Nevermind - Philippe Hersant

Nevermind - Philippe Hersant ©Festival de Froville 2019 - A. M.
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L’art de la conversation…


La découverte est double en ce second week-end de concerts, dans le cadre du Festival de musique baroque et sacrée de Froville, charmant village proche de Bayon (Meurthe et Moselle).

Découverte d’un jeune ensemble, jeune de par l’année de sa création et par l’âge des quatre instrumentistes ! Laure Baert, directrice artistique du festival, a convié l’ensemble Nevermind. Nom quelque peu singulier pour le « monde baroque »… Nous avions eu le plaisir, de rendre compte dans nos colonnes de leurs deux premiers enregistrements (Conversations et Quatuors Parisiens ). Malgré l’attrait de la découverte, il est fort regrettable que leur première venue en ces lieux n’ait suscité que peu d’intérêt…

L’autre révélation, c’est le programme choisi. Habitué au répertoire de la fin du XVIIème siècle jusque fin XVIIIème, Nevermind sort des sentiers baroques pour s’aventurer sur des chemins contemporains. Tel est le cas ce soir ! Nous avons le privilège d’assister à la première création mondiale de La Harpe de David de Philippe Hersant, composée expressément pour l’Ensemble. L’œuvre contemporaine n’est qu’une brève incursion hors de notre période de prédilection. L’Ensemble propose des œuvres de François Couperin (1668-1733), d’Elisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729) et de Jean-Baptiste Quentin (ca. 1690- ca. 1750). Ces deux derniers compositeurs constituent également une découverte n’étant que rarement joués. Nous sommes gourmands de goûter aux sonorités ainsi promises…

En ouverture, Nevermind propose un extrait des Nations de Couperin. Publié en 1726, le recueil porte le titre « Les Nations. Sonades et Suites de Simphonies en Trio. En quatre livres séparés pour la Comodité des Académies de Musique et des Concerts particuliers » (sic). De style italien, les sonates sont écrites pour deux voix de « dessus » et une voix de basse. Chacune d’elles introduit un « ordre », entendons par là une suite de danses dans la tradition française (allemande, première et deuxième courantes, sarabande, gigue, …). A l’origine, les Sonates et Suites portaient les titres suivants : La Pucelle, La Visionnaire, L’Astrée, ... Le recueil mentionne quatre ordres : La Françoise, L’Espagnole, La Piémontaise et L’Impériale. Style italien et style français se croisent dans l’unique dessein de s’unir !
C’est la Sonate introductive du premier ordre que nous offre l’Ensemble. Plus exactement, il s’agit de la version remaniée de La Pucelle, in Sonates en trio composées vers 1690. Dans les mouvements successifs (gravement, gaiement, rondement, gaiement, gravement, vivement, …), le discours musical se teinte d’une rythmique souple et légère. Le violon de Louis Creac’h argumente un phrasé dense et coloré. Observons sa main gauche. La position des doigts est précise. Nous ressentons le soin apporté au toucher des cordes. La main droite guidant l’archet accepte le même compliment. Gestuelle gracieuse… Evoquant la grâce, la vénusté d’Anna Besson, au traverso (flûte), nous fait littéralement frissonner. Le son qui s’en évapore met en vibration notre âme. Même s’il vient se briser sur l’arête de l’instrument, il n’en demeure par moins doux voire suave. La flûtiste le construit avec une rare intelligence. De ses doigts effilés, elle nuance l’argument créant une dynamique dans le discours musical. Six minutes de félicité, de béatitude… Nous aurions aimé qu’elles durent une éternité. Le baryton belge, José van Dam, dans une « confession » (in Le Figaro et vous du 27 février 2015), l’évoque avec justesse : « S’il y avait sentiment d’éternité sur scène, ce serait l’éternité de la musique.»

Sans qu’aucun applaudissement ne trouble ce délicieux moment, l’Ensemble aborde une des œuvres de maturité de Couperin : l’Apothéose de Corelli, dénommée également Le Parnasse. De caractère grave et sérieux, la pièce est publiée en 1724 dans le recueil des Goûts réunis. Elle constitue un hommage flagrant au maestro. L’ascendance au style italien est palpable. Serait-ce une tentative de réconcilier les deux façons (style italien et français)?
Composée majoritairement en si mineur, la sonate en trio se développe en sept mouvements, aux sous-titres évocateurs : Corelli au pied du Parnasse prie les Muses de le recevoir parmi elles, – Corelli charmé de la bonne réception qu'on lui fait au Parnasse, en marque sa joye (sic). Il continue avec ceux qui l'accompagnent, – Corelli buvant à la source d'Hypocrêne, sa troupe continue, – Entouziasme (sic) de Corelli causé par les eaux d'Hypocrêne, – Corelli après son entouziasme (sic), s'endort, et sa troupe joue le sommeil suivant, – Les muses réveillent Corelli et le placent auprès d'Apollon, – Remerciement de Corelli.
Anna Besson et Louis Creac’h s’illustrent de nouveau dans le premier mouvement, à l’indication gravement. La complainte du violon trouve consolation dans les aigus aériens de la flûte. Impasse est faite sur le second mouvement qui n’a pas été joué. S’ensuit le troisième offrant le « chant » à la flûtiste. De caractère modéré, nous en apprécions les notes égales et coulées. Le suivant consacre le violon aux sonorités enthousiastes, l’expression est vive. Un dialogue à quatre voix s’établit dans le cinquième mouvement entre la viole et le clavecin qui répondent à la flûte et au violon. Le propos est dynamique. Mesurons les gestes secs et rapides de l’archet de la viole, confiées aux mains virtuoses de Robin Pharo. Que dire de l’art de toucher le clavecin ? Jean Rondeau est tout simplement royal… Nous entendons les profondes respirations donnant vie au phrasé. Dans les deux derniers mouvements, les quatre pupitres arborent le même panache, la même verve. Rien ne les effraie ! Ils s’acquittent aisément des notes quelles que soient leurs longueurs. Paraphrasant le titre de leur premier enregistrement, ils conversent avec art, tout en évitant le flot de paroles superflues masquant la pauvreté de la pensée. La rigueur d’exécution n’altère en rien la grande complicité unissant les quatre amis. Cette amitié indéfectible va jusqu’à son paroxysme. Si l’un d’eux ne peut jouer, il n’est pas remplacé ayant pour ultime sacrifice : l’annulation de la représentation. Attitude noble... Cela n’est pas sans nous rappeler la devise des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, père (1802-1870) : Un pour tous, tous pour un.
Cette fois-ci, les applaudissements saluent chaleureusement la troupe des « quatre mousquetaires »…

Quittons le langage soutenu de Couperin et laissons-nous guider par l’Ensemble dans son hommage rendu à Elisabeth Jacquet de La Guerre. Claveciniste et compositrice française, elle laisse un nombre restreint d’œuvres dont le recueil de Six Sonates pour le Violon et pour le Clavecin (1707), d’où est extraite la Sonata IV en sol mineur interprétée ce soir. Soulignons la singularité de cette femme du XVIIème siècle qui fut la première à devenir compositrice. Elle bouscule la société dans laquelle une musicienne, si brillante soit-elle, ne pouvait prétendre, au mieux, qu’au poste d’interprète, de simple exécutante… Louis XIV (1638-1715) ne tarit pas d’éloges à son encontre en lui adressant « beaucoup de loüanges » (in le Mercure galant).
La sonate en trio en sol mineur alterne des mouvements aux tempi lents et vifs. L’équilibre parfait entre les pupitres démontre l’écoute attentive les uns envers les autres. Chaque voix s’apprécie nettement, sans aucune difficulté pour nos oreilles. Là encore, le phrasé est intelligemment construit. Les lignes mélodiques ne souffrent d’aucune banalité, d’aucune exagération. Le violon et la flûte s’ennoblissent dans les rythmes pointés. Leurs tierces s’assemblent autour de notes pivots. Fluidité et couleur harmonique en découlent.
Dans le presto, le clavecin agrémente le continuo (basse continue) de cascades d’arpèges. Jean Rondeau sait se montrer, tout à la fois, présent et discret. La viole est sublimement éloquente. Consécration de la douceur du langage dans l’adagio. Le presto suivant s’ouvre comme une « causerie ». La viole devient maîtresse de la ligne de « chant » en une phrase de doubles croches, accompagnée par le clavecin. Puis, la flûte imite la conversation avec le clavecin, la viole retrouvant sa fonction de continuo. Mais n’ayant dit son dernier mot, cette dernière reprend le fil du dialogue avant l’épilogue à quatre.

Les changements successifs de tempi ont tracé un joli relief. Une nouvelle fois, l’éloquence est au rendez-vous… Nous sommes tout autant charmés par l’esprit galant de la Sonata IV à quatre parties, Œuvre VIII. Composée en 1737 par Jean-Baptiste Quentin, la pièce comporte quatre parties bien différenciées, dite sonate en quatuor. La première partie est confiée à une flûte, la seconde à un violon, la troisième à une viole et la quatrième à un clavecin. Nevermind livre une interprétation raffinée. Coutumier du fait, l’ensemble sert l’expressivité du discours. Les instruments concertants tiennent le propos et ne s’essoufflent nullement. Soulignons le jeu virtuose du claveciniste. La main gauche assure le continuo tandis que l’autre argumente la partie concertante.

La conversation touche malheureusement à sa fin. Seul le dernier mot contemporain reste à poser. Le gambiste, Robin Pharo, s’y attèle non sans humour. Lors de l’explication de l’œuvre, Jean Rondeau vaque à ses occupations, il trie ses partitions… Robin l’interpelle : « As-tu un train à prendre ? » Les deux amis rient, rire communicatif. Comme quoi, le sérieux et la virtuosité tutoient parfois avec délice la désinvolture… N’est-ce pas « le grand art d’attirer à soi et de feindre l’ignorance, d’adopter un genre désinvolte ou indifférent ? » (in Femmes de soleil (1988), de l’écrivaine québécoise Dominique Blondeau).
La Harpe de David signe la première collaboration entre Nevermind et le compositeur contemporain Philippe Hersant, présent dans le public. Robin précise le but de l’œuvre : « L’essentiel est d’interpréter de la musique, même contemporaine, afin que la viole de gambe et le clavecin continuent d’exister. Le violon et la flûte ont évolué. Le clavecin et la viole, non ! »
L’œuvre débute par le registre grave de la viole. Nous percevons distinctement le frottement de l’archet sur les cordes. Adoucissant le trait, le violon et la flûte s’intègrent. Le clavecin les rejoint dans une gamme d’arpèges dissonants. Les notes s’entrechoquent. Nous remarquons le changement de jeu du claveciniste. Seule sa main gauche touche le clavier. Les trilles en continuo, ornent la plainte du violon et de la flûte. Le tourment nous étreint par les accords frénétiques de l’instrument. L’ombre et la lumière ne cessent de jouer ensemble. Les méandres mélodiques s’emparent de l’Ensemble.
Philippe Hersant cultive l’art des dissonances. Jean Rondeau, celui des variations, Anna Besson, celui du son bien travaillé. Louis Creac’h, celui de la dextérité et Robin Pharo, celui de la parfaite maîtrise de son instrument.

Ovationné, Nevermind offre en bis le rondo de La Piémontaise, tirée du recueil Les Nations de Couperin. Même à cette heure tardive, l’interprétation demeure souple, convaincante. Les nuances, toujours à propos, soutiennent le phrasé. Les artistes sont jeunes, mais ils manient avec brio l’art de la conversation…



Publié le 17 juin 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND