Achante et Céphise - Rameau

Achante et Céphise - Rameau ©
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Voilà qui ne peut qu’éveiller notre « sympathie » pour pareille merveille

Rameau ne cessera donc jamais de nous étonner. Parmi ses œuvres écrites au fil des naissances de la famille royale, Achante et Céphise occupe une place de choix, entre Zéphire (commande supposée en 1750) et Daphnis et Églé, Lisis et Délie ou encore Les Sybarites (1753). Composée en 1751 en l’honneur de la naissance de Louis Joseph Xavier, Duc de Bourgogne (décédé prématurément à l’âge de dix ans), cette pastorale héroïque a longtemps souffert de son statut d’œuvre de circonstance, la faisant négliger de la plupart des ensembles, le regretté Frans Brüggen s’étant limité à une suite orchestrale qui ne diffusait qu’avec parcimonie les beautés d’une partition absolument remarquable. Le livret de Marmontel allie avec originalité mythologie (le monde des bergers) et univers féerique voyant s’affronter un génie malfaisant et une fée bénéfique. En outre, l’absence de prologue se voit compensée par un épilogue contenant l’hommage monarchique de rigueur. Celui-ci s’illustre par une éclatante contredanse rehaussée de trompettes et timbales et d’un chœur qui sait éviter de façon magistrale toute fadeur pour témoigner de la liesse d’un peuple : Vive la race de nos rois, c’est la source de notre gloire. Puissent leurs règnes et leurs lois durer autant que leur mémoire. C’est une constante dans toute cette œuvre : les conventions se voient dépassées par un traitement musical hors du commun. Rappelons ici que la présente production figurait initialement à l’affiche de la saison 2020/2021 du Théâtre des Champs-Elysées mais qu’elle n’avait pu être donnée en public, compte tenu du contexte sanitaire ; elle avait toutefois été diffusée sur Internet (lire le compte-rendu dans ces colonnes).

Pour servir cette partition d’une richesse de coloris absolument inouïe, Alexis Kossenko sait désormais qu’il peut compter sur un ensemble orchestral réunissant Les Ambassadeurs et La Grande Écurie aux effectifs colossaux conformes à ceux de l’opéra de Paris au tournant des années 1750. Qu’on en juge plutôt : 15 violons, 6 altos, 9 violoncelles et 1 contrebasse, 4 flûtes, 4 hautbois, 2 musettes, 2 clarinettes, 4 bassons, 4 cors, 2 trompettes, percussions et clavecin (ce dernier n’intervenant désormais que dans les scènes pour les récitatifs soutenus par des basses particulièrement charnues). Ce foisonnement instrumental d’une somptuosité sans pareille nous vaut des frissons dès l’ouverture, certainement la plus délirante que Rameau ait jamais conçue. Celle-ci juxtapose une prière aux accents plaintifs (Vœux de la Nation en ut mineur) que vient interrompre un robuste « tocsin » à la scansion terrifiante (coups de canon) à laquelle se superposent les gammes fusées du « feu d’artifice » et une véritable mosaïque de timbres qui éclatent de partout à la fois d’une façon aussi sonore que visuelle. Une fanfare sur le Vive le Roi vient conclure cet épisode inaugural qui impressionna à juste titre les contemporains. Deux cents soixante-dix ans plus tard, le saisissement reste entier, notamment par une mise en place exceptionnelle qui laisse pantois car Rameau ne recule devant aucune audace, réservant notamment aux instruments à vent des traits d’une extrême virtuosité.

Cette splendeur orchestrale sert également un corpus chorégraphique très ambitieux, mêlant gavottes (délice du frisson offert par le fa bécarre dès sa deuxième mesure de la première gavotte à l’acte I), rigaudons, tambourins, mouvement de chaconne vive, musettes et naturellement menuets. Tendresse, nostalgie imprègnent les mouvements pastoraux, renouvelant parfois le miracle des Fêtes d’Hébé. Il est impossible de résister au charme pénétrant du menuet en musette du deuxième acte, qui se voit parodié dans une version chantée (Chassons de nos plaisirs tranquilles). Hautbois, musettes, violons et tailles en doubles cordes, ligne de basson arpégée ou ondulante, basse en bourdon installent une atmosphère troublante qui atteint son apogée au début de la deuxième partie du menuet (avec ses sauts de quartes de la basse, si typiques de Rameau). Une douce mélancolie imprègne le deuxième menuet en sol mineur. Au retour du premier menuet, on rend les armes devant pareilles beautés.

Une autre pièce s’avère particulièrement saisissante : la loure du divertissement offert par le Génie au premier acte. Cuthbert Girdlestone disait de cette pièce qu’elle était, de toutes les danses de Rameau, celle possédant la texture « la plus épaisse ». Opposant ses motifs heurtés des cordes à ceux anxieux des hautbois, cette page troublante s’inscrit en digne héritière de celle des Incas du Pérou qu’elle dépasse encore par son ampleur. D’autres danses échappent à toute forme conventionnelle : celle des Amants qui se fuient en se plaignant est absolument étonnante par ses bribes mélodiques disloquées (motifs ascendants pour la fuite, valeurs longues et appogiatures pour les plaintes) ; l’Air très vif du troisième acte préfigure la torture d’Alphise des Boréades. Les Airs pour les Génies et les Fées ou pour les Esprits aériens adoptent des textures allégées, faisant scintiller les flûtes et les cordes avec une grâce arachnéenne. Ailleurs, c’est la robustesse bonhomme des pantomimes (on en trouvait déjà une magnifique dans Pygmalion) qui suscite une franche gaîté, parsemant ça-et-là un sourire empli de fraîcheur.

Enfin, les clarinettes, reconstruites spécialement à l’occasion de cet enregistrement (dans les tonalités d’ut, ré et la) apportent une couleur toute particulière. Associées aux cors et bassons, elles confèrent à certaines pages une atmosphère d’Harmoniemusik avant l’heure. Rameau, toujours à la pointe, dut être séduit par les clarinettistes et cornistes venus de Bohême pour adopter aussitôt ces instruments d’une façon encore inédite. Ici, les saveurs fruitées, gourmandes et chaudes participent grandement à l’enchantement procuré par cette partition d’une richesse incroyable.

À l’éclat instrumental répond celui de pages vocales d’une invention confondante. Si j’ai fait référence à Alphise plus haut, c’est qu’à plusieurs reprises Rameau nous laisse déjà envisager ses grandioses Boréades. Les deux Coryphées (À sa voix les vents en fureur) rejoints par le chœur (Un immortel vous cède la victoire) semblent annoncer le duo plein de fureur de Borilée et Calissis au moment où le peuple de Bactriane acclame sa reine Alphise. Les démons du troisième acte (Haine implacable, guide nos pas) font songer aux vents souterrains s’opposant à Abaris. Les pages chorales, animées par Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, sont également d’une grande beauté, parfois amplifiées par la présence de certains personnages (Achante, Céphise, Zirphile, les deux Coryphées) doublant les différentes parties du chœur ou avec lesquelles celui-ci dialogue pendant quelques mesures (le Triomphe ! Victoire ! qui rappelle autant par ses paroles que par sa musique une page de La Princesse de Navarre connaît un élan irrésistible). À côté de ces ensembles à l’écriture très élaborée, d’autres chœurs frappent par leur spontanéité et leur souffle galvanisant. La contredanse finale Vive la race de nos rois en constitue un exemple abouti et l’on est subjugué par cette musique enthousiasmante dont seul Rameau était capable, là où tant de ses contemporains auraient sombré dans la platitude sur pareil texte.

Les différents rôles sont magnifiquement servis. Après avoir endossé successivement différents personnages phares de Rameau (voir les comptes-rendus Pygmalion et Dardanus), Cyrille Dubois campe un Achante délicat mais sans la moindre mièvrerie. Le timbre est de plus en plus beau, année après année, la diction impeccable, se distinguant parmi les meilleures hautes-contre à la française qui soient actuellement (avec Reinoud van Mechelen et Mathias Vidal). Récitatifs, petits airs sont impeccables (magnifique scène de l’oracle au Temple de l’Amour). La virtuosité parfaitement maîtrisée permet de décerner des lauriers au valeureux Achante qui célèbre la venue au monde d’un nouveau Bourbon dans l’ariette Aigle naissant faisant se succéder deux idées : l’une pleine de noblesse en valeurs longues et pointées et l’autre émaillée d’alertes vocalises et d’envols agiles dans l’aigu.

Sabine Devieilhe nous offre une Céphise absolument délicieuse. Dans son album Le grand théâtre de l’Amour, également accompagnée par Alexis Kossenko, elle avait révélé d’évidentes affinités avec la vocalité ramiste. Sa voix de diamant sied particulièrement à un art très exigeant et empreint de raffinement. Une scène retient particulièrement l’attention : celle où les amants attendent que l’oracle leur annonce (Notre arrêt va se prononcer) leur sort, unissant leurs voix en duo de façon magnifique sur Tendre Amour, Achante/Céphise t’appelle, d’abord en récitatif puis dans une section animée de vocalises en imitations sur Lance, lance tes traits dans mon âme. L’ariette finale est également superbement défendue. Originale dans son écriture, celle-ci juxtapose des motifs très différenciés : une simple gamme en blanches, évoquant un lever de soleil, qui débouche sur des figurations en valeurs courtes en fusées, ou motifs de doubles-croches deux par deux. C’est une texture analogue (avec une ligne de flûte particulièrement virtuose) à celle qui animera Un horizon serein des Boréades quelques années plus tard, quoique de façon encore plus aboutie. Le Génie est probablement le rôle le plus intéressant de l’œuvre. Rameau avait une prédilection pour ces « méchants » (Huascar, Cindor, Abramane, Borée…) aux personnalités complexes.

David Witczak fait une entrée très remarquée sur Non, je ne serai point impunément jaloux. De bout en bout, il se montre absolument excellent tant sur un plan vocal que théâtral. Quelle présence ! Que d’autorité sur Ne puis-je inspirer que l’effroi ! et plus loin sur Aquilons volez à ma voix (avec un fa dièse aigu redoutable), qui domine un accompagnement rageur conduit au paroxysme sur « supplices ». Et quel sadisme dans son récit : Voici l’instant de son supplice. Parle ou je l’immole, auquel les amants répondent en suppliant. Judith van Wanroij, quant à elle, confirme avec sa Zirphile son adéquation pour ce répertoire dans lequel elle s’épanouit avec bonheur dans chacune des productions auxquelles elle apporte sa présence rayonnante.

Les autres rôles intervenant dans les divertissements, absolument prépondérants dans cette œuvre, sont tenus avec le même soin. Les prêtresses de Jehanne Amzal, Anne-Sophie Petit et Floriane Hasler font montre de belles voix qui rendent le début du deuxième acte particulièrement séduisant. Le Coryphée d’Artavazd Sargsyan impressionne par la puissance de ses aigus particulièrement sollicités autant en solo qu’en duo. L’excellent Arnaud Richard offre autant d’éclat en Coryphée qu’en chasseur, ce qui nous vaut un air particulièrement remarquable L’Amour est heureux par lui-même d’une grande virtuosité pour les parties de clarinettes et de cors qui lui servent d’environnement musical. Enfin Marine Lafdal-Franc séduit autant en Fée qu’en Bergère. J’ai déjà évoqué le charme ineffable du menuet lent Chassons de nos plaisirs tranquilles, charme renouvelé dans le duo du divertissement final Résonnez tendres musettes, au motif initial entêtant qu’entonne la Bergère à laquelle s’unit le chœur dans une sorte d’apothéose pastorale illuminée d’un ré majeur solaire.

Rameau enchaîne beautés sur beautés, servi ici par des musiciens et chanteurs qui savent communiquer de façon, ô combien convaincante, leur amour pour une œuvre dont l’absence phonographique était incompréhensible. Exprimons notre vive reconnaissance à Alexis Kossenko et les siens d’avoir su braver maints obstacles pour redonner vie à une partition qui ne peut susciter que notre admirative « sympathie » !



Publié le 26 janv. 2022 par Stefan Wandriesse