Il giardino del piacere - J.F. Meister

Il giardino del piacere - J.F. Meister ©Audax Records
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Le rêve de Pénélope enfin accompli !

Pourquoi Johannes Pramsohler a-t-il choisi d’interpréter six des Douze sonates en trio de Johann Friedrich Meister ? Tout simplement parce que « Reinhard Goebel m’a demandé de compléter le projet avec les six sonates restantes » explique-t-il à Jean-Stéphane Sourd Durand (voir le texte intégral des échanges sur notre site : Entretien avec Johannes Pramsholer). En effet, dans un ultime enregistrement de l’Ensemble Musica Antiqua Köln, Reinhard Goebel avait gravé les sonates 2, 4, 5, 6, 10 et 11, en collaboration avec la Westdeutscher Rundfunk. Elles ont été diffusées par le label Berlin Classics sous le titre : Il giardino del piacere.

Alors, Monsieur Goebel, quel était votre projet initial ? La réponse se trouve dans le livret accompagnant le CD qu’il a enregistré. Johann Friedrich Meister a développé un génie musical singulier qui ne craint pas la comparaison avec des « Lully, Corelli, Buxtehude, Rosenmüler et Reincken ». D’ailleurs, les amateurs attentifs et curieux de l’histoire de la musique ne manqueront pas de dresser l’oreille à l’écoute de cette partition originale d’un compositeur ignoré qui revit après plus de trois siècles de sommeil.

A quel public était destiné le CD qui couronne la prestigieuse carrière du Musica Antiqua Köln ? Sur ce point, le livret contient un indice indirect. En effet, il est rédigé en deux langues seulement : l’allemand et l’anglais. L’absence d’une traduction française prendrait-elle acte du désamour des mélomanes Français pour le genre des Sonates ? Ce qui n’est probablement plus tout fait exact de nos jours avait pourtant un soupçon de réalité à l’approche du Siècle des Lumières. Le public, ou plus exactement les écrivains qui assurent le représenter, n’aimait pas le violon seul. Le violon, écrit Jean Laurent Lecerf de la Viéville, « n’est pas noble en France…c’est-à-dire, Mademoiselle, qu’on voit peu de gens de condition qui en jouent, et beaucoup de bas musiciens qui en vivent » (cité par James R. AnthonyLa musique en France à l’époque baroque). En France, la viole est l’instrument de chambre par excellence alors que le violon est considéré comme un instrument manié par des violoneux ambulants et dédié aux réjouissances populaires. La Sonate n’a d’ailleurs pas meilleure réputation. Jean-Baptiste Dubos estime que, s’il les avait entendues, le sage néerlandais Gérard Vossius (1577-1649) les aurait inscrites dans la catégorie des « fadaises sonores et des niaiseries harmonieuses» (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture – 1740).

Manifestement, la France n’offre pas, du moins au départ, un terrain favorable à l’épanouissement des Sonates pour violon. Certes, Louis Couperin s’est efforcé de les cultiver et de les acclimater. Mais ce n’est que plus tard qu’elles se diffuseront, emportées par un effet de mode bien plus que par une saine curiosité esthétique. En revanche, si ce genre musical n’y soulève pas l’enthousiasme, il suscite néanmoins de la curiosité. Heureusement pour nous, rappelle Reinhard Goebel, car celles de Meister auraient été perdues si elles n’avaient pas trouvé refuge dans la bibliothèque musicale de Sébastien de Brossard, alors maître de chapelle à la cathédrale de Strasbourg. D’héritages en successions, elles sont maintenant abritées dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de France.

L’Allemagne, en revanche, est « un pays dans lequel on savait apprécier les courants venus de l’étranger » (Reinhard Goebel dans le livret du Giardino enregistré par Johannes Pramsohler). Elle était particulièrement perméable aux expressions musicales italiennes. Or, dans les années 1655 à 1682, notamment sous l’impulsion de Giovanni Legrenzi (« auquel J.-S. Bach vouera une grande admiration » précise Marie-Claire Beltrando-PatierHistoire de la Musique - 1982), la Sonate y fait sa révolution. Musicien d’église, Jan Adam Reincken n’a pu rester insensible aux sonates da chiesa (d’église) de son confrère italien. Ses six Sonates pour 2 violons, viole de gambe et basse continue rassemblées dans son Hortus Musicus (Jardin musical) publié en 1687, prennent cependant un tour plus profane. Lorsqu’il les déchiffra, Meister « se considérait de facto obligé d’en dépasser le contenu et de contribuer à l’enrichir », précise Reinhard Goebel. En 1695, il réunit les 12 Sonates qu’il a composées, sous le titre : Il giardino del piacere. Par cet intitulé, il semble reconnaître la double filiation de son œuvre, celle qui le relie à son compétiteur (en conservant la notion de « jardin ») et celle qui l’inscrit dans un mouvement musical qui les porte l’un et l’autre (en choisissant un titre exprimé en langue italienne). Ces sonates ont changé de catégorie, s’intégrant maintenant dans le répertoire des sonates da camera que Jacques Lacombe définira comme des pièces « propres pour la chambre, (et qui) sont d’ordinaire composées de plusieurs petites pièces propres à faire danser » (Dictionnaire portatif des beaux arts – 1752).

En 2004, Reinhard Goebel avait déjà arpenté ce « jardin ». En 2015, Johannes Pramsohler nous propose de poursuivre la promenade en explorant des espaces qui n’avaient pas été visités. Nous avons décidé de l’accompagner pour le plaisir d’entendre ces toutes petites pièces (de une à deux minutes chacune, parfois moins et rarement plus) enregistrées en première mondiale.

Les six « bouquets » devant lesquels nous nous arrêtons présentent tous la même physionomie : d’abord une sonate introductive (intrada) en trois mouvements suivie par deux à quatre airs de danse qui cèderont finalement la place à une gigue conclusive (retirada). Ce schéma est très proche de celui qu’avait adopté Heinrich Biber dans ses partitas pour violon, 2 altos, violoncelle et clavecin (Mensa sonor, seu Musica instrumentalis – 1680). Certes, quelques variantes apparaissent ici ou là. Ainsi, l’intrada de La Musica Settima débute par un mouvement Vivace (Adagio dans les autres cas). Plus loin, dans La Musica Ottava, un mouvement Grave s’insinue dans l’espace dédié aux danses alors que, dans La Musica Nona, un Allegro dispute la piste de danse à un Adagio. Enfin, l’intrada de La Musica Duodecima se limite à un seul mouvement, Grave. Mais ces variations mineures révèlent davantage la formidable inventivité du compositeur qu’elles ne mettent en cause le standard qui le guidait.

Dans presque chaque sonate introductive, une Fuga articule deux Adagio sur le mode lent/vif/lent. D’une manière générale, l’écriture des Adagios adopte la règle de la simplicité mélodique ; la fugue, au contraire, se caractérise par une plus grande complexité et une richesse ornementale. Leur proximité crée un remarquable effet de contraste.

Dans les neuf Adagios interprétés sur ce CD, les violons expriment la mélancolie sous toutes ses formes, celle qui nous enveloppe dans une tristesse douce ou celle qui provoque des états d’âmes plus tourmentés. Ils se confient sur une ligne mélodique plaintive portée par les graves et les notes longues et parfois discordantes du violoncelle ou les larmoiements discrets du clavecin. Leur récit peut même prendre un tour plus dramatique, comme dans La Musica Nona où, dans le premier Adagio, un violoncelle déchirant ramène constamment les violons à leur fonction de lamentation. Et lorsque, dans La Musica Terza, un Allegro Presto se glisse subrepticement dans l’Adagio, celui-ci reprend rapidement le dessus pour s’abandonner à nouveau à la rêverie solitaire. Ils expriment tous, à leur manière, un contenu émotionnel saisissant.

Cinq fugues radieuses s’insinuent entre deux Adagios affligés. Elles sont vives, agiles, joyeuses et rythmées ; tout le contraire des Adagios. Ici les cordes chantent à trois voix comme dans la magnifique fugue de La Musica Settima ; ailleurs, le violoncelle renforce le continuo, laissant les deux violons s’égayer, sautiller, s’élever et s’arrêter net dans La Musica Ottava. Ces courtes pièces sont de véritables petits bijoux musicaux dont certaines, notamment celle de La Musica Nona, pourraient parfaitement être transposées pour l’orgue.

La composition homogène des sonates introductives ne peut être fortuite. Quelles étaient alors les intentions du compositeur ? La musique, dit-on, est un langage. Mais alors, quel message est dissimulé dans la partition ? Nous en sommes évidemment réduits aux conjectures. Un sonnet peut-il percer le mystère d’une sonate ? Saisissons la clé que nous propose Marc-Antoine Gérard de Saint-Amant et voyons si elle ouvre une porte qui nous permettrait de comprendre les intentions du compositeur. Voici ce qu’il nous enseigne dans Le Fumeur (1629):
« Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d’espérance
Car l’un n’est que fumée et l’autre n’est que vent».

La génération des lendemains de la Guerre de Trente Ans à laquelle appartient Meister vit dans un contexte difficile, comme baignée dans une sorte de fatalisme. L’envie de vivre survit malgré tout : il faut profiter des plaisirs qu’offre la vie, mais sans s’illusionner sur leur durée. Laissons-nous donc emporter par les Fuga en n’oubliant pas que les Adagios ne sont jamais loin.

Malgré tout, c’est la joie de vivre qui va s’imposer car toutes les pièces finissent par des danses. Meister nous offre un large panorama des airs à danser probablement destinés à animer les soirées que passe la famille Schleswig-Holstein au château Glücksburg : six Gigues et six Menuets, quatre Courantes, trois Allemandes et trois Sarabandes, une Gavotte, une Passacaille et un ballo, danse non référencée mais dont le tempo fait songer à une Gavotte ou à une Gaillarde. Hormis les Sarabandes aux allures lentes et fortement ponctuées par le continuo, les airs sont alertes, entraînants, sautillants mais à l’allégresse contenue comme il se doit dans une société à la sociabilité bien ordonnée. Même les Allemandes, généralement modérées, se montrent enjouées. L’écriture de ces courtes pièces est assez expressive. Ainsi, dans la Gigue de La Musica Ottava, nous avons l’impression de voir les danseurs se rapprocher puis s’éloigner à petits pas rapides, puis changer de partenaires. D’une façon générale, les lignes mélodiques sont clairement exposées par deux violons complices. Seule la Passacaille de La Musica Duodecima fait preuve de témérité en s’engageant timidement sur le terrain de la virtuosité. Si les ornements y sont plus nombreux que dans les autres Sonates, ils n’ont pas encore la prétention de faire briller l’interprète avant la mélodie.

L’Ensemble Diderot signe ici un enregistrement qui est le fruit d’un travail d’équipe parfaitement synchronisé. Les quatre artistes, animés d’une formidable énergie collective du jeu, ont trouvé le juste équilibre entre fluidité et précision. Les violons de Johannes Pramsohler et de Rodlan Bernabé sont d’une magnifique complémentarité, qu’ils jouent à l’unisson, qu’ils s’épanchent dans la déploration ou qu’ils virevoltent dans les aigus. Leur interprétation pleine de vitalité et d’expressivité joue agilement sur les différentes palettes de nuances et de couleurs. Le violoncelle de Guirim Choi est tantôt partenaire de ses cousines à cordes, tantôt maître du tempo. Son archet exprime une sensibilité à fleur de cordes. Il imprime à la polyphonie un caractère sombre ou enjoué, laissant aux violons le soin de développer le récit. Quant au clavecin de Philippe Grisvard, il nous apparaît un rien en retrait, parfois étouffé par les autres instruments. Cependant, son ruissellement discret et sa fluidité élégante emportent le chant des cordes dans ces magnifiques concentrés de beauté sonore. En fin de compte, cette interprétation nous paraît d’une indéniable fraîcheur, plus lumineuse que celle du Musica Antiqua Köln. Au point de souhaiter une production des douze sonates par les mêmes mains.

Après plus de dix ans d’attente, voilà le travail de Pénélope achevé : les douze sonates de Meister ont enfin retrouvé leur unité. Unité tempérée par le fait que deux Ensembles et deux prises de son différents se partagent l’interprétation de ce corpus ; mais unité tout de même car les deux interprétations ont une même âme : le violon « Pietro Giacomo Rogeri, Brescia 1713 » que Reinhard Goebel a cédé à Johannes Pramsohler. Ces deux musiciens engagés ont conjugué leurs talents de chercheurs et d’interprètes pour nous faire goûter des Sonates qui, à l’époque de leur création, présentent encore les attraits de la nouveauté. Meister s’y exprime avec une certaine liberté de ton et de couleurs parce qu’il n’est pas encore bridé par les règles qu’imposeront un peu plus tard des compositeurs-théoriciens dans l’ordonnancement des mouvements ou la succession des tempos. Evidemment, il se plait à rechercher les bons équilibres et à tenter des expériences sonores en mélangeant les styles, les couleurs et les rythmes, usant si nécessaire d’effets de contrastes. Mais si cette musique est illuminée par le charme de la jeunesse d’un genre musical, elle garde la vertu cardinale de la simplicité. L’Ensemble Diderot a su lui faire traverser les âges avec une élégance qui nous a conquis.



Publié le 28 oct. 2016 par Michel Boesch