Il trionfo del tempo e del disinganno - Haendel

Il trionfo del tempo e del disinganno - Haendel ©
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La Vérité dévoilée par le Temps

Il trionfo del tempo e del disinganno est un oratorio composé par Georg Friedrich Haendel sur un livret du cardinal Benedetto Pamphili. L’œuvre a été créée à Rome en juin 1707 au palais du cardinal Pietro Ottoboni. Dans une Italie catholique, le luthérien Haendel, âgé alors de 21 ans, se sentira bien vite comme un poisson dans l'eau. Très vite apprécié par les autorités ecclésiastiques romaines, il se lie d'amitié avec le cardinal Pietro Ottoboni, le cardinal Carlo Colonna et le cardinal Benedetto Pamphili. Encouragé à se convertir au catholicisme, il refuse poliment mais fermement, refus qui ne l'empêchera pas de faire une brillante carrière à Rome et à Naples qui culminera avec le triomphe d'Agrippina à Venise en 1709. On reste pantois devant l'abondance et la qualité de la production musicale de Haendel pendant les trois années et demi qu'il passa en Italie. Il pratique presque tous les genres: la musique instrumentale, la cantate profane (cent vingt d'entre elles sont conservées), l'oratorio (Il trionfo del tempo e del disinganno et un autre chef-d'oeuvre, La Resurrezione, oratorio sacré, représenté en avril 1708 sous la direction d'Archangelo Corelli), des psaumes (remarquable Dixit Dominus composé en 1707, Nisi Dominus, Laudate pueri Dominum de 1708, Salve Regina,...). Concernant l'opéra, après Rodrigo, premier essai très prometteur, créé en 1707 au théâtre Cocomero de Florence, Haendel ronge son frein à Rome où l'opéra était interdit par décret papal. Arrivé à Naples, il compose en 1709 Aci, Galatea e Polifemo pour un mariage ducal. Introduit auprès du vice roi de Naples, le cardinal Vincenzo Grimani, il entre vite dans les bonnes grâces de ce puissant personnage. Ce dernier écrit pour Haendel le livret d'un opéra dont le titre est Agrippina et ce dernier se met à l'ouvrage avec enthousiasme. L’œuvre sera représentée à Venise le 29 décembre 1709 au théâtre San Giovanni Grisostomo, propriété du cardinal. Le succès sera phénoménal, succès mérité car cet opéra est un des plus créatifs du Caro sassone.

Le Temps, la Désillusion, la Beauté et le Plaisir sont les quatre allégories dont l'affrontement forme l'essentiel de la trame de l'oratorio. Beauté qui a juré fidélité à Plaisir est interpellée par le Temps et par la Vérité ou Désillusion qui lui rappellent la fragilité et la brièveté de sa nature et que tout est voué à se faner puis mourir. Folle, tu nies le temps, alors qu'à cet instant même, il dévore ta beauté, lui dit Désillusion. Avec un miroir, Plaisir encourage Beauté à profiter de sa beauté et du moment présent. Je prépare les joies pour le moment présent, je n'offre pas un bonheur imaginaire inventé pour les héros. Ainsi Plaisir termine-t-il le premier acte avec cette vision hédoniste et épicurienne. Le même miroir que Beauté utilisait pour contempler ses charmes, a un tout autre objet lors du deuxième acte. Désormais baptisé Vérité, il est brandi par le Temps et Désillusion et convainc Beauté que les plaisirs terrestres sont finis pour elle et qu'il lui faut préférer ceux infinis du ciel. Beauté revêt le cilice et décide de se retirer dans un couvent là où les larmes semblent être viles mais au ciel ce sont des perles.

L'oratorio consiste donc en une succession de débats moraux aboutissant à une conversion. Comme le suggère René Jacobs dans un entretien (à consulter sur Culturebox), le cardinal Pamphili a peut-être cherché à représenter le personnage biblique de Marie-Madeleine dans celui de Beauté. La morale qui sous-tend ce texte est limpide et conforme à celle d'une époque marquée par le pontificat austère du pape Innocent XI (1611-1696). Elle prône la délivrance, par la foi et la grâce divine, de l'asservissement aux désirs terrestres et souligne que la voie qui mène au bonheur éternel est étroite et peut passer par de sévères mortifications. Quelques éléments de ce texte sont empruntés à l'article de Martine Vasselin (accessible via ce lien) : Le corps dénudé de la Vérité, qui au passage, fait remarquer que dans le livret du cardinal Pamphili, la Vérité est représentée ceinte d'un habit blanc et non pas nue comme l'a peinte Giovanni Battista Tiepolo dans son célèbre tableau, La Vérité dévoilée par le Temps

Par sa théâtralité toute baroque, cette œuvre s'apparente bien plus à un opéra qu'à un oratorio et il n'est pas étonnant qu'elle ait tenté des metteurs en scène. Krzysztof Warlikowski, au moyen d'une audacieuse transposition, en a récemment proposé une lecture enrichissante (lire la chronique de mon confrère Bruno Maury dans ces colonnes). Les allégories sont en principe des entités abstraites mais la musique de Haendel en fait des personnages de chair et d'os grâce à une caractérisation poussée. Par exemple, Plaisir dans son effort de séduire Beauté chante des airs aguicheurs puis, quand il comprend que la partie est perdue, tente de l'émouvoir (Lascia la spina) et enfin laisse éclater sa fureur (Come nembo che fugge). La musique épouse donc les affects des protagonistes et leur affrontement est admirablement rendu par des duos et surtout les remarquables quatuors vocaux qui parsèment les deux actes. Le tempérament dramatique de Haendel s'exprime aussi intensément dans cet oratorio que dans ses meilleurs opéras ce qui n'est pas étonnant puisque pendant toute sa vie, le compositeur saxon a montré que la frontière entre les deux genres était très perméable. L'imagination du jeune musicien semble inépuisable par sa variété, ses contrastes et nous offre des morceaux exceptionnels comme par exemple le fameux Lascia la spina qui sera réemployé dans l'air d'Almirena Lascia ch'io pianga dans Rinaldo ou encore l'air bourré de chromatismes et de dissonances chanté par Beauté, Io sperai trovar nel vero il piacer. Encore plus exceptionnel me paraît être le formidable Tu giurasti di non lasciarmi chanté par Plaisir, aux harmonies sauvages et agressives, audace d'un musicien de 22 ans qui ne sera plus renouvelée dans son œuvre future, du moins à ma connaissance. Enfin le compositeur réserve une surprise en terminant son œuvre avec un chant ineffable envoyant les auditeurs dans les hauteurs les plus éthérées.

C'est Sunhae Im, bien connue des amateurs de musique baroque qui incarnait Beauté avec grand talent. La soprano sud-coréenne a merveilleusement traduit l'évolution de son personnage qui léger et insouciant au début, est progressivement envahi par le doute comme le montre son air mélancolique, presqu'un lamento, Io sperai trovar nel vero il piacer. Elle gagne enfin les célestes hauteurs dans l'air sublime qui clôt l’œuvre, Tu del ciel ministro eletto, on est ému jusqu'aux larmes. Le rôle de Plaisir, écrit pour un soprano masculin, a été confié ici à la soprano américaine Robin Johannssen. Cette dernière a été une révélation pour moi par la projection généreuse de sa voix, son beau timbre, son engagement exceptionnel notamment dans le prodigieux aria di furore Tu giurasti di non lasciarmi, son intonation parfaite. Son art a culminé dans l'avant dernier air de la partition Come nembo che fugge où elle vocalise de façon stupéfiante. Elle a montré qu'elle était aussi capable d'émouvoir avec un Lascia la spina parfaitement maîtrisé. Désillusion (vérité) était chanté par Benno Schachtner, alto. Ce dernier m'a enchanté par sa voix bien projetée au timbre très séduisant. Son rôle comporte plusieurs airs centrés sur le charme mélodique et en particulier Piu non cura valle oscura, air où la ligne de chant du chanteur, particulièrement envoûtante est soulignée par de discrètes flûtes à bec. Personnage le plus sévère, il Tempo était chanté par James Way. Le ténor britannique m'a impressionné par la puissance de sa voix, il a triomphé dans l'aria di paragone E ben folle quel nocchier, qui emploie la métaphore favorite dans l'opéra seria du navire aux prises avec la tempête et dans lequel il manifesta son agilité vocale et la hardiesse de ses vocalises.

Le Freiburger Barockorchester a présenté un ensemble fourni comprenant les cordes, deux hautbois, deux flûtes à bec, un basson, un théorbe, une harpe, un clavecin et un orgue. Dès la sinfonia d'ouverture les deux violons solistes des pupitres de premiers violons et de seconds violons se sont livrés à une éblouissante démonstration de virtuosité avec de délicieux bariolages aériens. La première violon soliste donnera dans le sublime aria final un solo poignant de pureté et de simplicité et la démonstration que l'on peut obtenir une sonorité à tomber avec les cordes en boyaux nus ! Le violoncelle solo a également brillé avec plusieurs interventions magnifiques et peu vibrées. De superbes hautbois très incisifs sonnaient presque comme des trompettes dans l'aria di furore Come nembo che fugge. Les flûtes à bec ont agrémenté les passages les plus doux par leur ravissants gazouillis. Dans le continuo, on pouvait apprécier le son de la harpe baroque qui se livra, à la fin de Lascia la spina, à une délicate et subtile improvisation relayée avec autant de grâce par la violoniste solo. L'orgue joue un rôle important dans le continuo de cet oratorio et Haendel y a intercalé une sonate pour orgue interprétée avec brio. René Jacobs imprime sa personnalité et son génie musical à cet orchestre comme l'a montré la conclusion extraordinaire de l’œuvre où il arrive à suspendre...le Temps sur la note finale jouée par l'orgue.

Le public a manifesté son enthousiasme par une bruyante ovation, succès pleinement mérité tant cette musique merveilleusement interprétée est propre à enchanter les oreilles de l'auditeur et à provoquer en lui une émotion intense.



Publié le 21 sept. 2018 par Pierre Benvéniste