Madrigaux - Gesualdo

Madrigaux - Gesualdo ©Nathalie Bagarry
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Le Gesualdo nouveau des Arts Florissants est arrivé !

C’est en 1988 (donc sur vinyle !), pour le label Harmonia Mundi, que les Arts Florissants dirigés par William Christie ont signé leur première immersion discographique dans les madrigaux de Don Carlo Gesualdo, Principe de Venosa, Conte de Conza (si l’on désire être complet sur son nom, nous nous contenterons de Gesualdo par la suite), avec un ensemble de 17 madrigaux extraits des livres 3 à 6. Quarante années plus tard, c’est dirigé par Paul Agnew (l’un des deux ténors de ce coffret de deux CD) que les Arts Flo (avec bien sûr un effectif, plus concis et renouvelé) qu’une intégrale des Six livres de madrigaux s’annonce, avec, pour premier volume, les livres 1 et 2 in extenso. L’enregistrement est également distribué par Harmonia Mundi.

Gesualdo (1566 – 1613) est un compositeur de la fin de la Renaissance italienne, souvent classé, par erreur, parmi les « baroqueux ». Personnalité étrange, difficile à cerner, sa musique l’est pour le moins autant ! Il naît dans une riche famille aristocratique (à l’époque la région de Venosa où il vit le jour était prospère) et sa passion pour la musique (on ignore qui l’a réellement formé) a été détectée assez rapidement. Il était l’un des proches du poète Torquato Tasso (1544 – 1595), qu’il a beaucoup mis en musique dans les livres 1 et 2 de ses madrigaux. La réputation sulfureuse de Gesualdo vient de toutes les légendes (vraies, enjolivées ou fausses) qui ont fleuri suite à l’assassinat, qu’il a, semble t-il, perpétré en 1590 sur son épouse, Maria d’Avalos, et son amant. Ce crime l’a ensuite obsédé et a généré chez lui des pulsions de mort et de masochisme ! Sa très forte piété a certainement accru sa repentance. Certains pensent qu’il a pratiqué la composition après avoir réalisé son double meurtre ! On rappellera que pléthore de poèmes, contes, romans, films, opéras ont fleuri depuis (et jusqu'aujourd'hui) sur ce double meurtre, plein d’imbroglios.

Le madrigal à cinq voix a été créé au XIVème siècle et a connu un regain d'intérêt avec l’humanisme du XVIème. En cette fin de la Renaissance, c'est la forme choisie par Gesualdo pour ses Six livres (qui constituent l'essentiel de son œuvre) et ce sont autant de petites pierres précieuses. Un madrigal est une œuvre assez courte (entre moins d’une minute et trois au plus), mettant en musique un poème (d’un poète assez reconnu à cette époque), souvent a cappella. La musique pour ces cinq voix est assez complexe, très polyphonique et cherche à peindre les intentions à l’aide de « figures expressives de rhétorique pure ». Les idées de joie, douleur, mort, violence, sensualité s'y expriment rencontrant probablement à merveille l'esprit troublé de Gesualdo. Souvent Gesualdo (voix de ténor) chantait lui même avec son groupe de chanteurs. Les livres 1 (15 madrigaux dont 5 en deux parties) et 2 (14 madrigaux dont 6 en deux parties) ont été imprimés à Ferrare en mai et juin 1594 et l’édition initiale a été publiée sous le pseudonyme de Giuseppe Piloni. Gesualdo les écrit dans la force de l'âge (il est âgé de 28 ans). Il y développe une adéquation soignée entre les thèmes poétiques abordés et leur traitement musical. On peut considérer qu'il est dans la tradition des compositeurs de madrigaux de son époque (même si cette forme commençait à tomber en désuétude), peut-être un peu maniéristes. C’est seulement dans les livres suivants, qu’il fera exploser ces dissonances qui ont impressionné les compositeurs des siècles suivants, jusqu'à Stravinsky.

La discographie des livres 1 et 2, est assez importante (souvent extraites d’intégrales), ce qui contraste avec leur rare programmation en concerts. On notera les belles anthologies des Arts Florissants (HMU, 1988) et du Concerto Italiano (Opus 111, 1999). La plus recommandable actuellement, et de loin, est l’intégrale de La Compagnia del Madrigale (Glossa), qui a pris avantageusement la suite de La Venexiana de Claudio Cavina (qui a enregistré seulement les livres quatre et cinq) dans la majorité de ses options musicales. L’intégrale historique du Quintetto vocale italiano sous la direction d’Angelo Ephrikian (Arcophon, 1969) peut certainement être perçue comme « un peu décalée », mais est d’une grande précision et pleine d’intuitions foudroyantes.

Pour les livres séparés, le Gesualdo Consort Amsterdam (qui inclut le Livre 3) sous la direction du merveilleux Harry van der Kamp (CPO, 2005), nous semble proposer la meilleure version (avec ici des instruments divers pour tous les madrigaux), par son approche pleine de délicatesse, impliquée et aérée. La version du Kassiopeia Quintet (Globe, 2003) n’est pas non plus à négliger.

L’effectif actuellement « à la mode » (justifié par des recherches musicologiques) pour chanter ces madrigaux est « d’un chanteur par voix ». Bien sûr, pour éviter la monotonie, chanteurs et tessitures alternent tout au long des madrigaux, avec souvent deux sopranos ou deux ténors, mais dans certains madrigaux, les tessitures sont clairement imposées… Gesualdo était très précis sur l'effet qu'il désirait donner. Cette façon de gérer les effectifs et les couleurs vocales est assez différente des interprétations plus anciennes (jusque, y compris, dans les années soixante) et permettent d’avoir une diction plus aérée, percutante, proche du texte, mais exige des chanteurs très aguerris aux voix homogènes.

C'est parfaitement le cas avec les Arts Florissants. Les premières plages du Livre 1 (CD 1), commencent dans le calme, et presque l’harmonie, mettant ainsi en évidence la connaissance parfaite, par Gesualdo, de la prima prattica, (plages 1 à 6). Seule une partie du madrigal 3 Madonna, io ben vorrei, qui commence par O tanta crudeltade (O tant de cruauté) nous rapproche des livres suivants, par une expression sévère et violente. A noter que le premier madrigal Baci soavi, e cari a également été mis en musique par Marenzio, Bancheri et Monteverdi. Il est d’une sensualité extraordinaire, ce qui le rapproche de la version de Monteverdi, et la comparaison avec l’enregistrement réalisé par ces mêmes Art Florissants lors de la « compilation » des madrigaux de Monteverdi (lire le compte-rendu dans ces colonnes) est très intéressante et instructive.

La seconde partie du madrigal Frenò Tirsi ‘l desio (plage 13), assurément le sommet expressif de ce premier CD, est une opposition très contrastée (sur un poème de trois strophes du Tasse) entre les dissonances sur sentendo morte et celles extatiques et ascendantes sur  in non poter morire. Chez Gesualdo, dans ses derniers livres, le mot morte est souvent utilisé dans un sens érotique, certainement un lointain souvenir de l’amour courtois de la fin du Moyen Age. Ce premier CD met très nettement en évidence le sens du texte et son traitement admirable par les chanteurs.

Dans le Deuxième livre (CD 2), on remarquera dans le madrigal Non è questa la mano - prima parte (plage 13), sur un texte du Tasse, le chromatisme qui fait irruption et qui va envahir les livres suivants, dans un rendu d'une qualité sonore confondante. Le madrigal précédent (Sento che nel partire, plage 12) procède lui aussi de la même tendance. C'est l'un des madrigaux les plus longs et on s'y laisse porter comme dans un air d'opéra (que Gesualdo n'a jamais abordé, contrairement à son contemporain Monteverdi qui en est l'un de ses créateurs), ses mélismes et l'organisation des voix en font l'autre point fort de cet enregistrement.

Si l'on doit retenir un élément superlatif de cet enregistrement, c'est la parfaite compréhension du texte. A tout moment la diction est claire, évidente et lumineuse, d'une rare finesse. Un très grand enregistrement des Arts Florissants dans cette petite formation, malgré toutefois, ça et là, quelques duretés dans l'émission des sopranos. La qualité sonore de cet enregistrement est remarquable, vibrante, très équilibrée, aucune voix ne prenant le dessus sur les autres, sans aucune réverbération, ni aucune froideur ou distance. Vite la suite !



Publié le 17 sept. 2020 par Robert Sabatier