In modo pastorale - Storace

In modo pastorale - Storace ©Jean Marc Tingaud
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Plongée musicale et imaginaire en Sicile

Au printemps 2020, la pandémie imposant un confinement inédit, nombre de passionnés de voyages et de découvertes souffrent de ne pouvoir s’échapper de chez-soi. Le claviériste Marouan Mankar-Bennis, que nous avions notamment entendu en duo avec Claire Gautrot (voir notre compte-rendu), est sans doute l’un d’eux. Malgré l’isolement forcé, c’est à la Sicile qu’il songe. Région qu’il ne connaît pas, il s’imagine pourtant, par ses lectures et sa curiosité musicale, à suivre le compositeur, claveciniste et organiste Bernado Storace (ca. 1637- ca. 1707), sous-maître de chapelle de la ville de Messine, ville sicilienne séparée de seulement quelques kilomètres de la pointe de la péninsule italienne. De ce mystérieux musicien, on ne connaît qu’un seul recueil, série de compositions variées en tablature pour clavecin et orgue, étrangement publié à Venise en 1664.

Parmi les 23 œuvres de ce recueil, Marouan Mankar-Bennis en a choisi 14 qu’il illustre chacune, dans le livret de son enregistrement avec L’Encelade, par des extraits d’œuvres littéraires empruntés, entre autres, à Hector Berlioz, Alexandre Dumas ou encore à La Vie errante de Guy de Maupassant. De quoi nourrir l’imagination de l’auditeur-lecteur qui, comme l’interprète, peut expérimenter ce fécond « voyage que l’on fait seul dans sa chambre » sans même avoir encore mis un pied en Sicile. Pour compléter cette immersion, que le claveciniste présente – avec une malice patente – comme « mensongère », il propose de courtes récitations d’Arabella Cortese et d’enregistrements de la vie sicilienne, pastorale et urbaine. C’est ainsi qu’il offre d’intelligentes transitions entre les œuvres qu’il interprète avec un instrument différent. Car Marouan Mankar-Bennis rend justement honneur à son prédécesseur Bernado Storace en jouant ses œuvres au clavecin, à l’orgue ou à l’épinette, permettant ainsi à l’auditeur d’en apprécier les multiples facettes.

On peut même se montrer étonné et fasciné par la diversité de caractères que l’interprète et le compositeur proposent dans ce recueil, particulièrement riche de variations sur des mélodies et des danses populaires. Parfois rejoint par les percussions rythmées d’Arnaud Carron de la Carrière, qui se prête également à quelques gazouillis de rossignol provençal, l’orgue de l’église Saint-Eloi de Fresnes met en scène les pièces aux couleurs le plus champêtres, si ce n’est presque les plus sauvages, avec ses fiers jeux de trompette ou son saisissant jeu de chamade (jeu d’anche proche de la trompette et dont les tuyaux sont positionnés à l’horizontale), tel que dans la Pastorale introductive, ou la joyeuse Trombetta. Comme cette dernière, la Bergamasca est une heureuse improvisation de Marouan Mankar-Bennis, comme pour rendre encore plus présente, voire vivante, la figure du compositeur du XVIIIe siècle.

Si le clavecin offre une très appréciable amplitude des registres, avec un caractère de timbre acidulé, aux couleurs particulièrement prononcées, presque intrigantes, par son tempérament, on peut surtout se montrer séduit par les sonorités élégantes de l’épinette. Pourtant instrument de taille très réduite et utilisé dans les rues lors des manifestations populaires, le timbre sec mais non métallique de ses cordes lui donne un aspect presque noble, assurément poétique, parfois même un rien espiègle dans la manière dont les différentes voix sonnent et se répondre. Encore une fois, on peut certainement y reconnaître le travail minutieux de la prise de son par Ken Yoshida, directeur artistique de plusieurs enregistrements chez L’Encelade.

Emporté dans cet imaginaire d’une Sicile vivante, pastorale et dansante, l’auditeur se laisse facilement porté par les propositions musicales de Marouan Mankar-Bennis. Car, malgré la variété de couleurs et de caractères, jamais l’oreille n’est brusquée grâce à une technique instrumentale aussi affirmée qu’excellente. En y prêtant attention, on peut être frappé par la conduite des phrasés, parfaitement sûre, régulière et néanmoins vivante. La propreté du touché est évidemment une qualité qui rend l’écoute particulièrement appréciable tout le long de l’enregistrement, que ce soit dans la virtuosité ou le simple plaisir des lignes saillantes.

Conduit par les mains expertes de Marouan Mankar-Bennis, on peut donc se laisser guider, les yeux fermés, par cette manière de voyager lors duquel, en reprenant un peu les mots d’Alexandre Dumas dans Le Spreronare, la traversée devient une longue et douce rêverie.



Publié le 04 mai 2022 par Emmanuel Deroeux