La Pellegrina - Cavalieri ea

La Pellegrina - Cavalieri ea ©
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Splendeurs de la musique de cour florentine

La Pellegrina (La Pèlerine) représente un jalon essentiel dans l’histoire de l’art lyrique. Elle constitue une sorte de « chaînon manquant » entre les fêtes princières de la Renaissance (dont nous savons qu’elles comportaient de substantiels passages musicaux, instrumentaux ou chantés) et l’opéra proprement dit, dont on situe habituellement la naissance avec la création de l’Euridice de Jacopo Peri (1561 - 1633), lors des cérémonies de mariage d’Henri IV avec Marie de Médicis en 1600. La réalité est en réalité plus complexe. Onze années auparavant, et à l’occasion de leur propre mariage, le Grand Duc Ferdinand Ier de Toscane et Christine de Lorraine, parents de Marie de Médicis, avaient déjà assisté à un spectacle composée de six intermèdes musicaux intercalés dans une pièce de théâtre (La Pellegrina de Girolamo Bargagli, parue en 1579), et mis en scène par l’architecte Bernardo Buontalenti (1536 – 1608), avec décors et « machines ». On y retrouvait donc déjà les principaux ingrédients de l’opéra : une intrigue profane (ou plutôt une série d’intrigues, puisque chacun des intermèdes retrace un épisode mythologique - réel ou imaginaire – autonome, qui s’articule avec la pièce de théâtre), des instrumentistes et des chanteurs, une mise en scène. Cette architecture hybride, qui imbrique théâtre et épisodes chantés, sera encore utilisée un siècle plus tard dans les masks anglais, comme en témoigne avec faste le Fairy Queen d’Henry Purcell (créé en 1692). Elle a également été utilisée par Molière dans ses comédies-ballets, en collaboration avec Lully puis Charpentier, dans les années 1660-70.

Un autre élément qui souligne la filiation étroite entre les deux œuvres créées à Florence à une dizaine d’années d’intervalle est la contribution des mêmes artistes. Parmi les compositeurs de La Pellegrina, on trouve déjà Peri, ainsi que Giulio Caccini (qui composa une autre Euridice vers 1600). Concernant les interprètes, Peri et Caccini chantèrent dans les deux œuvres. Côté livret, Ottavio Rinuccini (1562 - 1621), qui produisit une partie des textes de La Pellegrina, fournit également à Peri et Caccini le livret de leur Euridice (on se rappelle aussi que Rinuccini fournira un peu plus tard à Claudio Monteverdi le livret de L’Arianna, dont la musique est aujourd’hui perdue à l’exception du lamento). La Pellegrina tient donc une place prééminente dans la longue lignée des tentatives musicales qui ont abouti à la création de l’opéra baroque. La publication de sa partition à Venise en 1591 témoigne de l’impression qu’elle produisit sur les contemporains et du succès qu’elle rencontra auprès d’eux ; elle a permis de nous en transmettre la musique. Elle marque aussi une évolution dans l’histoire du spectacle musical : il était exceptionnel jusque-là que la musique donnée au cours d’une fête donne lieu à l’édition d’une partition. Par cette publication le spectacle lyrique manifeste son autonomie par rapport aux festivités éphémères qui ont motivé sa création ; il tend à devenir un objet artistique bien distinct et reproductible.

Chacun des intermèdes est bâti autour d’un épisode mythologique imaginaire, dont l’enchaînement constitue une célébration allégorique de l’union entre Ferdinand et Catherine, jusqu’à l’apothéose finale. Le premier expose l’Harmonie des Sphères (célestes) : les planètes tournent autour de la Nécessité, entourée des trois Parques (symboles de l’existence qui s’écoule), selon une conception pythagoricienne du monde remise au goût de la Renaissance. Le second est consacré à l’épisode du concours entre les Muses et les Piérides, afin de déterminer qui chante le mieux ; il s’achève sur la victoire des Muses. Le troisième s’inspire également d’un épisode mythologique célèbre, celui du Combat d’Apollon avec le serpent Python, qui se termine évidemment par le triomphe du dieu contre le monstre. Le quatrième intermède est descriptif, comme le premier, mais il nous emmène à l’opposé des sphères célestes, dans le Royaume des Enfers où s’agite Lucifer. Cet épisode placé sous le signe du feu renvoie également à la « théorie des quatre éléments » : à cette époque où les symboles sont essentiels dans les œuvres artistiques, qu’elles soient littéraires, picturales ou musicales. Le cinquième est placé sous le signe de l’eau : la déesse Amphitrite émerge des flots pour rendre hommage aux époux, suivie du poète Arion qui s’avance sur une barque. Le dernier intermède nous livre un monde terrestre idéal : afin d’apaiser les hommes, Jupiter envoie sur terre Apollon et Bacchus, accompagnés du Rythme et de l’Harmonie. Les dieux se joignent à elle dans un opulent final dominé par les chœurs, pour chanter explicitement les louanges de cette union princière.

Au plan musical, ces intermèdes se caractérisent par la présence de chœurs à grand effectif (plusieurs dizaines pour le dernier intermède), éléments centraux de la musique de cour de la Renaissance, entrecoupés d’air solistes virtuoses (confiés aux meilleurs interprètes du temps) émaillant un recitar cantando qui deviendra la matière musicale du premier opéra baroque. Les décors (le ciel des sphères, les jardins des Muses, le feu des Enfers,…) et les effets scéniques (la barque d’Arion, la descente des dieux,…), éléments indispensables de toute fête princière de la Renaissance, constituent également des composantes majeures de ce spectacle musical.

La reconstitution complète de ce spectacle constitué assurément une gageure. Rappelons cependant l’excellente production présentée en février 2014 par le Théâtre de Dijon avec l’ensemble Les Traversées baroques, dans une adaptation de Remi Cassaigne, mise en scène par Andreas Linos (lire notamment le compte-rendu de notre confrère Muse Baroque). Plus loin de nous,en octobre 2009, le Festival d’Ambronay avait donné les intermèdes musicaux de La Pellegrina, avec Skip Sempé à la tête du Capriccio Stravagante et le concours du Choeur Pygmalion de Raphaël Pichon. Ce dernier a également emprunté de nombreux extraits de La Pellegrina pour composer son CD Stravaganza d’Amore ! (lire la chronique dans ces colonnes).

Le concert donné à Innsbruck est également centré sur les intermèdes musicaux, avec une mise en espace soignée des deux chœurs mobilisés pour la circonstance. Par leur importance dans la partition, les chœurs constituent assurément l’élément majeur d’une production de La Pellegrina. Les ensembles Coro Voz Latina et NovoCanto, parfaitement coordonnés, régalent nos oreilles, tout particulièrement dans le magnifique final du premier intermède (Coppia gentil), tout au long du second intermède, dépourvu d’intervention de solistes, et dans le double chœur de l’intermède final. Malgré l’effectif foisonnant de l’orchestre, les différents registres demeurent clairs et bien audibles, restituant somptueusement le sentiment d’opulence musicale qui emplit l’auditeur (et dont on mesure bien, près de cinq siècles plus tard, le souvenir impérissable que cette représentation avait pu laisser aux bienheureux participants de cette fête princière). Notons également la qualité homogène des solistes des chœurs dans leurs nombreuses et courtes interventions.

La soprano Alicia Amo fait resplendir ce recitar cantando précieux et orné ; son phrasé est clair et particulièrement expressif. On retiendra plus spécifiquement sa longue et envoûtante invocation de magicienne (Io che dal ciel cader) au début de l’intermède des Enfers, et sa noble Amphitrite dans le cinquième intermède (Io che l’onde raffreno). Après une courte intervention face aux sirènes dans le premier intermède (Dolicissime sirene), le ténor Valerio Contaldo s’illustre avec brio dans le rôle d’Arion (chanté à sa création par Jacopo Peri). Son élocution à la fois impérieuse et douce, qui s’épanche en de longs et délicats ornements, galvanise sans peine les marins (deux solistes des chœurs, chacun placé à une extrémité de la scène, qui lui répondent en écho)… et les spectateurs !

A la tête de cette formation chorale et instrumentale exceptionnelle par le nombre de ses exécutants, le chef Eduardo Egüez en dirige avec attention les effets, qu’il rehausse périodiquement du son de son chitarrone (sorte d’archiluth au son très grave). Les parties purement orchestrales ont beaucoup de panache (comme la sinfonia du Combat d’Apollon, aux vents bien sonores) ; les luths et théorbes (qui sont en général doublés, et deviennent guitares rythmées dans le chœur final) sont bien audibles, la richesse du continuo est époustouflante. Les effets de masse, avec les nombreux chœurs, sont remarquablement maîtrisés, dans un équilibre soigné qui préserve la lisibilité de chacune des parties. Cette Pèlerine valait décidément le voyage !



Publié le 29 sept. 2020 par Bruno Maury