German Cantatas - Ensemble Diderot

German Cantatas - Ensemble Diderot ©Christian Möhring
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Splendeur de la tradition allemande du violon

A la fin du XVIIème siècle la tradition du violon en Allemagne centrale atteint une sorte d'apogée. Le violoniste virtuose Daniel Eberlin (1647 – c. 1715) est officiellement nommé maître de chapelle de la cour de Saxe à Eisenach en 1685, année de la naissance de Bach. Il réorganise l'institution, vers laquelle il attire d'autres musiciens de grande valeur, tels le violoniste Johann Ambrosius Bach (le père de Johann Sebastian), directeur de la musique municipale, et son cousin Johann Christoph Bach, organiste de la ville. Ils animent avec brio la vie musicale d'Eisenach, ville dans laquelle Johann Pachelbel (1653 – 1706) avait séjourné en 1677 comme organiste avant de s'installer non loin de là, à Erfurt. Suite à la popularité de l'instrument dans cette région assez fortement influencée par l'Italie, la technique du violon avait fait l'objet d'une approche rigoureuse, décrite notamment dans le Musicalischer Schlissl de Johann Jacob Prinner publié en 1677. Celle-ci offrait aisance et assurance dans les parties les plus complexes, permettant à l'instrument de rivaliser avec la voix humaine.

Les German Cantatas nous offrent un éclatant panorama des cantates avec violon solo écrites par ces compositeurs, dans un cycle encadré par deux compositions (Nisi Dominus et Laetatus sum) d'Heinrich Ignaz Biber (1644 - 1704), autre violoniste virtuose venu lui de Bohême. Les brillantes parties de violon, souvent développées sous forme de cantates introductives ou intercalées, qui ornent chacune de ces cantates en constituent le fil conducteur. A tel point que l'on serait tenté de parler de cantates pour violon solo ! Le titre allemand du livret est d'ailleurs nettement plus explicite sur ce point, puisqu'il annonce fort à propos des Deutsche Kantaten mit virtuoser Solovioline.

Cette caractéristique est d'autant plus frappante que Johannes Pramsohler confirme dans ce programme sa haute maîtrise du violon. Au-delà d'une technique parfaite dans les parties les plus redoutables, le violoniste développe une véritable ligne de chant, qui relègue la difficulté au second plan pour mieux mettre en valeur l'expressivité sonore, la personnalité pourrait-on dire, de son instrument (un onctueux Rogeri, luthier de Brescia, de 1713, remplacé par un violon piccolo moderne d'après Amati dans la cantate Christ ist erstanden). Celui-ci acquiert ainsi une présence essentielle au long de ces différentes cantates, dont il structure l'enchaînement avec une grande force narrative. Ce violon brillant ne laisse pas pour autant dans l'ombre les interprètes vocaux ni les autres cordes ou l'orgue de l'Ensemble Diderot. Car c'est là l'autre exploit de Johannes Pramsohler : si son violon est très présent, si son chant capte l'oreille de l'auditeur tout au long de l'enregistrement, il se hausse au niveau du chanteur sans jamais le surpasser, et s'insère avec naturel dans l'ensemble instrumental. Il convient au passage de souligner également la force narrative de ce dernier, en particulier de l'orgue tenu par Philippe Grisvard, déjà complice du violoniste dans le récent enregistrement des Pièces françaises pour clavecin et violon (lire la critique publiée dans ces colonnes).

Le cycle s'ouvre donc fort à propos sur le Nisi Dominus de Biber, qui nous expose comme en une brillante synthèse les qualités majeures de ce programme : des attaques insistantes du violon, bientôt rejoint par l'orgue, avant de laisser place au chant bien affirmé de Nahuel Di Pierro. Le violon revient régulièrement souligner les mélismes veloutés du chanteur, puis décrit avec force et brio les éclats de la tempête avant le Cum dederit dont il dessine les flèches. Le Gloria final, solennellement déclamé jusqu'à un Amen planant dans les délicats mélismes de la basse couronne avec bonheur ce premier morceau.

La cantate Wie bist du denn, o Gott de Johann Christoph Bach adopte une forme classique en cinq parties. Dans la sonate qui l'ouvre le violon évoque avec tristesse le désespoir du croyant face à la colère divine. La basse enchaîne de son phrasé souple, qui développe tour à tour ses différents états d'âme : humble interrogation(Wie bist du denn), imploration soulignée par le violon (Ach Gott), une tournoyante détresse relayée à l'orgue (Ich dacht) suivie d'une formidable apostrophe (Warum verfolgst du mich), et enfin l'abattement lancé comme dans un dernier souffle (Begehrst du Herzensangst), qui reçoit le vibrant appui du violon sur le vœu final (Laβ deinen Eifer). On notera au passage la diction allemande clairement articulée de la basse argentine, qualité indispensable pour donner tout son relief à ce répertoire.

Après la tristesse et le désespoir, la cantate de Pâques de Pachelbel Christ ist erstanden nous entraîne vers la joie de la Résurrection. Cette joie irradie des premières notes d'un violon piccolo comme sautillant, qui se fait ensuite plus solennel pour laisser place à l'annonce : Christ ist erstanden ! Celle-ci est délivrée par la soprano canadienne Andrea Hill, dont le timbre légèrement mat affiche un phrasé délié et des ornements souples jusque dans les aigus (en particulier dans l'aérien Alleluja final). Sa diction allemande mériterait toutefois à notre sens davantage de clarté, afin de mieux faire ressortir le texte. Retenons aussi la très belle sonate pour violon avant la reprise, qui témoigne avec brio du degré de virtuosité atteint par le compositeur.

Mein Hertz ist bereit célèbre la plénitude du croyant chantant la gloire et les louanges de son Seigneur. Le violon nous y introduit par d'étourdissants pizzicati, avant que la basse ne déclame son allégresse, qu'il nous invite à partager à travers des attaques puissantes et affirmées (Wache auf, meine Ehre). L'orgue se fait à son tour aérien (Erhebe dich, Gott), tandis que les longs ornements de l'Alleluja final sont ponctués en écho du chant du violon. C'est peu de dire que cette interprétation magistrale rend pleinement justice à la redoutable cantate du rare Nicolaus Bruhns (1665 – 1697) et constitue l'un des brillants sommets de cet enregistrement.

Ich will in aller Not de Daniel Eberlin est ici enregistrée pour la première fois. Tout comme la précédente cantate elle comporte de magnifiques parties virtuoses pour le violon, à commencer par l'agilité stupéfiante requise dans la sonate introductive, ainsi que dans celle qui tournoie, lancinante, avant la troisième strophe. La partie de chant est confiée à Jorge Navarro Colorado, que nous avions entendu l'an dernier dans le rôle de Berengario du Lotario de Haendel à Göttingen (lire notre compte-rendu). Le jeune ténor espagnol s'en acquitte avec une diction allemande précise et assurée. Son timbre chaleureux lance avec aisance des aigus rayonnants, tandis que son expressivité nous emmène de la courte détresse initiale vers une foi proclamée qui débouche sur l'apaisement final (Drum wenn mich Jesus deckt), appuyé par l'orgue et progressivement enveloppé par le violon.

Ach Herr, wie ist meiner Feinde so viel est la seconde cantate de Pachelbel de ce parcours. Elle décrit de manière très colorée la fuite du roi David hors de son palais, poursuivi par son fils séditieux Absalon. Réfugié avec quelques fidèles sur l'autre rive du Cédron il sollicite l'aide de Dieu dans le chant dit du matin. Après les accords plaintifs et lancinants du violon, la basse se pare de graves profonds et dramatiques pour lancer sa tonnante invocation (Ach Herr). Le violon se mêle intimement au chant dont il souligne la narration, appuyant la proclamation assurée Ich fürchte mich nicht (Je ne crains pas) ou l'énergique apostrophe Auf Herr. Retenons aussi les généreux ornements sur le mot hébreu final Sela.

Nous renouons avec Johann Christoph Bach pour le lamento Ach dass ich Wassers gnug hätte. L'instrumentation riche et complexe des cordes y déploie avec bonheur ses accents dramatiques, et le violon s'y insère régulièrement dans un impressionnant dialogue sonore avec la soprano Andrea Hill. Celle-ci a teinté sa voix d'une pointe d'acidité qui souligne le caractère plaintif d'un texte lentement déclamé, au phrasé admirablement lié par de longs ornements. La reprise est particulièrement bouleversante.

Le Laetatus sum de Biber couronne brillamment ce parcours original. Les premières notes du violon proclament une joie communicative, tandis que se relaient Nahuel Di Pierro et le baryton britannique Christopher Purves. Leurs voix chaleureuses s'enlacent, se répondent dans de superbes duos (en particulier sur le Fiat pax), portés par l'orchestre et relevés par le violon virtuose, qui déploie son étourdissante cantate avant un Gloria final aux ornements tournoyants ! Là aussi cette magnifique interprétation constitue assurément une référence.

Notons aussi que la version téléchargeable de cet enregistrement (disponible sur le site d'Audax : www.audax-records.fr) comporte la cantate Mein Fleisch ist die rechte Speise de Pachelbel, malheureusement non reprise dans le CD, qui tangente déjà les 80 minutes. Mais avec l'Ensemble Diderot et ses solistes le temps semble passer si vite qu'on en redemande...pour notre plus grand plaisir !



Publié le 09 mai 2018 par Bruno Maury