Accords Nouveaux - Antonini

Accords Nouveaux - Antonini ©
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Promenade dans les prémices du luth baroque

Peu de luthistes ont le courage d’aborder des répertoires originaux sortant un peu des sentiers battus. Avec Les Accords Nouveaux, Claire Antonini a eu l’immense mérite de le faire. Et elle aborde ainsi pour la première fois à ma connaissance un répertoire jamais enregistré auparavant, pour des raisons assez évidentes(pour les luthistes) : le luth doit être presqu’entièrement désaccordé du « vieil ton » en usage durant la Renaissance, afin de l’accorder sur l’un de ces « accords nouveaux », accords de transition marquant le passage en douceur de la Renaissance à l’accord « nouveau » de l’époque Baroque, qui lui, demeurera inchangé jusqu’à la disparition de l’instrument à la fin du 18ème siècle. Jouer ces pièces nécessite donc de posséder plusieurs instruments vu le temps nécessaire pour accorder un luth correctement, en ajoutant à cela le risque de cordes cassées à chaque changement d’accord !

L’instrument roi du XVII siècle

1638 : nous sommes en plein règne de Louis XIII. L’éditeur-imprimeur-luthiste Pierre Ballard publie en cette année de naissance de Louis XIV un recueil de pièces de luth regroupant des œuvres de René Mézangeau, François Dufaut, Nicolas Bouvier (le prénom n’est pas précisé dans le livret accompagnant le CD car un doute subsiste sur le prénom) et Pierre Dubut. Ces pièces ont en commun qu’elles nécessitent toutes un accord spécifique, ou plutôt DES accords spécifiques, différents selon les suites et portant pour certains des noms poétiques : « Ton ravissant », « ton enrhumé ». Il faut savoir qu’en cette période de notre histoire, le luth est un instrument extrêmement populaire dans la bourgeoisie et l’aristocratie depuis le règne d’Henri IV. Louis XIII était lui même un excellent luthiste qui aurait reçu son premier instrument pour ses trois ans en 1604 ! Marie de Médicis, sa mère, jouait elle même du luth et reçut des leçons d’Henri de L’Enclos (père de la célèbre Ninon) et de… Robert Ballard. Nous y voilà !

Un répertoire injoué depuis 350 ans

Claire Antonini ressuscite ces pièces publiées en 1638 et injouées depuis plus de 350 ans, et ces 56 minutes de musique offrent un véritable bonheur. Préludes, allemandes, courantes, sarabandes se succèdent et c’est à chaque changement d’accord au fil de l’écoute que l’on saisit de nouvelles couleurs sonores à travers les différences harmoniques produites par les cordes à vide en fonction de l’accord choisi par l’auteur de chaque suite. La démarche n’est pas sans rappeler la scordatura, technique consistant à accorder le violon différemment de la manière traditionnelle en créant des résonances sympathiques inusitées (sur cette technique, lire également la chronique Minoriten Konvent). A une différence près cependant : les Sonates du Rosaire sont d’une difficulté extrême à jouer du fait de l’accord différent sur le violon ; par contre, il n’y a aucune difficulté particulière avec le luth, les partitions étant pratiquement toujours écrites en tablatures (A titre d’explication, l’accord choisi est précisé en début de suite, en haut de page généralement. Chaque lettre sur la tablature correspond à une position du doigt sur le manche - donc peu importe l’accord !, chaque ligne correspond à une corde. Ainsi, la lettre a désigne la corde à vide, b la première frette, c la seconde, d la troisième, e, f... Le rythme figure juste au dessus de la note ou de l’accord). Il suffit donc de suivre la tablature pour jouer une pièce, peu importe l’accord de l’instrument.


Claire Antonini

Un concentré de raffinement

La Canarie de Bouvier est magnifique, tant par son écriture que par l’interprétation qu’en donne Claire Antonini. Le tout premier Prélude de Mézangeau également, la Suite de François Dufaut en « tierce bécarre » est un vrai ravissement. A noter C’est où je vous attend, dernière pièce de cette Suite, un air de cour de l’époque suivi de son « double », une variation sur la pièce originale composée par Claire Antonini dans le plus pur esprit de l’époque… Mais tout le CD constitue un vrai régal à l’écoute, un concentré de raffinement servi par un jeu impeccable, des ornementations dans les règles de l’art et une prise de son parfaitement équilibrée, ni trop près de l’instrument, ni trop loin - et Dieu sait si l’exercice est difficile pour bien enregistrer le luth.

De nouveaux accords qui vont changer la couleur sonore du luth

Ces accords nouveaux dits « extraordinaires »(en opposition à l’accord le plus utilisé à l’époque, dit « ordinaire ») ont été explorés par les luthistes de l’époque pour faire évoluer le répertoire de l’instrument, mais de toute évidence, à l’écoute de cet enregistrement, le style Renaissance est déjà loin et ces pièces annoncent bel et bien le grand style baroque du luth qui prospérera durant le règne de Louis XIV. D’ailleurs, Dufaut adoptera ensuite définitivement l’accord « nouveau » de l’époque Baroque dans ses compositions ultérieures qui elles, ont déjà été enregistrées par Hopkinson Smith et Louis Pernot… en 1976 et en 1988. Certes, la musique composée pour le luth demeure encore confidentielle de nos jours, mais elle mériterait amplement d’être redécouverte car elle demeure l’un des meilleur témoin du raffinement à la française. Claire Antonini signe là un enregistrement qui fera date. Que dire de plus ? L’écouter avec attention, confortablement installé dans un fauteuil, et se laisser porter par la musique afin de pouvoir l’apprécier au mieux. Il peut être acheté directement sur son propre site.



Publié le 31 déc. 2020 par Eric Lambert