Enfers - Pichon

Enfers - Pichon ©Igor Studio
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Visite guidée des ténèbres à la lumière

La musique de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) est décidément d'une telle qualité qu'elle se prête à toutes les facéties. Il y a quelques semaines nous avions écouté avec une vraie joie l'enregistrement de Louis-Noël Bestion de Camboulas, Yves Rechsteiner et l'Ensemble Les Surprises (pour le label Ambronay), qui arrangeaient quelques suites de Rameau en concertos pour orgue (notre compte-rendu : L’héritage de Rameau). Il faut également rappeler qu'en 2005 déjà, Marc Minkowski et Les Musiciens du Louvre (chez Archiv Production) innovaient en nous proposant un arrangement de suites de Tragédies de Rameau en Une Symphonie Imaginaire. Et voici que vient de paraître chez Harmonia Mundi, un extraordinaire « medley » d'airs de Rameau, agrémentés d'extraits de compositions de Christoph Willibald von Gluck (1714- 1787) et Jean-Féry Rébel (1666-1747), le tout organisé en un Requiem Imaginaire interprété par Stéphane Degout et l'Ensemble Pygmalion, sous la houlette de Raphaël Pichon. Par leurs choix, les deux musiciens rendent un hommage à Henri Larrivée (1737-1802), tragédien et créateur de nombreux rôles dans les Tragédies de Rameau.

Bien sûr, Rameau n'a pas écrit de Requiem, mais dans l'histoire de la musique, d'autres compositeurs d'opéras ont osé ce grand écart, tel par exemple Verdi au XIXème siècle, dont on sait que le Requiem se voit souvent reprocher qu'il ressemble trop à de l'opéra. Alors, pourquoi ne pas essayer de réaliser l'opération « à l'envers » pour notre Rameau national en proposant, à partir d'extraits savamment choisis, une « reconstitution/création ». La démarche est d'autant plus légitime, qu'à cette époque, sacré et profane se mélangent allègrement comme par exemple chez Haendel dont la différence entre opéra et oratorio est par moment très ténue ou encore la pertinence des représentations théâtrales que l'on réalise, de plus en plus souvent, sur les Passions de Bach. Ou enfin le concert hommage, proposé le 27 septembre 1764 (soit quinze jours après les funérailles de Rameau) à L'Oratoire de la rue Saint Honoré, par pas moins de 180 musiciens de l'Opéra et de la Chapelle Royale, donnant le Requiem de Jean Gilles (1668-1705), réorchestré pour l'occasion, en incluant des extraits de Castor et Pollux ainsi que de Dardanus (enregistré par Skip Sempé et son ensemble Capriccio Stravagante pour le label Paradizio en 2014).

Raphaël Pichon à la tête de son ensemble Pygmalion et Stéphane Degout (basse-taille), se sont attelés à cette reconstitution/création, avec tout le respect dû à Rameau, et nous proposent un ensemble d'une grande cohérence, aussi bien technique que vocale mais également interprétative. On notera que Raphaël Pichon et son ensemble, commencent à imposer dans leurs divers enregistrements une empreinte, une pâte, dans leur façon originale de composer leurs programmes : que l'on se rappelle de Stravaganza d’Amore ! (lire la  chronique de notre confrère Michel Boesch), ou encore des Filles du Rhin (tous chez Harmonia Mundi).

Les airs choisis dans ce CD proviennent de tragédies de Rameau (Zoroastre, Dardanus, Hippolyte et Aricie, Les Boréades, Les surprises de l'Amour), Gluck (Armide, Iphigénie en Tauride, Orphée et Euridice), mais également de Rébel (Le chaos des Eléments) et du même compositeur dont le nom reste inconnu, qui a arrangé Castor et Pollux pour l'inclure dans le Requiem de Gilles. Tous ces airs sont organisés en un « pseudo Requiem » : Introït, Kyrie, Graduel, Séquence, Offertoire, , pour un total de 23 numéros, dont seulement 7 sont exclusivement instrumentaux.

« Des ténèbres à la lumière », le parcours peut ainsi se résumer. Raphaël Pichon avec son orchestre ne s'économise pas, il soumet l'auditeur à toutes les émotions, embrase l'orchestre avec tempi fougueux et contrastés, bref la tragédie dans tous ses états !

Quelques airs sont de purs bijoux comme Voici les tristes lieux. Monstre affreux (Anténor, Dardanus, Rameau), plage 3, ou Dieux ! Protecteurs de ces affreux rivages (Oreste, Iphigénie en Tauride, Gluck) plage 5. Tour à tour vifs puis rageurs, ces airs nous montrent un Stéphane Degout, au somment de son art, comme transcendé. Avec, faut-il le préciser, un volume vocal hors du commun, une intensité constamment soutenue, une voix très homogène, un timbre à la fois sombre et éclatant et par-dessus tout une diction parfaite.

Pour certains airs, d'autres solistes ont été invités qui font eux aussi corps avec ce programme, ainsi l'air de Phèdre : Quelle plainte en ces lieux m'appelle, déclamée par Sylvie Brunet-Grupposo (plage 19), ou les deux airs de Zoroastre où Stéphane Degout est rejoint par le dessus Emmanuelle de Negri (plage 12).

L'ensemble Pygmalion, survolté par son chef Raphaël Pichon n'est pas en reste. Bouillonnant mais parfaitement discipliné, peut-être un peu trop uniformément rapide, mais les solistes suivent avec aisance. La danse des Furies (Orphée et Euridice, Gluck) plage 15, ou Le chaos (Les Eléments, Rebel) plage 2 en sont les exemples les plus flagrants. L'interprétation, par moment, tend avec bonheur vers un certain expressionnisme qui peut surprendre dans ce registre.

En conclusion, un enregistrement très convaincant et dramatique à souhait, avec des interprètes au sommet de leur art. Aucune négligence. Seul bémol à notre sens la captation (évidemment dans une église) ajoute de façon un peu trop persistante un son embrumé et souvent tournoyant, fréquemment néfaste pour le chœur et plus généralement pour la compréhension du texte.

On attend, avec envie, la prochaine proposition musicale de Raphaël Pichon !



Publié le 30 avr. 2018 par Robert Sabatier