Naïs - Rameau

Naïs - Rameau ©
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L’Opéra pour la Paix

Nous attendions depuis longtemps une version réellement recommandable de Naïs, après les tentatives tant anciennes (McGegan) que récente (Reyne) qui avaient laissé toutefois entrevoir les multiples beautés d’une partition chatoyante, dépassant largement le cadre de l’œuvre de circonstance auquel elle était censée répondre. C’est désormais chose faite et nous ne pouvons trop nous en réjouir. Après des Fêtes de Polymnie remarquables mais aussi un détour par Mondonville (magnifiques Grands motets et une Isbé de toute beauté) ou encore le pastiche de l’Opéra pour trois rois, György Vashegyi réaffirme haut et fort l’amour qu’il a pour notre musique, mobilisant son Purcell Choir et son Orfeo Orchestra avec une énergie dévorante. Pour finaliser un projet de cette envergure, un partenariat, entre le Müpa Budapest, la Orfeo Music Foundation et le Centre de Musique Baroque de Versailles, a reçu le soutien de l’Institut Français de Budapest ainsi que de la Municipalité de Budavár. C’est dire si les choses ont été vues en grand !

Commandée pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle, Naïs ne fut finalement prête qu’un an après la signature du traité. Elle ne précède que de quelques mois Zoroastre. Soulignons l’étonnante fécondité d’un compositeur de soixante-six ans qui livre ici, en dépit d’un livret assez convenu, une musique vive, colorée, sachant se renouveler et exploiter chacun des épisodes merveilleux offerts à sa muse par Cahusac.

L’ouverture constitue, à elle-seule, un morceau de symphonie d’une rare puissance. Si Rameau s’était exercé avec succès au « bruit de guerre » dans Dardanus notamment, il y revient ici avec une tout autre ampleur. Après une courte introduction rageuse aux cordes, c’est l’éclat des trompettes et d’un tambour voilé qui offrent un tableau saisissant : syncopes, âpres dissonances, traits fiévreux dépeignent le combat des Titans contre l’Olympe. Le chœur, du reste, est enchâssé directement dans l’ouverture ce qui en renforce encore l’effet, rendant cette entrée en matière inoubliable. Chœurs, danses et récits célèbrent avec bonheur « l’accord des Dieux », auquel le premier rigaudon sert de parodie dans un climat particulièrement jubilatoire (final du Prologue).

Le divertissement du premier acte s’avère grandiose avec ses Jeux de l’Isthme. Ceux-ci culminent dans une somptueuse chaconne, athlétique, encadrée de fanfares et d’un air de triomphe aux trompettes retentissantes. Faisant voler en éclat la logique de la basse obstinée de ses prédécesseurs, Rameau en varie sans cesse les éclairages, la rythmique et les couleurs, où hautbois et bassons sont mis en avant de façon très efficace.

Le deuxième acte retrouve les couleurs pastorales des Fêtes d’Hébé antérieures de dix ans. Deux musettes s’en dégagent, notamment par leur densité d’écriture : hautbois, musette, cordes, bassons indépendants et basse continue déploient un décor champêtre merveilleux, dénué de mièvrerie. Le chœur Ô Tirésie confère amplitude à la première musette, tandis que la parodie chantée de la seconde Je ne sais quel ennui me presse permet à Daniela Skorka, délicieuse Flore du Prologue, d’incarner ici une Bergère pleine de grâce. Comment résister en outre à la tendresse de la sarabande Au Berger que j’adore entendue quelques instants auparavant ?

Si la bataille navale du troisième acte est finalement brossée d’un trait rapide, au moyen d’un chœur tapageur, en revanche « l’écroulement de la terre » fait place, pour le final, au palais de Neptune. Le chœur introductif de ce divertissement, chanté par les divinités de la mer, Coulez ondes, mêlez votre murmure constitue à nouveau l’une des pages les plus envoûtantes de Rameau. Dans la tonalité de sol mineur, avec ses motifs de croches qui ondulent, voici une musique aquatique absolument mémorable, ne serait-ce que par le parfum nostalgique qui s’en dégage. Le Purcell Choir y fait, ici comme ailleurs, montre d’un engagement total, soutenu par un Orfeo Orchestra au son aussi limpide qu’opulent. Ce dernier anime au sens propre la multitude de danses (pas moins de trente-et-unes, en comptant les entrées et airs) que renferme la partition. En plus de la chaconne précitée et des musettes déjà évoquées, gavottes, rigaudons, menuets, tambourins, sarabandes et contredanse brillent de mille feux, faisant dialoguer petites flûtes, hautbois, bassons et cordes pour plonger l’auditeur dans un hédonisme sonore permanent.

Le plateau vocal, réuni ici, est digne des louanges qui viennent d’être adressées aux chœur et orchestre. Florian Sempey campe tour à tour Jupiter dans le prologue et Tirésie, le devin qui interprète le chant des oiseaux à l’acte II. C’est la noblesse incarnée dans son premier rôle, quand il partage l’univers avec ses frères. Il sait aussi se montrer plein d’allant dans La voix des plaisirs m’appelle. Il livre par ailleurs un oracle énigmatique à souhait Tout semble s’animer sous ce naissant feuillage et plus loin Ciel ! Qu’entends-je, scène introduite par un trait de flûte reprenant un motif du « Rappel des oiseaux » des pièces de clavecin de 1724.

Thomas Dolié sait parer magnifiquement Pluton et Télénus de la noirceur qui leur conviennent : Mon bras punit et récompense (Prologue) et Elle rit du trait qui me blesse…Cessez soupçons jaloux.

L’Astérion de Manuel Nuñez-Camelino est une bien belle surprise, dans un rôle de haute-contre où Rameau sollicite l’aigu avec beaucoup d’exigence : pas moins de quatre contre-ut atteints à plusieurs reprises dans le récit accompagné Tendres bergers de l’acte II qui annonce la venue de Tirésie. Quant à son air Les ennuis de l’incertitude, c’est une des plus belles pages de la partition, avec sa mélodie qui enchaîne les chutes de quartes, si typiques de Rameau. Il sait s’y montrer envoûtant.

Les petits rôles de Palémon, chanté par Philippe-Nicolas Martin et de Protée par Márton Komáromi n’ont guère l’occasion de briller mais s’acquittent de leur tâche avec la même qualité que leurs collègues ci-dessus.

Est-il encore besoin de présenter Chantal Santon-Jeffery (Naïs) et Reinoud Van Mechelen (Neptune), si ce n’est pour leur tresser à nouveau des lauriers ? Récitatifs, airs et ariettes leur permettent de révéler page après page leur savoir-faire dans cette musique si difficile. Dans Ces rapides traits de flammes, une « ariette un peu vive » dont le motif initial préfigure une gavotte des Boréades, Chantal Santon-Jeffery déploie une très belle vocalité à laquelle fait écho dans le final Ne quittez plus l’amour où sa voix s’envole avec souplesse et puissance. Après avoir récemment cultivé l’univers intimiste des cantates de Clérambault (lire le compte-rendu dans ces colonnes), Reinoud Van Mechelen incarne un Neptune mâle et raffiné. Son entrée au prologue Je vole où m’appelle ton choix donne immédiatement le ton. Il sait marivauder avec bonheur au premier acte avec Je ne suis plus ce dieu volage. Le final lui permet d’enchaîner un air tendre, très français, Tous les plaisirs s’offraient à mes vœux tour à tour et une ariette virtuose à l’italienne dans Cessez de ravager la terre avec la facilité. Quant au début de l’acte troisième, quel merveilleux lever de soleil ! L’air se colore, l’ombre fuit. Le feu des astres de la nuit cède à l’éclatante lumière de l’astre brillant qui les suit : où entendre un aigu si rayonnant si ce n’est chez ce merveilleux chanteur ?

Souhaitons que d’autres projets à l’initiative des mêmes artistes et institutions puissent dans un avenir proche se développer tant pour continuer de redécouvrir Rameau (on a hâte d’entendre Györgyi Vashegyi dans une tragédie !) que d’explorer d’autres musiciens (Mouret, Colin de Blamont, Royer…) ! Dans cette attente, nous nous bornerons à dire en écho au merveilleux duo de l’acte III, Naïs, « que je vous aime » !



Publié le 10 mai 2018 par Stefan Wandriesse