Polonoise - Telemann

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Une beauté authentique et barbare

« J'ai fait la connaissance ici et à Cracovie de la musique polonaise et morave dans sa beauté authentique et barbare... » témoigne Georg Philipp Telemann (1681-1767) dans son autobiographie. Cette dernière fut publiée par Johann Mattheson (1681-1764) dans son Grundlage einer Ehren-Pforte (Eléments pour un arc de triomphe) en 1740. Dans d'autres écrits, Telemann évoque avec enthousiasme les soirées passées dans les tavernes de Pologne à écouter les danses et musiques populaires de ce pays. Telemann avait 24 ans quand il fut nommé Kapellmeister à la cour du comte Erdmann von Promnitz en Silésie à Sorau (aujourd'hui Zary en Pologne). Ces fonctions lui donnèrent l'occasion de visiter Cracovie et Pszczyna, et de faire la connaissance du folklore polonais et morave.

Cette attirance pour les musiques d'Europe Centrale ne quittera plus Telemann. Ce dernier incorporera dans ses propres œuvres des thèmes ou des mouvements entiers d'inspiration polonaise. C'est le cas de ses nombreuses Suites orchestrales TWV 55 ou de son Concerto pour flûte à bec et viole de gambe TWV 52 a1, de la Partie polonoise TWV 39:B1 en huit mouvements, écrite pour deux luths. Deux de ses quatuors (TWV 42:B3 et 42:G7) seront intitulés concertos polonois. Enfin la série des trente-et-une Danses polonaises TWV 45 pour violon et continuo est certainement la composition la plus riche en musiques populaires. Ces danses sont appelées Polonoise (ou Polonié, Polonesie) quand les thèmes sont d'origine polonaise ou bien Hanak (ou Hanaque, Hanaquoise, Hanasky) quand l'inspiration provient de Moravie.

Les danses polonaises étaient jouées par des groupes opérant dans les auberges ou en plein air et comportant un violon, une cornemuse polonaise, un trombone basse et un régale (orgue portatif). C'est ainsi que Telemann les entendit et il était probable que les sonorités rustiques et stridentes d'une telle formation fussent considérées par lui comme barbares (rappelons ici que la musique paysanne aux 17ème et 18ème siècles, était perçue comme chaotique et incompréhensible par les musiciens savants) et qu'il eût souhaité les transposer pour les instruments qu'il avait à sa disposition à la cour de Sorau. Quand Telemann s'approprie cette musique, il l'insère donc dans l'art de cour. On peut d'ailleurs dire la même chose pour la plupart des musiques d'Europe Centrale acclimatées par les compositeurs classiques qu'il s'agisse des danses hongroises de Brahms ou bien des danses roumaines de Bartok, écrites pour les instruments de l'orchestre classique et non pas pour tarogato (sorte de clarinette hongroise ou roumaine) et cymbalum.

Les œuvres interprétées ici sont très rarement jouées, notamment les deux Quatuors TWV 43:B3 et 43:G7, appelés par Telemann Concertos polonois. Ces derniers font partie du vaste corpus des quatuors avec un instrument soliste (flûte, hautbois, basson...) et basse continue, dont les Quatuors Parisiens de 1738 sont les représentants les plus glorieux (se reporter à la chronique de notre confrère). Ici l'instrument soliste est un violon s'ajoutant à un violon, un alto et un violoncelle ; de ce fait, l'écriture de ces œuvres est proche de celle des quatuors à cordes (nonobstant la présence du continuo) dont ils seraient ainsi les plus antiques représentants, bien avant l'Opus 1 de Joseph Haydn (1757). On appréciera les dissonances incroyables du milieu de l'Allegro du 43:B3 (piste 13) ou encore les arpèges très italiens du 43:B2 (piste 4). Comme on l'a dit plus haut, des danses polonaises ont été incorporées dans les innombrables Suites orchestrales TWV 55 et certaines d'entre elles ont beaucoup de charme comme la délicieuse Loure au rythme de sicilienne, tirée des Nations anciennes et modernes TWV 55:g4 ou encore la Polonoise extraite de la Suite TWV 55:a4. Dans ces suites les rythmes et modes polonais sont insérés dans un contexte éminemment français, ce qui leur donne beaucoup de piquant. La Partie Polonaise TWV 39 est au départ une suite pour deux luths. La transcription pour cordes met en valeur la délicatesse de ses sept mouvements, dont un charmant Le Ris, qui contraste avec une sauvage Hanaque. Le premier mouvement, ouverture, est un compromis séduisant de rythmes pointés français et d'harmonies polonaises.

Les danses polonaises TWV 45 (Danse d'Polonie) sont une collection de pièces de musique découvertes en 1987 à Rostock et sont les morceaux les plus surprenants de cet album. D'après l''examen du manuscrit de Rostock, il semble que la musique fut notée sur place par Telemann à l'écoute de musiciens de taverne. Selon le violoncelliste Tomasz Pokrzywinski, la polonaise est une danse élégante, noble et fière qui capte l'esprit de la vieille Pologne et qui ne doit pas être jouée trop vite. Les plus remarquables sont la langoureuse Polonié (n° 2), l'étrange Polonié (n° 3) avec ses gammes tziganes ou orientales, la subtile Polonoise (n° 4) et la féroce Hanasky qui termine l'album. La distinction entre musique de cour et musique rustique n'est plus de mise face à une expression particulièrement aboutie de musique populaire sublimée. L'approche de Telemann n'est pas éloignée, à mon avis, de celle d'un Bela Bartok (1881-1945) deux siècles plus tard.

La violoniste Judith Steenbrink et la claveciniste Tineke Steenbrink, piliers de l'orchestre Holland Baroque, ont arrangé toutes les pièces (sauf les deux Concertos polonois qui sont joués en quatuor) pour un ensemble comportant trois violons, un alto, un violoncelle et le continuo (clavecin et théorbe). Elles ont fait appel à une violoniste baroque réputée, Aisslinn Nosky pour animer l'ensemble. Cette dernière nous ravit par sa technique impeccable, son jeu agile, délié et raffiné et sa superbe sonorité. J'avais remarqué Judith Steenbrink dans son interprétation au violon de Didon et Enée de Purcell sous la direction de Christina Pluhar au festival Oude Muziek Utrecht 2015 et son jeu sobre et rigoureux m'avait impressionné. Ici sa performance sensible et passionnée est celui d'une musicienne accomplie. Chloe Prendergast complète harmonieusement le pupitre des violons. Filip Rekiec à l'alto et Tomasz Pokrzywinski au violoncelle équilibrent parfaitement les violons de leur son nourri et confèrent à cette réalisation beaucoup de profondeur. Les fondements harmoniques de l'ensemble sont assurés par Tineke Steenbrink (clavecin) et Christoph Sommer (luth). Ce dernier nous régale d'un superbe solo dans la Polonoise n° 17 et la première nommée réalise un féerique accompagnement de clavecin dans la Partie polonoise TWV 39:B1 (Le Ris). A l'écoute de cette musique, il apparaît qu'un compromis très séduisant a été obtenu entre la musique rugueuse originelle et les partitions policées de Telemann. En effet les instrumentistes tirent du ventre de leurs violes des sons captivants grâce à de nombreux ornements, appogiatures, flattements et parfois portamentos discrets, mettant en valeur cette musique tout en en respectant l'esprit, et sans une once de vulgarité.

Les virtuoses de Holland Baroque nous offrent ici une illustration vibrante du génie de Telemann, compositeur européen par excellence.



Publié le 16 avr. 2021 par Pierre Benveniste