San Giovanni Battista - Stradella

San Giovanni Battista - Stradella ©Jean-Marie Jagu
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Stradella, maître du drame sacré

C’est au cours de l’Année Sainte proclamée par le pape Clément X que le San Giovanni Battista d’Alessandro Stradella voit le jour. En effet, la Congrégation des Florentins de Rome, qui réunit de puissantes familles toscanes et parmi les plus gros banquiers de la ville éternelle a décidé de commander une série de quatorze oratorios à exécuter entre l’Epiphanie et Pâques. Saint Jean-Baptiste étant le saint patron de cette compagnie, c’est tout naturellement qu’il constitue un sujet de choix pour le compositeur génois, à la personnalité haute en couleurs.

Cet oratorio, ne donnant lieu à l’époque à aucune espèce de mise en scène, se voit ici -au-delà d’une musique déjà très théâtralisée- encore amplifié dans sa dimension rhétorique par une dramaturgie inventive, aux moyens économes mais terriblement efficaces. On reste pantois devant le travail réalisé par Vincent Tavernier (mise en scène), Claire Niquet (scénographie), Erick Plaza-Cochet (costumes), (lumières) et bien entendu Damien Guillon à la tête de son ensemble Le Banquet céleste.

Si, au début des années 1990, j’avais eu la chance d’assister à Versailles à une véritable découverte de cette œuvre splendide, c’est que avec ses Musiciens du Louvre et une poignée de solistes de haut vol en avait donné une vision pleine de vigueur, mais uniquement sous forme de concert. Aussi redécouvre-t-on véritablement l’œuvre, magnifiée par ces personnages en chair et en os, qui se meuvent ici, au sein de la nef de l’église Saint Jean de Monplaisir à Angers pour gagner ensuite un décor constitué d’une tour escalier, surplombant une sorte de vestibule à arcades, offrant son écrin pour exacerber les « affetti » auxquels cette partition flamboyante nous expose sans relâche.

La Sinfonia introductive de la première partie nous fait découvrir le laboratoire du concerto grosso, au travers de sa succession de mouvements dont Corelli alors juste arrivé à Rome saura tirer la leçon. L’entrée de Jean Baptiste suivi de ses disciples est très remarquée. Elle s’opère dans l’atmosphère d’un tableau digne du Caravage, le Saint se tenant au milieu du public. Paul Antoine Benos-Djian qui nous avait déjà enthousiasmés dans Rinaldo (lire la chronique dans ces colonnes) impressionne d’emblée par la puissance vocale, la beauté de son timbre chaud et rond mais aussi par l’agilité dans l’aria Soffin pur rabbiosi fremiti aux allègres vocalises. Le chœur des disciples (très admiré de Charles Burney au XVIIIe siècle et de Haendel qui possédait un manuscrit de l’œuvre) livre alors un madrigal nocturne saisissant : avec leurs larges capuches qui masquent presque leurs visages à peine éclairés par quelques lanternes, ceux-ci donnent l’impression de statues animées.

Le changement de décor et de costumes (il s’agit des mêmes interprètes) s’opère à la vitesse de l’éclair pour nous transporter à la cour d’Hérode. Hérodiade, la fille, incarnée par Alicia Amo, fait son entrée sur un air Volin’pure lontano dal sen construit sur un ostinato entêtant qui sollicite d’emblée son aigu (encore un peu tendu). C’est un autre ostinato puissant qui soutient avec ampleur et ardeur l’aria du conseiller Anco in cielo, campé avec superbe par Artavazsd Sargsyan, merveilleux ténor dont la projection et la diction sont admirables.  Hérodiade la fille est désormais parfaite et ne quittera jamais ces hauteurs. Dans Sorde Dive, elle est soutenue par le concerto grosso et se fait ensorcelante, notamment grâce à ce chromatisme sur del mio bel foco, sur un contrepoint serré des cordes. Le trio Non fia ver réunit Hérodiade, sa mère et le conseiller et subjugue par sa sicilienne toute en suspensions.

Le traitement des récitatifs s’établit sur un continuo riche et renouvelé par diverses combinaisons où clavecins (Damien Guillon et Kevin Manent-Navratil), orgue positif, violoncelles (Pablo Garrido et Claire Gratton), contrebasse (Thomas de Pierrefeu), luths (André Henrich et Diego Salamanca) varient sans cesse les éclairages, avec un sens aigu des couleurs à donner à chaque phrase.

Si Hérode avait su s’imposer d’emblée sur un récitatif plein de majesté, Stradella lui réserve quelques pages plus loin un aria qui ne déparerait pas dans un opéra : tout y est, qu’il s’agisse de motifs en fanfares sur Tuonera puis, à partir de Di cieco, des vocalises virtuoses qui permettent à Olivier Déjean de faire montre de toute sa maîtrise. Quelle voix splendide ! Des aigus brillants, des graves sonores (le pentimento sur ré grave dans la seconde partie), un souffle impressionnant. On comprend qu’avec de tels atouts vocaux, Le Poliphemus ou le Lucifero de Haendel lui aient particulièrement convenu.

S’enchaîne aussitôt un quatuor étourdissant S’uccida il reo ! auquel le Saint répond avec sérénité avant que les quatre autres protagonistes ne se déchaînent avec une intensité encore accrue.

La première partie s’achève sur un duo Freni l’orgoglio (Hérode et sa fille) impressionnant par sa mise en place, tant les rythmes qui l’animent sont délicats avec leurs déhanchements incessants.

La seconde partie, qui suivait à l’époque la prédication, poursuit sur un même niveau d’excellence.

La danse anime l’aria d’Hérodiade , quand les basses telluriques propulsent l’aria du conseiller Anco il sol.

Jean-Baptiste ayant été arrêté, c’est de sa prison, tout en haut de la tour grillagée, qu’il offre l’un des sommets de cet oratorio Io, per me, non cangerei. Dans une quasi obscurité, que sa voix traverse tel un rayon de lune, Paul-Antoine Benos-Djian nous offre un chant qui, du ciel, telle une grâce divine, descend sur le public médusé. Il surclasse même son illustre (et néanmoins excellent) devancier Gérard Lesne, donnant aux phrases une ampleur et un soutien accrus par l’accompagnement opulent du Banquet céleste, en osmose, malgré la distance qui sépare ce dernier du chanteur.

La mère d’Hérodiade, Gaïa Petrone, n’a pour l’heure eu que fort peu d’occasions de se mettre en valeur (elle chantait dans les ensembles) dispose d’un récitatif et d’un court arioso pour suggérer à sa fille de demander la tête de Jean-Baptiste, ce dont elle s’acquitte avec toute la perfidie nécessaire.

C’est alors que l’Hérodiade d’Alicia Amo nous fascine complètement sur lusinghiero invito (admirable vocalise remplie de sensualité) en s’apprêtant à demander l’impensable à son père, qui s’effondre sur Ahi troppo brami, sentant la pitié battre dans son cœur, s’aventurant dans la tonalité rare à l’époque de si bémol mineur. Hérodiade explose alors s’envolant jusqu’au contre-ut avant d’entonner un sombre et mystérieux duo en fa mineur (Nel seren avec son père) qu’achève une sinfonia en forme de fugato aux couleurs mordorées splendides des cordes.

On assiste ensuite à une véritable scène de folie, où Alicia Amo nous éblouit par une virtuosité extrême, servie par l’écriture effarante de Stradella : accords de sixte augmentée à deux reprises sur afflitto core, vocalise inoubliable sur e discolora où la voix serpenteuse s’enroule et se déroule pour descendre et finir après un ultime chromatisme sur le do grave (c’est dire l’ambitus d’une partie chantée à l’origine par un castrat). Quelques mesures plus loin, des vocalises diaboliques agitent ce personnage vénéneux jusqu’à l’extrême aigu de la voix. C’est ensuite une atmosphère de désolation empreinte d’une envoûtante beauté qui règne avec le soutien du concerto grosso, Queste lagrime. Hérode ne peut que succomber à cette plainte : à son tour il cède à la vengeance dans un terrible Provi pur le mie vendette, qui emporte tout sur son passage.

C’est une accélération qui s’établit alors jusqu’à la chute finale. Hérodiade jubile de sa victoire, le Sù, coronatemi permet d’apprécier encore l’agilité d’Alicia Amo, dont la présence n’a cessé de s’affirmer au cours de la soirée. Hérode est de plus en plus tourmenté : Olivier Déjean nous rend son remord palpable au travers d’un arioso torturé, qui plonge dans l’abîme. Un duo divergent à souhait, confrontant la jubilation d’Hérodiade, qui adopte une ligne dansante quand son père expose un motif en valeurs longues, s’achève sur la question e perchè ? offrant une conclusion abrupte sur la dominante (à l’image de la tête de Saint Jean-Baptiste qui vient d’être tranchée quelques instants plus tôt), sans résolution, laissant le public saisi.

Damien Guillon, dont la direction s’avère extrêmement précise et la gestuelle d’une grande élégance peut être fier d’une telle réalisation : il s’agît d’une réussite totale au service d’une œuvre d’une extrême concentration (environ 75 minutes) et profondément originale. On ne peut donc trop se réjouir de la tournée de cette superbe production en Pays de la Loire et Bretagne (prochaines dates sur le site Angers-Nantes Opéra : San Giovanni Battista), à laquelle nous souhaitons le plus grand succès !



Publié le 21 nov. 2018 par Stefan Wandriesse