Médée - Charpentier

Médée - Charpentier ©Elisa Haberer/ OnP : Lea Desandre (Médée) et les Démons (acte III)
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« Ton triomphe est certain » (chœur du finale de l’acte II)

Médée constitue l’unique tragédie en musique de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) composée pour l’Académie royale de musique. Comme Rameau au siècle suivant, le compositeur aura dû attendre l’âge respectable de cinquante ans pour qu’une de ses œuvres soit donnée à l’ARM. Toutefois, à la différence de ce dernier, pour lequel Hippolyte et Aricie marque le début d’une abondante production lyrique, Médée constitue pour Charpentier un point d’aboutissement. Après l’échec de Médée – qui ne connut qu’une dizaine de représentations, Charpentier abandonnera définitivement le genre lyrique pour se consacrer à la musique religieuse.

Ce genre ne représentait il est vrai qu’une des facettes de la prolifique production (plus de cinq cents œuvres nous sont parvenues, leur nombre total dépasse probablement les huit cents !) du compositeur. Celle-ci est également d’une variété confondante. Ses intermèdes et musique de scène, en particulier pour MolièreLa comtesse d’Escarbagnas, Le Malade Imaginaire,… – témoignent de son engagement dans les comédies-ballets, genre éphémère mais très apprécié durant la seconde moitié du XVIIème siècle. Ses opéras « de poche » – Les Arts Florissants (voir le compte-rendu), La descente d’Orphée aux Enfers (voir le compte-rendu),... – ou ses tragédies en musique – Actéon (voir notre compte-rendu), David et Jonathas (voir notre compte-rendu) en avaient fait un sérieux rival de Lully. Sa production profane englobait également l’écriture d’airs dont certains préfigurent la cantate française qui naîtra au début du siècle suivant (Airs sérieux et à boire – voir notamment la chronique). En matière religieuse, sa production est plus abondante encore : innombrables psaumes et motets – y compris son fameux Te Deum, H146 (voir le compte-rendu)-, plusieurs Leçons de Ténèbres, plus d’une trentaine d’oratorios – genre qu’il fut l’un des seuls compositeurs français à aborder... Si Charpentier n’obtint jamais de fonction officielle à la Cour, il y fut plutôt tenu en estime : il fut attaché au service du Dauphin de 1679 à 1682 et Louis XIV lui octroya une pension. Autre signe de leur intérêt pour le musicien, le roi, Monsieur, le Grand Dauphin, la princesse de Conti firent le déplacement jusqu’à Paris pour assister à la création de Médée.

Pour composer Médée, Charpentier s’adjoint la collaboration de Thomas Corneille (1625-1709), frère cadet du dramaturge Pierre Corneille, et avec lequel il avait déjà collaboré antérieurement. Auteur de théâtre à succès, Thomas Corneille disposait également d’une solide expérience comme librettiste. Après l’éphémère disgrâce de Quinault suite aux représentations d’Isis (1677), Corneille avait fourni à Lully les livrets de Psyché (1678) et Bellérophon (1679). Sa structuration théâtrale est particulièrement soignée dans le livret de Médée, dont chaque acte et centré autour d’un personnage (Jason à l’acte I, Créuse au II, Médée au III, Créon au IV). La progression dramatique qui mène au déchaînement de folie meurtrière à l’acte V est particulièrement soignée ; les ressorts psychologiques des personnages sont minutieusement décrits. Tout particulièrement ceux de l’héroïne, épouse soumise et aimante dans les deux premiers actes, prompte à se dépouiller de sa plus belle robe au profit de sa rivale sur la demande de Jason, puis magicienne vengeresse lorsqu’elle réalise que Jason l’éloigne pour mieux convoler avec Créuse. La Médée de Corneille ne se résume pas à une magicienne infanticide, c’est un personnage infiniment plus complexe – et finalement plus sympathique au spectateur que ce Jason qui ment et tente de l’éloigner au profit de sa rivale, ce Créon calculateur et fourbe qui mobilise Oronte tout en favorisant les amours de sa fille avec Jason, ou ce falot Oronte persuadé que la gloire militaire va lui permettre d’épouser la fille du roi de Corinthe. Au plan musical, les nombreux divertissements, loin de contrarier le développement de l’intrigue, sont utilisés comme d’indispensables moments de respiration qui soulignent les contrastes des situations (comme le feront plus tard l’abbé Pellegrin et Rameau avec le chœur des Matelots à l’acte III d’Hippolyte et Aricie), permettant ainsi de renouveler le souffle de la tension dramatique. Si Charpentier demeure fidèle aux canons de la tragédie lyrique posés par Lully, son orchestration est infiniment plus riche et développée, ce qui dérouta probablement les spectateurs de son époque et explique largement l’accueil mitigé reçu par Médée. De son côté, le clairvoyant Sébastien de Brossard (1655-1730) défendit l’œuvre, au motif que « c’est celui de tous les opéras sans exception dans lequel on peut apprendre plus de choses essentielles à la bonne composition ».

La production de l’Opéra de Paris réutilise la mise en scène réalisée en 2013 par David McVicar pour l’English National Opera de Londres, que nous avions déjà vue dans la production de Médée du Grand Théâtre de Genève en 2019 (voir notre compte-rendu). Le drame antique y est resitué dans l’Angleterre des années 1940, Jason devient un officier de marine et Oronte un fringant aviateur… Si cette transposition n’apporte pas grand-chose au livret, elle a l’avantage de ne pas le dénaturer, et permet même de souligner au passage les traits de certains personnages : un Oronte en séducteur sûr de ses conquêtes (et donc certain d’épouser la fille du roi), une Créuse capricieuse et tout aussi volage,… Les costumes de Bunny Christie contribuent également à cet habile jeu de miroirs avec le livret, suscitant quelques clins d’œil à des clichés célèbres, comme cette robe de gaze blanche et ces cheveux peroxydés qui font ressembler Créuse à Marylin… Les chorégraphies réglées par Lynne Page sont également modernes mais toujours en phase avec l’action, qu’il s’agisse des pantomines du premier acte qui annoncent les réjouissances nuptiales, de celles qui ponctuent le long divertissement du second acte, de celles qui accompagnent les divinités infernales à l’acte III ou de l’intervention des fantômes féminins autour de Créon et de ses gardes, au IV.

La capacité de Lea Desandre à incarner un personnage dramatique tout au long d’une intrigue lyrique n’était pas vraiment une surprise pour qui l’avait entendu dans Et in Arcadia ego (sur des œuvres de Rameau) en 2018 à l’Opéra Comique (voir notre compte-rendu). Pour endosser le noir rôle de Médée, la jeune mezzo est proprement transfigurée. D’abord, grâce à un habile maquillage, qui alourdit de quelques années son visage juvénile et lui apporte la dureté nécessaire (à partir du III). Surtout, en allant puiser les couleurs les plus cuivrées de son timbre, qui soulignent la difficulté de son dilemme d’épouse délaissée (aux I et II) puis traduisent l’implacable cruauté de sa vengeance. Elle sait susciter notre sympathie, épouse amoureuse et mère attentive au I, puis se défendant avec détermination face à Créon (Vos reproches, Seigneur), confiant aveuglément ses enfants à Créuse (Princesse, c’est sur vous) ou tentant une dernière fois d’attirer la pitié de Jason (Vous savez l’exil qu’on m’ordonne). Le basculement vers la douloureuse déception du Quel prix de mon amour, quel fruit de mes forfaits ! est admirablement mené, avant que Nérine ne lui confirme l’origine de l’attitude de Jason, qui déchaîne sa vengeance (C’en est fait, on m’y force). Prostrée devant l’entrée des Enfers (une trappe ménagée dans le plateau, d’où s’échappent des vapeurs), elle voit en surgir la Jalousie et la Vengeance, puis les Démons qu’elle a convoqués. C’est ensuite comme dans un état second qu’elle poursuit sa vengeance, d’abord envers Créon (au IV), puis envers Créuse, malgré les supplications de cette dernière, et enfin, dans une apparition surnaturelle en fond de scène, contre Jason. Avec cette prise de rôle, Lea Desandre confirme son éclatante présence scénique et démontre sa capacité à mobiliser les ressources de son timbre pour refléter le cheminement psychologique complexe de ce formidable personnage de magicienne.

La prestation d’Ana Vieira Leite a pleinement convaincu. Elle parvient à donner de l’épaisseur à la peu sympathique Créuse, fille comblée du roi Créon, qui entretient l’ambiguïté envers Oronte tout en réservant son cœur à Jason. Son numéro de duplicité à l’acte II (Mon cœur qui s’applaudit) est parfaitement convaincant, après ses minauderies aux côtés de son père, trop heureux de contenter ses caprices. Elle sait émouvoir au V quand, accablée de douleur, elle vient supplier Médée (Si la pitié peut vous trouver sensible), avant de se tordre dans les douleurs mortelles de sa robe empoisonnée. La diction est ferme et précise, mettant en valeur le timbre clair.

Reinoud Van Mechelen nous a en revanche quelque peu déçu. Durant l’acte I, son chant est affligé d’une émission serrée qui contrarie sa diction, sa ligne de chant instable… Ces défauts s’atténuent heureusement à partir de l’acte II, sans toutefois que nous retrouvions la voix solaire de haute-contre qui nous a ravis jusqu’ici dans le répertoire français (voir par exemple notre chronique Céphale et Procris). Au plan théâtral, son Jason est cependant assumé dans les moindres méandres du livret : dédaignant son rival dès son arrivée (la poignée de main accordée de mauvaise grâce, le regard détourné,…), hésitant dans ses mensonges à Médée, déployant sa séduction envers une Créuse déjà conquise, et se déchaînant au V contre l’implacable Médée.

Le Créon de Laurent Naouri n’appelle pour sa part aucune réserve. Sanglé dans un uniforme de général, son roi de Corinthe est doté d’une incontestable prestance, dont la déchéance ne sera que plus grande au IV, lorsqu’il parcourt la scène, en caleçon et pantalon sur les chevilles, affolé par les enchantements de Médée. Auparavant, il aura ordonné avec fermeté l’exil de Médée (Pour le guérir de ses alarmes, suivi de deux vigoureux duos avec la magicienne) et tenté de réaffirmer son royal pouvoir face à la magicienne revenue l’affronter. Sa diction est d’une clarté irréprochable, son phrasé empreint d’une noblesse toute royale.

Autre baryton de la distribution, Gordon Bintner se coule avec aisance dans le rôle quelque peu falot d’Oronte. Revêtu de son prestigieux costume d’aviateur, il n’hésite pas à en souligner la forfanterie militaire et amoureuse aux actes I et II, tout particulièrement dans le divertissement du second acte, campé avec Créuse dans le fuselage d’un avion qui occupe tout le côté gauche de la scène… Sa rencontre avec Médée à l’acte III le voit basculer de la joyeuse insouciance à la jalousie. Au plan vocal, sa diction manque quelque peu de fermeté et d’accentuation dans les premiers airs, défaut qui s’atténue progressivement : au III son air de bravoure Le fier appareil de ses armes démontre un incontestable panache, et les deux duos avec Médée qui suivent sont tout à fait convaincants.

Emmanuelle de Negri est une Nérine luxueusement distribuée. Son phrasé est d’une clarté et d’une précision confondantes, signe de sa parfaite maîtrise de ce répertoire. Les airs du premier acte (Un mouvement jaloux et Forcez vos ennuis au silence, qui lance un duo avec sa maîtresse) sont un régal pour les oreilles. Au plan théâtral, elle endosse à la perfection ce rôle de suivante attentionnée et indispensable de Médée, qui lui ouvre les yeux sur sa situation à l’acte III et contribue à faire basculer le drame, à la manière des nourrices dans les opéras vénitiens.

Les autres rôles « secondaires » bénéficient également d’une distribution superlative. L’Amour de la soprano Julie Roset nous enchante dans ses quatre airs du grand divertissement de l’acte II, où brille également Mariasole Mainini (l’Italienne). Un divertissement lancé avec maestria par le haute-contre Clément Debieuvre, percutant Argien (Venir l’adorer en ces lieux). Pour être complet, citons également les autres protagonistes qui s’acquittent avec succès de courtes interventions : Lisandro Abadie qui dispense de son timbre chaleureux les conseils d’Arcas à Oronte (acte I), Elodie Fonnard, Cléone admirative de sa maîtresse Créuse au début du IV (Voyez quel air de majesté), Maud Gnidzaz, Alice Gregorio et Bastien Rimondi qui composent le chœur à trois voix (Rimondi composant également une grinçante Jalousie à l’acte III), Juliette Perret (une Captive), Virginie Thomas (second Fantôme) et Matthieu Walendzik (un Argien/ Vengeance).

Soulignons aussi l’excellente qualité du Chœur des Arts Florissants, à la diction irréprochable et aux attaques fermes et bien coordonnées, qui constitue un personnage à part entière de cette tragédie, tantôt en coulisses (acte I), tantôt sur scène. Et louons un Orchestre des Arts Florissants parfaitement fluide et précis dans les denses pages orchestrales écrites par Charpentier. Emmenées par Emmanuel Resche-Caserta, premier violon, les cordes sont onctueuses à souhait. Des vents on retiendra tout particulièrement la séduisante ritournelle des traversos qui précède l’arrivée de Jason au III, et les interventions sonores de la trompette de Jean-Daniel Souchon. Le continuo est particulièrement fourni et équilibré, avec viole de gambe (Myriam Rignol) et violone (Hugo Abraham), et pas moins de trois théorbes, dont celui de Thomas Dunford. A la tête de cet imposant ensemble, William Christie, déjà auteur dans son longue carrière musicale de deux enregistrements de Médée (en 1984 chez Harmonia Mundi et 1994 chez Erato), confirme une fois de plus sa parfaite maîtrise de ce répertoire. Il anime avec précision les récitatifs, fait résonner les airs et conduit avec agilité et finesse les monumentaux divertissements qui émaillent chacun des actes (à l’exception du dernier). Et saluons enfin l’excellente initiative de l’Opéra de Paris d’avoir inscrit le chef-d’œuvre de Charpentier à sa programmation de la saison, confirmant ainsi son intérêt pour le répertoire baroque.



Publié le 17 avr. 2024 par Bruno Maury