il ne reconnaît tout d’abord pas. Lorsqu’il l’identifie, Idoménée repousse son fils et s’enfuit. Electre et Vénus s’unissent à la Jalousie pour poursuivre leur vengeance.

A l’acte III Idoménée se désespère du serment fait et de l’amour de son fils pour Ilione. Il décide de braver à nouveau les dieux en épargnant Idamante et en l’unissant à Electre après l’avoir raccompagnée dans sa patrie, tandis que lui-même épousera Ilione. Mais cette dernière refuse et avoue son amour pour Idamante. Quand Idamante et Electre s’apprêtent à prendre la mer, une nouvelle tempête se lève. Protée, flanqué d’un monstre marin, emnace de tout détruire si Idoménée ne respecte pas son serment. Idoménée se propose lui-même en sacrifice mais réitère son refus de sacrifier son fils. L’acte IV voit Idamante rejoindre Ilione inquiète. Il se déclare prêt à combattre le monstre, mais Ilione lui apprend que son père est son rival. Idoménée survient, ordonne à son fils de partir aussitôt, et supplie Neptune de calmer sa colère. Arcas annonce qu’Idamante a vaincu le monstre. Chacun célèbre le héros, et Idoméne pense apaiser Neptune en renonçant au trône et en abandonnant Ilione à son fils. A l’acte V Electre furieuse des réjouissances en cours, annonce à Idamante qu’elle va de nouveau provoquer la colère des dieux. Némésis arrive des Enfers et rappelle à Idoménée que la colère des dieux n’est pas apaisée. Le trône préparé pour Idamante se brise. Idoménée, pris de folie, croit voir une cérémonie de sacrifice pour apaiser Neptune. Voulant assurer lui-même le sacrifice, il tue son fils. Revenu à la raison, il tente de se suicider. Mais Ilione l’en empêche : sa punition sera de continuer à vivre avec son crime, elle-même se prépare à rejoindre Idamante dans la mort.

La qualité et la force dramatique du livret de Danchet inspireront à leur tour Idomeneo, re di Creta de Mozart et de son librettiste Varesco (qui adapta toutefois le dénouement pour lui substituer un lieto fine associant la clémence de Neptune à l’accession d’Idamante au trône). Cette composition éclipsera quelque peu celle de Campra, qui n’avait bénéficié que d’une seule reprise, en 1731, à l’Académie, avec une version révisée. La noirceur du drame avait probablement quelque peu dérouté les spectateurs parisiens : l’on sait les difficultés que Rameau éprouvera plus tard avec des intrigues non adossées à une histoire d’amour centrale, et qui l’obligeront par exemple, à reprendre la première version du Temple de la Gloire (se reporter à notre compte-rendu) pour la modifier afin de mieux satisfaire le public. L’heure n’est pas encore aux drames « absolus », orientés vers la description des sentiments, qui ne triompheront que dans le dernier quart du siècle avec Gluck (Iphigénie en Tauride – 1779) et Salieri (Les Danaïdes – voir la chronique de l’enregistrement dans ces colonnes). Il convient donc de saluer Emmanuelle Haïm et l’Opéra de Lille pour la démarche consistant à nous faire redécouvrir cet Idoménée en version scénique (après une première édition « restreinte » en octobre 2020, pour cause de Covid : voir le compte-rendu de notre confrère), basée sur la version révisée de 1731.

La mise en scène  d’Alex Ollé (La Furia del Baus) et la scénographie d’Alfons Flores situent ce drame antique dans un cadre intemporel, propre à souligner le caractère universel de l’affrontement des passions et qui s’accommode fort bien de l’intervention des dieux, vus comme les ressorts desdites passions. Les meubles et accessoires sont réduits à l’essentiel : une grande estrade centrale mobile, les indispensables rocher du second acte et trône du cinquième acte, traités avec réalisme. Les projections vidéo d’Emmanuel Carlier posent un cadre constitué de grands panneaux de verre brisés évoquant un paysage de destruction (celle de Troie, à l’origine du drame, mais aussi celle qui va broyer les protagonistes), où s’égrènent régulièrement quelques éléments typiquement baroques, comme les vastes plafonds peints et sculptés, lointaine évocation de Versailles. Les costumes de Lluc Castells oscillent entre l’austérité des longs vêtements, clairs pour la plupart (qui se détachent nettement dans les éclairages sombres conçus par Urs Schönebaum) et quelques touches de fantaisie débridée (comme l’invraisemblable tenue de la Jalousie). Notons encore les sobres perruques blanches qui coiffent la plupart des personnages et figurants, évoquant la mode baroque. Les effets spéciaux (comme la tempête sur le rocher ou la destruction du trône) sont rendus avec une grande efficacité. Les ballets réalisés par la Compagnie Dantzaz s’intègrent sans peine dans cet ensemble, à la fois fidèle à l’esprit de l’intrigue et plaisant au regard.

C’est encore une réminiscence du Covid qui va troubler cette représentation du 26 septembre, et retarder son début. La soprano Chiara Skerath, qui devait assurer le rôle d’Illione, s’est en effet révélée positive après un test. Après une trentaine de minutes, des adaptations sont annoncés : Susana Gómez, assistante à la mise en scène, tiendra le rôle sur scène avec une présence et une expressivité corporelle parfaitement convaincantes, tandis que la mezzo Eva Zaïcik chantera son rôle dans la fosse (sauf dans l’acte IV, où elle sera remplacée par Lucy Page, dessus du chœur). Solistes et figurants sont tous affublés du masque, ce qui en définitive ne s’avérera guère gênant à l’écoute, les projections étant suffisamment vaillantes pour faire oublier la présence de cet accessoire sanitaire. Soulignons ici la formidable réactivité des organisateurs et des artistes, qui a permis de « sauver » cette représentation tout en préservant ses qualités musicales et scéniques.

Il aurait en effet été bien regrettable de manquer un tel plateau d’interprètes, tous aguerris du répertorie baroque. Baryton aux graves généreux, Tassos Christoyannis incarne avec force cet Idoménée déchiré entre son serment aux dieux et son impossible accomplissement, qui découvre que son fils est aussi son rival dans le cœur d’Ilione. Sa projection d’airain lui confère noblesse et gravité. Il se révèle magistral dans les deux climax dramatiques que sont la scène du naufrage (Lieux sacrés où j’ay pris naissance) et la scène du délire (Quel feu dans mon sein se rallume). A ses qualités vocales s’ajoute une énergique expressivité corporelle.

Samuel Boden prête à Idamante son timbre clair et aérien de haute-contre. Sa diction française est élégante et naturelle, relevée de couleurs expressives. Il se révèle aussi convaincant en fils aimant (Soyez témoins de mon inquiétude) qu’en amant passionné (par exemple dans le duo avec Ilione Quel tourment quelle peine, à l’acte IV). Il fait également preuve d’un fort engagement pour annoncer son combat avec le monstre (D’un noir trouble agité). Autre haute-contre de la distribution, Enguerrand de Hys incarne un Arcas de luxe dans ce rôle assez court : son timbre solaire scintille avec éclat dans chacune de ses interventions. A l’autre extrémité du registre, la basse Frédéric Caton s’impose avec vigueur dans l’imprécation de Protée, au milieu des éclairs et du tonnerre, au final de l’acte III (Sortez, causez d’affreux ravages).

Son compère le baryton Yoann Dubruque se montre un Eole impérieux dans le prologue, mêlant son injonction aux éclats nacrés de Vénus dans le duo Allez, partez, volez. Au début du second acte il incarne un Neptune apaisant mais d’une détermination implacable (Cessez de soulever les ondes), ne manquant pas de rappeler la promesse imprudente qui lui a été faite. Improbable Jalousie juchée sur de hauts talons, équipée de bas à résilles et de porte-jarretelles, qui dévoile des bretelles de cuir tout droit sorties d’un numéro sado-masochiste, le baryton Victor Sicard accentue à merveille le caractère grinçant du personnage qui interrompt bruyamment le finale de l’acte II (D’un amour qui s’éteint) . Moins spectaculaire, son intervention en Némésis à l’acte V (Du Souverain des Mers) est également très réussie au plan vocal et scénique.

Du côté des femmes, soulignons la performance d’Eva Zaïcik, qui remplace au pied levé Chiara Skerath dans le rôle d’Ilione depuis la fosse. Elle incarne, cette fois sur scène, une Vénus aux reflets nacrés, contrariés d’une pointe d’acidité teintée de son implacable vindicte envers Idoménée. Chacune de ses apparitions est un régal pour l’oreille. Retenons tout particulièrement la charmante invocation Coulez ruisseaux au prologue et son union déterminée à la Jalousie (Vous, des tendres Amours, au second acte). Autre alliée de la vengeance divine, l’Electre de la soprano Hélène Carpentier charge également de reflets acides son timbre aux couleurs mates. Sa colère est particulièrement expressive (Fureur, je m’abandonne à vous, tourbillon qui emporte le final de l’acte I) et ses reproches à l’acte V sont percutants (Ingrat, l’aveu que tu fais). Elle nous révèle aussi, lors du court moment de bonheur de l’acte III, un timbre lumineux et suave, aux sonores éclats cristallins (éclatant Que mes plaisirs sont doux, solaire proclamation Venez répondre à nos désirs, accompagnée de séduisants traversos). Mentionnons aussi la prestation inattendue de Lucy Page, dont nous découvrons avec plaisir la voix solo au cours de l’acte IV. Elle y tient avec vaillance le rôle d’Ilione face à Idoménée, nous gratifiant d’aigus filés enchanteurs dans l’air introductif Espoir des malheureux. Son duo avec Idamante Quel tourment, quelle peine est un pur moment de bonheur pour les oreilles.

Soulignons également les très honorables interventions des choristes dans les rôles secondaires (bergères, crétoise), ainsi que la qualité des nombreux chœurs, liés avec soin aux airs des solistes. Les divertissements des finales scintillent, tout particulièrement celui de l’acte IV, avec son solo de musette impeccablement exécuté par Vincent Robin. A la tête du Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm fait briller la partition. Les passages instrumentaux allient relief, clarté et précision ; le volume de l’orchestre est soigneusement équilibré avec la voix des solistes et développe une amplitude bienvenue dans les chœurs, sans jamais les écraser. Notons aussi les solos de traversos enchanteurs qui ornent plusieurs airs. L’ensemble démontre ainsi, une fois de plus, sa maîtrise parfaite du répertoire lyrique baroque français.

Il n’en fallait pas moins pour redonner vie à l’Idoménée de Campra, qui méritait assurément cette brillante résurrection. Et prenons-nous à espérer l’édition d’un enregistrement (au moins audio), qui viendrait en regard de celui effectué il y a maintenant près de trente ans par William Christie chez Harmonia Mundi.



Publié le 05 oct. 2021 par Bruno Maury