Les Paladins - Rameau

Les Paladins - Rameau ©Stephan Walzl
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Oldenbourg à l’heure de Rameau

Oldenbourg (Oldenburg) est une ville allemande située à une quarantaine de kilomètres de Brême. Dès Charlemagne elle fut attestée comme siège d’un comté, qui s’agrandira progressivement en annexant les bourgades voisines. Au milieu du XVème siècle le comte Christian d’Oldenbourg devint successivement roi du Danemark, puis de Norvège et de Suède. Il prit ainsi la tête d’un vaste royaume nordique et abandonna le comté à son frère. Ce dernier, belliqueux et incapable de régner, abdiqua rapidement au profit de ses fils. Grâce à une habile politique d’alliances durant la Guerre de Trente Ans, le comte Antoine-Gûnther épargna à son domaine les ravages qui ruinèrent la plupart des Etats allemands ; il assura aussi son contrôle sur la Weser, importante voie de communication pour les marchandises. Malheureusement la ville fut frappée dans la seconde moitié du XVIIème siècle par une terrible épidémie, puis par un incendie. Elle ne se releva véritablement qu’au XVIIIème siècle, où la domination danoise prit fin. La plupart des bâtiments du centre furent reconstruits dans le style baroque. L’élégant palais planté en plein centre-ville atteste encore aujourd’hui de cette brillante période. Le comté fut érigé en duché, puis en grand-duché par le Traité de Vienne de 1815, statut qu’il conserva au sein de l’Empire prussien et qui ne prit fin qu’en 1918.

Ville d’importance moyenne au sein d’une Allemagne réunifiée, Oldenbourg ne peut évidemment offrir à son théâtre (une élégante construction à l’italienne, non loin du château ducal) les moyens d’une grande scène. Dans ce contexte de relative modestie, la production d’un opéra de Rameau, et qui plus est pas un des plus connus du célèbre Dijonnais, paraissait quelque peu improbable. C’est donc avec surprise que nous avons appris l’existence de cette production des Paladins, bénéficiant du soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV). Notre intérêt a aussitôt été aiguisé, car depuis la brillante reprise de 2004 dirigée par William Christie au Théâtre du Châtelet (et enregistrée en DVD chez Opus Arte) cette pièce n’a à notre connaissance plus été donnée en France. Cette pièce est la dernière création donnée du vivant du compositeur, puisque les représentations des Boréades, achevées en 1783, furent finalement annulées à la suite de la mort de leur auteur durant les répétitions. Les Paladins furent fraîchement accueillis par le public de l’Académie Royale de Musique : ils restèrent à peine plus de huit jours à l’affiche ! Le livret a semble-t-il été fort critiqué par les contemporains. Il est attribué à un certain Jean-François Duplat de Monticourt dont nous ne savons à peu près rien par ailleurs : Rameau étant connu pour son avarice proverbiale, il a peut-être fait appel à un inconnu pour minorer le coût du livret ? Ou s’agit-il du pseudonyme d’un auteur plus connu ? Ses sources sont en revanche établies : il est inspiré d’un court conte en vers de La Fontaine (Le petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries), lui-même tiré d’un épisode de l’Arioste.

L’action se passe en Vénétie, au Moyen Age. Le paladin Atis, à la tête de sa troupe, vient délivrer la belle Argie, prisonnière de son tuteur Anselme, qui veut l’épouser. Il devra auparavant s’assurer de la complicité du gardien Orcan, malmené par Nérine, la servante d’Argie. La fée chinoise Manto (rôle chanté par un haute-contre), sous les traits d’une esclave Maure parvient finalement à séduire Anselme, qui est alors surpris par Argie. La fée unira les deux amants pour le happy end final.

L’argument est mince on en conviendra, mais il utilise un thème qui sera également utilisé plus tard par d’autres compositeurs : Mozart dans L’Enlèvement au Sérail ou Donizetti dans Don Pasquale, sans parler du Barbier de Séville de Rossini. L’histoire du vieux barbon qui veut séduire sa pupille ou sa nièce est en effet un des topiques du théâtre comique ou de l’opéra bouffe, qui provoque aisément le rire du spectateur par le décalage des situations. Rameau s’en empare avec tout son génie musical, d’autant qu’il est en pleine maturité : les danses y foisonnent, comme toujours chez le compositeur, et l’orchestration y est d’une grande inventivité (qui culminera quelques années plus tard dans Les Boréades). On peut d’ailleurs supposer que ce raffinement porté à son comble a également déconcerté un public désormais à la recherche, sous l’influence des Encyclopédistes, d’un « naturel » incarné par exemple par Le Devin du village (1752) de Jean-Jacques Rousseau (lire la récente chronique).

Nous avons donc entrepris le lointain voyage en direction d’Oldenbourg pour la première de cette production, et notre attente ne fut pas déçue. Sous la baguette du maestro Alexis Kossenko, habitué du répertoire baroque, l’Orchestre de l’Opéra d’Oldenbourg parvient à recréer la précieuse alchimie ramiste. Les puristes pourront regretter la sonorité plus rigide des instruments classiques (qui se traduit notamment par des attaques un peu âpres dans l’ouverture), de même que le choix d’un diapason moderne, plus élevé, qui augmente la difficulté des chanteurs dans les aigus. Qu’importe, la ligne mélodique se développe avec aisance et fluidité, probable fruit d’un important travail en amont, et se plaît à nous restituer les innombrables ornementations de la partition. Nous avons particulièrement apprécié les nombreuses interventions des cors, dès leur entrée dans le second mouvement de l’ouverture. Soulignons aussi que l’orchestre s’était pour l’occasion renforcé d’un joueur de musette (Jean-Pierre Van Hees), dont l’instrument apporte une indéniable touche authentiquement ramiste.

Cette ligne orchestrale au relief marqué rythme vivement les nombreux ballets ; elle sait aussi rester proche des chanteurs, nous livrant quelques instants magiques, comme l’air d’Argie Je vole, Amour (avant le final de l’acte II). Le Chœur d’Oldenbourg s’est lui aussi imprégné de l’esthétique ramiste pour chacune de ses nombreuses interventions, privilégiant une bonne insertion dans la ligne musicale à une diction parfois peu compréhensible (point à relativiser dans le contexte de cette représentation, puisque l’exigence du public en ce domaine n’était pas nécessairement au même niveau que la nôtre).

Du côté des solistes on observe non sans plaisir une aisance croissante dans le chant et la diction, qui passe par quelques approximations de diction ou de style au premier acte, vite balayées au second, et triomphe véritablement au troisième acte. Le chanteur qui témoigne le mieux de cette spectaculaire évolution au cours de la représentation est sans doute le jeune ténor autrichien Philipp Kapeller, qui assure les deux rôles d’Atis et de la fée Manto. Sa première apostrophe (Venez tous en pèlerinage) est empreinte d’une vigueur un peu démesurée. Mais la voix s’assagit bien vite dans les échanges amoureux avec Argie (Quand sous l’amoureuse loi, aux accents charmeurs). Et il est parfaitement à l’aise dans son impayable numéro de la fée Manto tentant de séduire Anselme (Le printemps/ Des amants). Surtout il s’acquitte avec un indéniable brio de la redoutable ariette finale (Lance Amour tes traits vainqueurs), tandis qu’Argie place entre ses bras une ribambelle de bébés ! Soulignons aussi la bonne qualité de sa diction, et son imposante présence scénique.



L’Argie de Martyna Cymerman débute ses premières interventions (Triste séjour) avec une acidité marquée qui souligne sa tristesse mais gâche quelque peu son timbre, et sa diction est plutôt hésitante. Mais l’arrivée d’Atis la transfigure bien vite (charmant duo Défions les jaloux), et c’est d’un timbre cristallin acéré qu’elle repousse les avances d’Anselme au second acte. Son air de la fin du second acte (Je vole, Amour) est un moment magique de bonheur, où elle développe de longs aigus filés, soutenue par un orchestre d’une grande délicatesse. Sooyeon Lee campe une Nérine enjouée et déterminée, assumant pleinement son rôle décisif dans l’intrigue : elle découvre les paladins d’Atis aux abords du château d’Anselme, et effraie le gardien Orcan en appelant à son aide les démons et furies. Dès son premier air (L’amant, peu sensible et volage) elle développe de jolis mélismes. Retenons aussi ses désopilant duos avec Orcan, et son air du second acte (C’est trop soupirer) aux brillants ornements en cascade, joliment soutenu par les hautbois.

Le jeune baryton hawaïen Stephen K. Foster (Orcan) semble d’emblée à l’aise dans ce répertoire. Son timbre clair et sonore, à la diction assurée et toujours très compréhensible, régale nos oreilles. Son invocation Belle Argie est émouvante, et son grand air du second acte Je puis donc me venger est particulièrement réussi. Soulignons aussi sa bonne présence scénique et ses talents d’acteur. En revanche la basse Ill-Hoon Choung (Anselme) ne parvient pas vraiment à trouver sa place dans cette distribution. Le timbre est sourd, presqu’étouffé, et la diction incompréhensible.



Le point fort de cette production est incontestablement la somptueuse mise en scène de François de Carpentries, assisté de Karine Van Hercke (costumes et décors) et d’Antoine Julie (chorégraphies). Avec des moyens réduits, cette équipe tire pleinement parti d’une scène aux dimensions modestes pour recréer la délicate alchimie du spectacle ramiste. En fond de scène d’élégants panneaux peints suggèrent les lieux : le château d’Anselme, dont les murs sont ensuite repeints aux couleurs des paladins, puis le palais chinois de la fée Manto au troisième acte. Quelques accessoires évoquent les situations, comme la grande cage présente au début du premier acte, qui prendra son envol lors du premier duo d’Argie et Atis. Sur cet arrière-plan sobre, les costumes aux couleurs vives campent les personnages : la robe vermillon de l’intrépide Nérine, la gaze jaune délicate d’Argie, la comique tenue noire d’Anselme rehaussée de bas mauves du plus mauvais goût, les costumes colorés des Paladins et les invraisemblables seins débordants de la fée Manto, tout droit sortis d’un film de Fellini ! Mentionnons aussi les effets spéciaux saisissants pour l’arrivée d’Anselme : éclairs accompagnés d’ombres menaçantes.

Mais la partie la plus spectaculaire et la plus réussie est sans doute la danse, présente tout au long de la représentation grâce à une mise en miroir des danseurs du BalletCompagnie Oldenburg avec les chanteurs : chaque rôle chanté est doublé d’un rôle dansé. Dans les magnifiques ballets du second acte, Atis et Argie, entourés des Paladins, assistent ainsi au mime des épisodes précédents ! Cette mise en abyme, d’inspiration tout à fait baroque, dans laquelle les danseurs se font applaudir au final par les chanteurs-spectateurs, a particulièrement ravi le public. Elle sera également reprise pour les ballets du troisième acte.

Le public a longuement applaudi chanteurs, danseurs, orchestre et équipe de production, suscitant une courte reprise du chœur final et rendant hommage à cette belle production. Espérons qu’elle sera reprise sur d’autres scènes, voire qu’elle puisse faire l’objet d’un enregistrement vidéo, afin de permettre à un plus large public de découvrir cette œuvre du génial Dijonnais.



Publié le 24 févr. 2019 par Bruno Maury