Cadmus & Hermione - Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault

Cadmus & Hermione - Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault ©Cadmus tuant le dragon - Hendrick Goltzius (1558-1617) © Château de Versailles Spectacles
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La pierre angulaire de l’opéra français


Après avoir apprivoisé son public avec Les Fêtes de l’Amour et Bacchus (reprenant de nombreuses pages issues de sa collaboration avec Molière), Lully sent que la situation lui est désormais favorable, ayant compris la leçon de Pomone (Perrin et Cambert) qui obtient un grand succès. Lui, qui naguère estimait que l’opéra ne pouvait réussir en France (les souvenirs de ses prédécesseurs italiens n’ayant pas été des plus reluisants), va prendre un tournant absolument décisif, tant pour sa carrière que pour la musique française elle-même. En avril 1673, avec Cadmus et Hermione, Lully renouvelle son entrée en scène en concevant un modèle, qui, pendant plus d’un siècle, va offrir son cadre à l’opéra national, celui de la tragédie en musique. Fruit d’une géniale synthèse opérée avec son fidèle complice et librettiste Quinault (leur collaboration remontant manifestement aux années 1660), cette tragédie en musique rassemble en un tout particulièrement cohérent les éléments épars d’un « puzzle » qui s’est progressivement constitué. C’est que, fort de son expérience du ballet et de l’air de cour, de la comédie mais aussi de la tragédie à machines (notamment l’extraordinaire Psyché de 1671), Lully réalise le tour de force de proposer une œuvre intégralement chantée dont l’action suivie trouve son fil conducteur grâce à ce fameux récitatif qu’il a mis au point avec une appropriation de la langue française qui laisse pantois, étant donné ses origines florentines. La suprématie du texte, avec une prosodie respectée à la lettre, d’une parfaite intelligibilité trouve une traduction musicale raffinée (changements de mesure suivant les inflexions de la parole, intervalles expressifs liés aux affects et soutien harmonique en rapport dont Rameau montrera, au siècle suivant, la profonde intelligence tout autant que l’impressionnante intuition. Et non content de satisfaire cette exigence nationale, Lully va flatter également le goût de son public pour le divertissement, le merveilleux et bien sûr la danse qui innerve la structure en maints endroits stratégiques.

Vincent Dumestre n’en est point à sa première expérience lullyste. Il avait déjà servi dans de mémorables versions scéniques Le Bourgeois Gentilhomme et Cadmus et Hermione. Plus récemment, il s’était emparé de Phaéton dont la réussite (voir compte-rendu) est cependant ici amplement dépassée. L’emploi du français restitué constitue une marque de fabrique du Poème harmonique qui s’avère globalement convaincante malgré la distance de facto instaurée avec notre français actuel. Ce qui frappe est la profonde cohérence qui se dégage de l’ensemble (usage de la langue, instrumentarium, effectifs qui sans être pléthoriques sont des plus efficaces) tant le sens du théâtre offert ici est confondant. L’absence de mise en scène ou d’éléments visuels ne se fait jamais sentir car, des chanteurs aux musiciens, tout le monde vit intensément, sans la moindre longueur, ces pages primitives et expérimentales que Lully ne cessera de perfectionner dans ses tragédies en musique à venir.

On ne sait ce que l’on doit vanter le plus, du soin instrumental à la maîtrise vocale. L’orchestre sonne magnifiquement, coloré, charnu, resplendissant. Dans son sol majeur solaire, l’ouverture (l’une des plus heureuses sorties de l’imagination du compositeur) suffirait à elle seule à convaincre de la somptuosité déployée. La partie inaugurale pointée s’affirme avec une majesté pleine d’énergie mais dépourvue de pesanteur quand son fugato (remarquablement écrit) nous emporte par son élan incroyable. Les passages virtuoses (Les tourbillons des vents agités par l’Envie au Prologue par exemple) sidèrent par leur mise en place absolument impeccable. Les danses sont tantôt délicieuses, tantôt irrésistibles par l’élan qu’elles adoptent (extraordinaire chaconne). Le continuo est magnifiquement varié, réservant de splendides réalisations aux basses de violons (Cyril Poulet et Lucas Peres) qui nimbent certains récits de façon quasi surnaturelle, ou recourant au jeu pincé dans les airs de comique léger. On s’étonne parfois de la modestie de certains pupitres (une trompette suffit parfois à déclencher un martial cataclysme ! Remarquable Gilles Rapin), mais que reprocher face à tant de vigueur ?

Le plateau vocal, malgré quelques menues réserves sur certains rôles secondaires (timbres un peu pointus, mais ce ne sont là qu’affaires de goût personnel), semble n’appeler que de vifs éloges. Le Cadmus de Thomas Dolié est d’une excellence irréprochable : plein de noblesse mais aussi extraordinaire de sensibilité. Quels aveux de son amour pour Hermione ! Ceux-ci sont murmurés vers la fin de la scène 2 de l’acte I avec une délicatesse réellement attendrissante. Il est secondé par l’Hermione au timbre capiteux d’Adèle Charvet, qui sans faire oublier Claire Lefiliâtre (extraordinaire dans la réalisation précédente) se hisse à son niveau. Eva Zaïcik livre une Charite absolument délicieuse et pleine de malice (Tu rirais avec moy). Arbas, véritable rôle bouffe de valet poltron, est campé de façon irrésistible par Lisandro Abadie qui sait animer chacune de ses interventions de façon admirable. Et son Pan, au prologue, captive instantanément par son air facilement mémorisable « Que chacun se ressente ». La Nourrice, sortie tout droit de l’opéra vénitien, suscite le rire par son ridicule et se voit très bien incarnée par Nicholas Schott. Qu’il soit Draco ou Mars, Virgile Ancely parle avec l’autorité qui sied, à l’instar de Guilhem Worms en Grand Sacrificateur ou Jupiter. Si les Princes Tiriens (Enguerrand De Hys et Olivier Fichet) ne présentent qu’un intérêt relatif, la faute en incombe à Quinault qui saura rendre ce genre de personnages autrement convaincants avec le Chevalier danois et Ubalde dans son ultime Armide. Les Africains (Benoit-Joseph Meier et Kaëlig Boché) qui se joignent à Arbas dans le divertissement de l’Acte I savent parfaitement rendre honneur à la modestie de leur intervention. Marine Lafdal-Franc (Pallas), Brenda Poupard (Junon) et Agathe Boudet (Vénus) illustrent les démêlés des déesses avec pertinence.

L’Ensemble Aedes (déjà à l’honneur pour de grands motets de haut vol, voir compte-rendu Majesté de Lalande) sait parer les chœurs de toutes les couleurs requises. Le Prologue lui offre de multiples occasions de faire montre des qualités attendues, sachant incarner la louange royale, la joie rustique aussi bien que l’effroi. Les actes III et V (une seule brève intervention lui est réservée au IVe et le Ier le laisse au repos après l’avoir autant mobilisé dans le portique inaugural) permettent de le retrouver avec une joie renouvelée, sa présence réellement communicative attestant d’un enthousiasme palpable à participer à cette aventure riche en rebondissements.

Qui voudrait approfondir sa connaissance de l’œuvre, tant dans ses éléments de contexte historique que sur l’élaboration du livret et de sa musique, gagnerait à lire le remarquable ouvrage Cadmus et Hermione de Jean Baptiste Lully et Philippe Quinault, produit par un collectif d’auteurs réuni par Jean Duron et paru en 2008 chez Mardaga. L’excellent Thomas Leconte du Centre de Musique Baroque de Versailles y livre une remarquable analyse du livret étudié en regard de la partition, de nombreux extraits de celle-ci venant à l’appui d’une démonstration aussi profitable que plaisante à découvrir. Ce dernier signe ici une notice détaillée et passionnante.

Aussi nous limiterons-nous ici à souligner quelques pages parmi les plus marquantes d’une œuvre extraordinairement riche dans ses beautés musicales, propres à convaincre du génie de Lully et de ses multiples facettes. Il faut dire, à la suite de Philippe Beaussant, qu’en livrant Cadmus et Hermione au public, Lully jouait son va-tout. Il visa juste et les spectateurs lui firent un triomphe.

Par ses allusions politiques (Guerre de Hollande), le Prologue, à grand spectacle, juxtapose dans une structure très complexe ce qui fera la marque de celui à venir : un mélange habile entre l’héroïsme sous-entendu par l’allégorie de l’Envie et la victoire sur le Serpent Python et le comique (« Pourquoi ne rirons-nous pas ? » chanté par Pan). Relevons la magnifique transition au relatif de si bémol majeur, favorisée par la modulation précédente du chœur en sol mineur. L’entrée des paysans nous vaut un rondeau irrésistible, rehaussé d’une rustique cornemuse du meilleur effet. La fin du Prologue donne lieu à des danses, parodiées dans diverses textures vocales (solo, ensembles et chœurs) sur des airs promis à un beau succès : « Profitons des beaux jours », « Heureux qui peut plaire » et peut-être plus encore « Peut-on mieux faire », véritables timbres qu’on retrouve dans maints recueils de parodies bacchiques mais aussi spirituelles !

Comment résister en outre aux enchantements de l’air d’Hermione (Acte I, scène 3), dont les paroles « Cet aimable séjour si paisible et si sombre » trahissent la filiation de Quinault à l’égard de Tristan L’Hermite (le Promenoir des amants). Sur un mouvement de passacaille, cette entrée de la Princesse est inoubliable par son charme envoûtant. Plus loin, offrant le divertissement de l’Acte I, la lumineuse chaconne s’impose par son éclat. Elle semble déjà annoncer celle d’Amadis dont elle partage la tonalité d’ut majeur (mais ici guère troublée par le passage en mineur). Ses tournures hémioliques intègrent habilement une allusion aux Géants qui ajoutent leur démarche pataude à la vivacité des Africains qui s’emparent de cette danse exotique bientôt développée par un trio vocal reprenant une partie du matériau instrumental et invitant à suivre l’Amour sans réserve.

L’Acte II offre le contraste saisissant entre deux façons de traiter les adieux. La première l’est sur le mode comique (entre Arbas et Arbas et la Nourrice), émaillée de petits airs propres à séduire les servantes et les passants du Pont-Neuf où souvent les airs de Lully étaient adoptés par les gens du peuple. La seconde, en revanche, sur le mode tragique est annoncée par un sombre prélude dans la rare tonalité -pour l’époque- d’ut mineur. Scène ô combien tragique, pièce maîtresse admirée à juste titre par les contemporains, celle-ci voit les deux héros principaux dialoguer « Je vais partir belle Hermione » et « Ah ! Cadmus pourquoy m’aimez-vous ? » jusqu’à ce que le rythme s’intensifie et les interventions se resserrent avec un passage saisissant « Croyez en mon amour » (avec son enchaînement de 7e et sixte augmentée si frémissant !). Le temps presse mais les amants ne parviennent à se quitter et le dialogue se limite aux prénoms pour atteindre sa chute ultime, absolument bouleversante, sur « Adieu. ». Sans redite aucune, Lully réitérera l’année suivante dans Alceste ce pathétique lié à toute séparation, que celle-ci résulte du devoir ou de la mort dans deux duos qui, dans leur dépouillement extrême, renouvelleront cette émotion intense. Se retrouvant seule, Hermione monologue et chante sa douce plainte « Amour, voy quels maux tu nous fais », dans le ton « sévère et magnifique » de sol mineur.

L’Acte III réserve en son sein un divertissement haut en couleurs : le Sacrifice à Mars, introduit par une symphonie martiale retentissante (presque un « bruit de guerre » eût dit Rameau) aux timbales et trompettes éclatantes. Les exhortations du Grand Sacrificateur donnent lieu à des réponses du chœur très simples dans les moyens mobilisés : une sorte de litanie païenne constituée d’accords parfaits qui scandent le nom de Mars d’une efficacité redoutable. On croirait ici presque entendre une armée de soudards se préparant à l’affrontement. Là aussi, Lully raffinera le processus notamment dans la grande bataille d’Alceste ou dans les scènes guerrières de Thésée. Ces échos belliqueux se retrouvent à l’Acte IV, au champ de Mars, dans une symphonie encore plus tumultueuse où les combattants s’affrontent. La scène des retrouvailles (scène 6) s’ouvre par une ritournelle, qui malgré sa brièveté, s’avère somptueuse (avec sa marche de septièmes) mais qui est aussitôt interrompue par l’impatient Cadmus ravi de retrouver celle pour qui il a dû affronter de nombreuses épreuves. Mais c’est sans compter sur la jalousie de Junon qui lui soustrait immédiatement Hermione. Miroir du monologue de la princesse à l’Acte II, celui réservé à Cadmus au début de l’Acte V constitue l’un des autres sommets de la partition. Magnifique rondeau, construit sur une basse chromatique descendante (dans la tonalité de mi mineur), le refrain « Belle Hermione, hélas, puis-je être heureux sans vous ? » se voit entrecoupé de passages déclamatoires aux accents d’une incroyable justesse : « Que sert dans ce palais » et « Nous nous étions flattés » (encore plus intense). Mais à chaque fois, le retour au vers initial cède la place à un accablement grandissant qui nous étreint. Or une opulente symphonie à cinq (en la mineur) met fin à cette séquence pour inviter à l’immense divertissement qui constitue l’essentiel de cet acte. Les Dieux viennent assister aux noces de Cadmus et Hermione, occasion pour les chœurs et les danses de faire retentir leurs accents festifs : « Après un sort si rigoureux, Après tant de peines cruelles, Amants fidèles, Vivez heureux ». Juste avant l’apothéose finale, relevons un véritable bijou : le menuet de Charite « Amants aimez vos chaînes, vos soins et vos soupirs » (Marais en retiendra l’esprit dans certaines de ses musettes de ses livres de viole). Par sa mélancolie pénétrante, quasi hypnotique, cette page nous révèle un Lully sorcier, capable des plus grands enchantements par le recours à des moyens très économes. Voilà un air un bien entêtant qu’on se plaît à réécouter en boucle, tant il séduit. Mais les chœurs reprennent le dessus pour conclure de cette joie voilée, en la mineur, qui sera la tonalité de l’ouverture d’Alceste

Réjouissons-nous de ce nouveau fleuron enrichissant une discographie lullyste qui progressivement s’étoffe par des réalisations de plus en plus convaincantes. Assurément, celle-ci en fait partie, alors « profitons des beaux jours » pour nous en délecter sans réserve !



Publié le 29 juin 2021 par Stefan WANDRIESSE