Générations - Langlois de Swarte & Christie

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« Générations » : un enregistrement qui fera date !

Cinquante années, soit deux générations séparent le claveciniste William Christie, pionnier du renouveau de la musique baroque qu’il n’est plus utile de présenter, du jeune violoniste Théotime Langlois de Swarte. Cinquante ans, soit deux générations… Générations, tel est justement le titre d’un enregistrement publié en juillet de cette année 2021 par ces deux musiciens.

« Quand William Christie m’a proposé de donner un enregistrement, cela m’a semblé incroyable, d’autant plus qu’il a ajouté :  choisis le programme, enregistre ce que tu veux... » explique Théotime Langlois de Swarte qui n’a pas hésité une seule seconde à saisir cette exceptionnelle opportunité en choisissant d’enregistrer des sonates de Jean-Baptiste Senaillé (parfois orthographié Senallié), un compositeur injustement oublié… mais pourtant qualifié de grand maître par le musicologue James R . Anthony. « Je voulais saisir cette chance qu’il me donnait en créant de l’originalité. Je cherchais des compositions du début du XVIIIe siècle quand je suis tombé sur une partition de Senaillé. Un vrai coup de cœur d’autant que je n’avais jamais entendu parler de ce compositeur. C’est une musique lyrique influencée par le répertoire italien… »

Un compositeur tombé dans l’oubli

Mais qui est donc ce Jean-Baptiste Senaillé ? Né en 1687 à Paris, décédé en 1730 à l’âge de 42 ans, Jean-Baptiste Senaillé est un violoniste et compositeur français fils de Jean Senaillé, l’un des Vingt Quatre Violons du Roi, un ensemble destiné aux divertissements et aux cérémonies officielles de la Cour qu’il rejoint lui même en 1717. On sait également de lui qu’il fit un séjour en Italie durant lequel il eut pour professeur un violoniste virtuose italien du nom de Tomaso Antonio Vitali. Enfin il a laissé cinq livres de dix sonates, chacune écrite pour violon et basse continue, éditées à Paris en 1710, 1712, 1716, 1721 et 1727 (et seize sonates ajustées pour musettes et vielles en 1730). Quatre parmi ces cinquante sonates ont été choisies par Théotime Langlois de Swarte pour cet enregistrement auquel il a adjoint deux sonates complètes de Jean Marie Leclair ainsi qu’une Gavotte extraite de sa Sonate en mi mineur opus 3 n°5 écrite à l’origine pour deux violons et transcrite ici pour violon et clavecin. Compositeur quasi contemporain de Senaillé qui fut son aîné de dix ans, son style d’écriture musicale est très proche. Leclair, fut un des plus grands virtuoses du violon de son temps, il a laissé une œuvre passée à la postérité et presque entièrement consacrée au violon, son instrument de prédilection, ainsi qu’un chef d’œuvre pour l’opéra, Scylla et Glaucus. (lire la biographie très complète de JM. Leclair, ainsi que le compte-rendu de l’enregistrement de son opéra).

Des œuvres d’un compositeur quasi inconnu donc, alliées à des œuvres d’un autre compositeur dont le nom est demeuré dans l’histoire de la musique, mais deux compositeurs qui ont en commun d’avoir tous deux été des virtuoses du violon en leur temps. Et deux compositeurs dont la musique se situe à la croisée des styles italiens et français, mais qui ont su tous deux marier avec bonheur deux écoles qui pourtant se sont souvent affrontées. « Sénaillé a exporté l’idée d’un violon virtuose et démonstratif. Leclair a suivi le chemin tracé par son aîné » explique Théotime Langlois de Swarte qui ajoute : « Pour constituer ce programme, j’ai lu toutes les sonates pour violon écrites en France au début du XVIIIe siècle et conservées à la Bibliothèque nationale de France qui, pour la plupart, sont encore inédites. En découvrant la Sixième sonate en sol mineur n°6 du Premier livre de Senaillé, j’ai eu un véritable coup de foudre artistique. Cette musique avait un incroyable potentiel dramatique que j’ai immédiatement associé à William Christie, dont le sens théâtral m’a toujours fasciné ».

Une musique chargée d’émotion

C’est une pièce de Jean-Marie Leclair qui ouvre le programme et donne le ton. Une Gavotte en mi mineur, extraite de la Cinquième sonate de l’opus 3 (que l’on peut écouter ici dans sa version originale sur le violon Stradivarius de 1721 qui appartenait à Leclair et qui appartient actuellement au violoniste italien Guido Rimonda), écrite à l’origine pour deux violons sans basse continue. Quelques notes de clavecin, et le violon entre en scène, tout en douceur, aérien presque, révélant une musique à la fois sobre, mais chargée d’émotion, émotion accentuée par le ralentissement du tempo d’origine (à écouter ici).

Puis vient la première sonate de Senaillé en mi mineur opus 4 n°5 (à écouter ici), débutant sur un Largo des plus lyriques, une plainte presque, dans lequel le chant du violon incroyablement expressif est soutenu avec la plus grande délicatesse, avec discrétion presque, par le clavecin de William Christie.


Partition du Largo (extrait)

Changement d’atmosphère avec la Corrente qui suit, pleine de fougue et de vivacité, mais sans ostentation inutile, dans laquelle il développe toute sa virtuosité. La sonate se poursuit sur une Sarabande à travers laquelle l’accompagnement plein de retenue de William Christie magnifie le son du violon de Théotime Langlois de Swarte. Un bel Allegro tient lieu de conclusion à cette sonate qui témoigne de la maîtrise d’écriture de Senaillé ! L’enregistrement se poursuit dans le même registre… Le Preludio de la Sonate en sol mineur opus 1 n°6 (à écouter ici) constitue à lui seul un authentique émerveillement ! Les passages arpégés au violon en accentuent l’effet dramatique, le chant du violon est d’une beauté profonde et touche directement au cœur ! Un véritable moment de grâce durant lequel le temps est comme suspendu… L’émotion est intense, on touche au sublime !

La Gavotte finale de cette même sonate est un moment de félicité, dans un registre extraverti révélant une belle complicité entre les deux musiciens.

Influence Italienne

La Sonate en ré majeur opus 3 n°10 L’Allemande révèle un style très italien, à travers une virtuosité parfaitement maîtrisée. La Gavotta affettuoso de la sonate s’achève assez curieusement par quelques mesures durant lesquelles le clavecin fait en quelque sorte office de bourdon, rappelant ainsi les pièces écrites pour la vielle à roue ou la musette de cour (deux instruments pour lesquels il publia un recueil de sonates en 1730, voir plus haut). L’Allegro assai qui suit (à écouter ici) est totalement italien dans le style et n’est pas sans évoquer dans ses développements pleins de vivacité certains concertos de Vivaldi.

Contraste et changement d’ambiance avec Jean-Marie Leclair : une sonate en trois mouvements en la majeur opus 1 n°5 d’un style plus conventionnel qui semble presque terne en succédant cet Allegro assai de Senaillé. On retiendra en particulier la Gigue finale très enjouée, accentuée par le rythme ternaire qui lui confère ce caractère si « dansant ».

Un magnifique prélude improvisé par Théotime Langlois de Swarte au violon sans aucun accompagnement vient ensuite fort à propos annoncer la sonate suivante. Plus interlude que prélude, totalement dans l’esprit de l’ensemble du programme, le temps s’arrête presque pendant les deux minutes durant lesquelles s’enchaînent arpèges, doubles cordes, variations de couleurs sonores, témoignant ainsi de son sens inné de la musique. Pure merveille de transition vers le Preludio de la sonate de Jean-Baptiste Senaillé, en do mineur opus 1 n°5 qui confirme l’impression première : la qualité d’écriture demeure au plus haut niveau. Tout en délicatesse, William Christie entame quelques mesures seul au clavecin… le violon le rejoint, les deux musiciens sont en totale osmose, survient une Corrente au rythme endiablée, exemple parfait de la fusion des styles italiens et français, alliant virtuosité et expressivité. La Gavotte qui suit, toute en élégance, est petit trésor de raffinement dont la conclusion en pizzicato accompagné du jeu de luth du clavecin est une merveille d’inventivité et un véritable ravissement.


Partition du Preludio (extrait)

C’est la seconde sonate en fa majeur de l’opus 2 de Jean-Marie Leclair qui tient lieu de conclusion. Elle constitue un bel exemple de l’élégance française de cette première moitié du XVIIIe siècle. Son dernier mouvement Allegro ma non troppo plein de vivacité et de dynamisme use à loisir de toutes les ressources sonores du violon. La virtuosité n’est jamais gratuite, elle est toujours au service de la musique. Nul doute que les recommandations de Jean-Marie Leclair, qui écrivait dans l’un de ses manuscrits « je n’entends point par le terme allegro un mouvement trop vite ; c’est un mouvement gai. Ceux qui le pressent trop rendent le chant trivial au lieu d’en conserver la noblesse », sont ici respectées à la lettre.

Un violon signé Stainer

De toute évidence, cet enregistrement fera date, tous les éléments pour en assurer la réussite sont réunis: rigueur, expressivité, métrique impeccable de William Christie, son époustouflant du violon signé Jacob Stainer daté de 1665 (lire ici ), maîtrise irréprochable de l’ornementation, sans excès, toujours parfaitement à propos.

Au-delà des années qui les séparent, le grand maître de la musique baroque et le jeune virtuose du violon se sont réunis pour nous faire redécouvrir ces pages injustement méconnues. Ainsi s’exprime William Christie : « Les choses se passent entre Théotime et moi d’une façon extrêmement naturelle. J’ai mon style au clavecin, un attachement à un certain son, mais nous partageons la découverte de l’œuvre de Senaillé, un maître qui s’était endormi depuis un long moment. Théotime amène son intelligence, son enthousiasme et son savoir-faire. (…) Dans le milieu de la musique ancienne règne une certaine camaraderie : on aime cette musique peut-être plus que d’autres et on partage ce sens de la découverte. À l’issue de cette expérience, je me sens tout simplement rajeuni. C’est là la beauté de la musique ».

Une chose est acquise : les sonates de Senaillé et de Leclair ont trouvé deux ardents défenseurs. « Senaillé a exporté l’idée d’un violon virtuose et démonstratif. Leclair a suivi le chemin tracé par son aîné » ajoute Théotime Langlois de Swarte. Et on peut s’interroger sur la raison pour laquelle les sonates de Senaillé dont la qualité et l’intérêt musical sont indéniables ont pu tomber dans l’oubli. L’œuvre publiée au début du XVIIIe siècle par Jean-Baptiste Senaillé comprends cinquante sonates. Seule quatre d’entre elles figurent dans ce enregistrement ! Théotime Langlois de Swarte explique comment il a sélectionné les sonates enregistrées sur cet album : « Le choix est difficile les sonates de Senaillé sont magnifiques, j’ai essayé de choisir celle les plus différenciées entre et les plus caractérisées, mais il y a vraiment matière à faire d’autres enregistrements… J’ai aussi choisi en fonction de notre instrumentation sans basse d’archet, clavecin et violon seuls... ». Après The Mad Lover (voir le compte-rendu dans ces colonnes), Théotime Langlois de Swarte signe un nouvel enregistrement de haute volée et démontre si cela était encore nécessaire que la relève est bien là ! Reste désormais à attendre la suite, parmi les quarante-six sonates restantes, il y a très certainement matière à enregistrer un autre album !



Publié le 21 sept. 2021 par Eric Lambert