Intégrale (1), suite - Schütz

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Première partie (suite) : Heinricus Schützius, Assaph Christianus (Asaph chrétien)

Parce que nous restons fidèles à une exploration chronologique des œuvres de Heinrich Schütz, la découverte des cinq autres CD intégrés dans le premier coffret de sa Gesamteinspielung (intégrale des enregistrements) nous contraint à un saut de près de dix ans. Nous l’avions quitté en 1625, au moment de la parution de son Opus 4 (Cantiones Sacrae) ; nous le retrouvons en 1636, à la publication de son Opus 7 (Musikalische Exequien).

Au terme de notre première étape (voir notre chronique publiée le 3 décembre 2017), nous faisions connaissance d’un compositeur en pleine ascension. Jusque-là, tout semblait lui réussir. Heureux en ménage, sa réputation débordait largement des frontières de l’Etat saxon. Capitalisant sur son apprentissage musical au contact de l’avant-garde vénitienne, il s’appliquait à acclimater les enseignements du maître Giovanni Gabrieli (1557-1612) au terreau culturel germanique. Avec succès, si l’on en croit la lettre adressée en 1633 par Friedrich Lebzelter, valet de chambre personnel du prince-électeur de Saxe, à Christian IV (1577-1648), roi du Danemark et de Norvège : « Vous auriez en la personne de ce maître de chapelle un homme fort qualifié, qui compte bien peu d’égaux dans sa profession au sein de l’Empire ; aussi est-il convoité par beaucoup et même par d’éminents potentats catholiques qui cherchent à le rassurer touchant la religion » (cité par Martin Gregor-Dellin in Heinrich Schütz, Fayard, 1884).

Trauergesänge (chants funèbres): le chagrin sublimé par la musique

Pour Schütz, l’année 1625 avait bien commencée. Ses Cantiones Sacrae sont publiés dès les premiers jours de janvier et promettaient d’accroître encore sa notoriété. Mais il n’aura pas le loisir d’en goûter les fruits car la mort va s’acharner sur le cercle intime de ses proches et de sa famille.

Certes, il avait déjà été confronté à l’expérience de la mort en perdant son ami d’enfance, Anton Colander (1590-1621). Dans leur jeunesse, le père d’Anton, Kantor et bourgmestre de Weissenfels, leur avait dispensé des leçons de musique. Plus tard, Anton poursuivra ses études d’orgue auprès de son ami Heinrich. En souvenir de leur amitié, Schütz compose le motet Ich bin die Auferstehung und das Leben (Je suis la résurrection et la vie) SWV 464 pour deux chœurs à quatre voix. Malgré le chagrin provoqué par cette disparition, un message d’espoir s’exhale du texte choisi (Evangile selon saint Jean) comme de la musique ardente qui le porte. Celle-ci est taillée sur le même patron que bien des Psalmen Davids, la partie instrumentale en moins. Les deux chœurs a cappella se répondent en imitation, mêlant savamment les lignes mélodiques, multipliant les jeux d’écho avant de se rejoindre pour de courts passages homophoniques. S’il affirme l’espérance du croyant par des mélismes retenus (der wird leben/ celui-ci va vivre), il exprime également la douleur ressentie par cette disparition en recouvrant méthodiquement le terme sterben (mourir) de douloureuses tenues de notes. C’est d’ailleurs sur un sterben déchirant que se consume ce motet.

Par ailleurs, ses fonctions l’avaient conduit à composer pour des cérémonies funéraires, notamment l’inhumation, le 7 décembre 1622, de Sophie von Brandeburg (1568-1622), princesse de Saxe et mère de Johann Georg I, son patron et protecteur. En signe de fidélité et de gratitude, Schütz compose une œuvre originale dont il écrit lui-même le texte. Dans ce Grimmige Gruft (Sinistre caveau) SWV 52, il est difficile de trancher qui du poète ou du compositeur surpasse l’autre, tant le texte et la musique sont d’une beauté sincère. Les six strophes jettent alternativement un regard dans la tombe puis profèrent des invectives en direction de la mort. Avec une grande finesse et beaucoup d’élégance, Schütz se révèle un poète d’une grande sensibilité. Tour à tour, il décrit les émotions suscitées à la vue du caveau : Grimmige Gruft (sinistre caveau), Trauriges Grab (triste tombe), Finstere Höll (ténébreux enfer). En regard, il attribue à la mort des caractéristiques humaines : Tyrannisch (tyrannique), Unsättlich (indécente), Bittere Tod (cruelle). Lorsqu’il transforme son texte en Trauergesang (chant funèbre), il applique une même ligne mélodique à chacune des six strophes mais laisse au texte le soin de dicter les accentuations et les variations de tempo. L’interprétation tellement expressive de Dorothee Mields ainsi que la saisissante sobriété de l’accompagnement par l’orgue et un violone sont d’une vérité absolument bouleversante.

Mais, à partir des premiers jours de janvier 1625, la mort va s’acharner sur son cercle privé. Elle s’en prend d’abord au jeune Jakob Schultes, fils d’un éminent juriste de Leipzig. Etudiant alors âgé de 26 ans, il était proche de Schütz, lui-même juriste de formation. Proximité qui avait conduit le musicien à composer, à l’occasion du mariage de la sœur du jeune homme, un concert pour trois chœurs à onze voix Haus und Güte erbet man von Eltern (On hérite maison et biens de ses parents) SWV 21 (enregistrement que nous n’avons retrouvé dans aucun des deux premiers coffrets diffusés). Proximité qui lui inspire également un touchant Gutes und Barmherzigkeit (Bonheur et grâce) SWV 95 pour les funérailles de Jakob. Loin de l’abattement suggéré par le chant funèbre précédent, le dernier verset du Psaume 23 lui souffle une musique paisible, à l’image du message rassurant délivré par le texte. Ecrit pour un chœur à six voix, il choisit de doubler les voix de soprano et de ténor pour doter à sa musique d’un caractère réconfortant. En effet, dans la symbolique traditionnelle, les soprani incarnent la félicité et la confiance tandis que les ténors chantent l’espérance. Le rythme est léger, l’écriture musicale en imitation d’une générosité que le Dresdner Kammerchor souligne avec virtuosité.

Le 15 août 1625, la mort se rapproche encore, s’en prenant cette fois à sa belle-sœur, Anna Maria Wildeck. Le compositeur lui dédie son De vitae fugacitate, variations chorales portant le sous-titre : Ich hab mein Sach Gott heimgestellt (J’ai trouvé en Dieu ma cause) SWV 94. La mélodie est tirée d’une chanson populaire connue depuis les années 1500. Intitulée fort explicitement Es ist auf Erd kein schwerer Leidn (Il n’est sur terre souffrance plus lourde), elle a été transposée par le pasteur Johann Leon (1531 ?-1597) de façon à pouvoir intégrer le répertoire sacré. Ces dix-huit strophes accompagnent le cortège funèbre. La partition est écrite pour cinq voix, celle de soprano étant doublée. Pourquoi ce renforcement des voix du dessus ? Parce que le défunt est une femme ou pour représenter l’âme accompagnée vers le ciel par des voix angéliques ? Le texte mis en musique pourrait accréditer cette seconde hypothèse. En effet, après avoir décrit les tourments de la vie terrestre, il s’achève sur l’espoir que bald in dein Reich kommen und bleiben ewiglich (bientôt dans ton royaume nous viendrons et resterons éternellement). Formellement, l’écriture musicale exploite la veine découverte avec le Grimmige Gruft (SWV 52) pour soliste et continuo. Si une même mélodie traverse les dix-huit strophes, chacune d’elle acquiert sa singularité lorsque Schütz fait varier les combinaisons vocales, module les tempi, multiplie les nuances et les intensités, habille certaines lignes mélodiques de vocalises et contraint d’autres à l’austérité d’un cantus firmus.

De plus, le figuralisme souligne certains mots ou anime certaines strophes. La sixième l’illustre parfaitement. Elle souligne la fragilité de la vie humaine dans un mouvement successivement ascendant et descendant. L’enthousiasme anime d’abord les deux soprani, l’altus (ténor aigu) et la basse lorsqu’ils constatent que Heut sind wir frisch, gesund und stark (Aujourd’hui, nous sommes fringants, sains et forts). Mais dès le verset suivant, le ténor et la basse s’effondrent à l’annonce de l’issue fatale : bald morgen tot und lieg’n im Sarg (bientôt nous mourrons et reposerons dans un cercueil). Ce balancement gagne également les deux versets suivants. En madrigaliste averti, Schütz applique à un texte du siècle précédent toutes les techniques de la musique de son temps. Si sa Trauermusik nous émeut encore aujourd’hui, c’est bien parce qu’il a sublimé son affliction en l’enfermant dans une partition que seul un ensemble vocal attentif aux mots et aux sons peut libérer. De ce point de vue, le Dresdner Kammerchor a parfaitement rempli sa mission. Véritable thérapie destinée aux proches survivants, c’est à juste titre qu’Oliver Geisler (livret) considère ce motet comme ein Meisterwerk der barocken « ars moriendi » (un chef d’œuvre baroque de « l’art de mourir »). En pleine conscience de sa nouveauté, Schütz scellera ses Kleinen geistlischen Konzerte I (premier recueil des Petits concerts spirituels) par ce magnifique motet.

Mais la mort n’a toujours pas dit son dernier mot. A peine deux mois plus tard, elle cueille la vie de son épouse et muse, Magdalena Wildeck. Dans une douleur extrême, Schütz compose en son honneur un chant funèbre comptant onze strophes : Mit dem Amphion zwar mein Orgel und mein Harfe (Avec Amphion, en fait mon orgue et ma harpe) SWV 501 qui aurait pourtant eu toute sa place sur ce CD. Pour mémoire, Amphion est un chanteur et musicien de la mythologie grecque. Alors qu’Orphée avait le pouvoir d’entraîner les animaux, Amphion avait celui de déplacer les pierres. Faute de musique, retenons le récit de la mort de Magdalena raconté par Martin Gregor-Dellin : « après avoir trouvé le réconfort… dans les paroles de David Wenn ich nur dich habe (Si je n’ai que toi) et de Job Ich weiss dass mein Erlöser lebt (Je sais que mon Sauveur est vivant), elle s’éteignit doucement le mardi 6 septembre 1625 à deux heures et demie du matin. L’union de Schütz avait duré six ans et quatorze semaines ». Schütz n’oubliera pas ce moment éprouvant car il mettra ces deux textes en musique et les intégrera dans des recueils ultérieurs : Musikalische Exequien (1636) pour le premier, Geistlische Chor-Music (1648) pour le second.

Après quelques années de répit, le sort s’acharne à nouveau. Le 19 novembre 1630, son fidèle complice Johann Hermann Schein (1586-1630) décède. Ils avaient fait connaissance à Weissenfels, la ville où Schütz vécut sa première jeunesse. Schein y avait trouvé son premier emploi en qualité de maître de musique et précepteur des enfants du représentant territorial du Prince-Electeur, Gottfried von Wolffersdorf (1559-1625). Depuis leur première rencontre, ils sont restés très liés. Sachant Schein gravement malade, Schütz se rend à son chevet. Martin Gregor-Dellin raconte l’épisode : « Schein se savait perdu et demanda à son ami de lui composer un motet funèbre sur l’épître de saint Paul à Thimothée (1,15) : Das ist gewisslich wahr (C’est une parole certaine). Heinrich Schütz le lui promit et le 8 novembre, alors que Schein n’avait plus que quelques jours à vivre, il envoya à Leipzig le chant à six voix qu’il insère plus tard dans sa Geistliche Chormusik de 1648 (SWV 277) en hommage au cantor de Saint-Thomas ».

Comme pour son ami Jakob Schultes, les parties de soprano et de ténor sont doublées. Un ample tutti scande les premiers mots à la manière d’un choral duquel s’exhale un parfum de tristesse. Il laisse place à une célébration du Christ jovialement animée par les soprani et les ténors, le tutti concluant le mouvement par un kommen ist in die Welt (venu sur terre) résolu. Des entrées en imitation saluent pieusement le sacrifice qui a conduit die Sünder selig zu machen (à sauver les pécheurs) avant de retrouver un rythme plus affirmé pour constater que unter welchen ich der fürnehmste bin (parmi lesquels je suis le premier). Le verset suivant salue la miséricorde accordée au pécheur. Une fugue vocale se déploie dans un long mouvement ascendant, les lignes mélodiques s’entrelacent et se superposent, produisant des effets de répétition de chaque membre de phrase. Sans doute une manière insistante d’appeler la miséricorde divine sur l’âme du défunt. Le motet se conclut par un chant d’action de grâce somptueux. L’écriture homophonique martèle les titres de gloire de Dieu avant de s’éteindre dans un Amen puissant et solennel. Dans sa structure, ce motet semble contenir l’embryon des futures cantates de Johann Sebastian Bach : un chœur d’entrée, des airs livrés aux solistes, un imposant choral final. On ne pouvait rendre plus bel hommage à l’ami musicien disparu.

Dans les cinq ans qui suivent, Schütz perdra successivement son père, Christoph Schütz (25 août 1631) puis sa mère, Euphrosyne Bieger (5 février 1635). A notre connaissance, aucun motet funèbre n’a été composé spécifiquement à leur intention. En revanche, la mort lui devient si familière et sa musique tellement rédemptrice que, dans ses Teutsche Poemata (1646), le poète allemand Paul Fleming (1608-1640) dédie un poème au compositeur dans lequel il clame : Schütz, auff deinem Nahmen bloss/Giebt der Todt die Todten loss (Schütz, à ton simple nom/ la mort libère les morts).

Opus 7 : Musikalische Exequien (Musique de funérailles) SWV 279-281 : le premier Requiem allemand ?

Ce pouvoir sur la mort, Schütz trouvera à l’exercer une nouvelle fois en 1636, à l’occasion des funérailles de Heinrich II Posthumus Reuss (1572-1635), surnommé « Posthumus » parce qu’il est né quelques semaines après le décès de son père. Ce petit seigneur du territoire de la ville de Gera (Thüringen) est décrit par Schütz, dans son propos dédicatoire, als ordentlicher, beflissener und gebildeter Mann (comme un homme ordonné, empressé et cultivé). Dans son long poème dédicatoire, le compositeur ira jusqu’à le qualifier de héros (O wehrter Held) car den Musen wart ihr Schirm, Schutz, Freud und Wonne (aux muses, vous avez assuré refuge, protection, joie et ravissement), reconstruisant les écoles et relevant les églises détruites par la guerre malgré les ressources limitées de son minuscule Etat.

Les liens d’amitié entre Reuss et Schütz s’affermissent en août 1619, lors des cérémonies d’inauguration des orgues de l’église de Bayreuth au cours desquelles il s’est distingué aux côtés de Michael Praetorius (1571-1621) et Samuel Scheidt (1587-1654). Une quinzaine d’années plus tard, Reuss commence à se préparer consciencieusement à la mort. « Il se procura en secret un cercueil d’étain, dont il fit recouvrir le couvercle et les parois de textes bibliques et de versets de cantiques, qui, fort judicieusement, étaient de plus en plus réconfortants de la tête aux pieds. » (Martin Gregor-Dellin). En outre, il vouait un culte particulier à Siméon. L’Evangile selon saint Luc rapporte que, à l’occasion de la présentation de Jésus au Temple, ce vieillard fut le premier à reconnaître l’enfant comme le Messie. Après l’avoir béni, il réclame maintenant le bonheur de « s’en aller en paix » (le fameux Nunc dimittis). Reuss s’identifiait à ce point à ce personnage évangélique qu’il souhaitait ardemment être inhumé un 4 février, jour anniversaire de la mise au tombeau de Siméon.

Or, Reuss mourut un 3 décembre (1635), deux mois avant l’une des échéances appelée de ses vœux. Embaumé et mis en bière dans la chapelle du château d’Osterstein dans l’attente de ses funérailles officielles, il sera inhumé le 4 février suivant dans le caveau familial de la Johanniskirche de Gera. Pour la cérémonie mortuaire, la famille du défunt commande à Schütz une musique inspirée par les inscriptions gravées sur le sarcophage. A peine revenu de Copenhague, il se met immédiatement au travail.

Comme à son habitude, Schütz délivre avis et conseils pratiques dans une préface (Vorreden) qu’il annexe à la version imprimée. Elle contient notamment des recommandations précises relatives à la manière d’accorder les instruments du continuo (orgue, violon ou contrebasse – Grosse Bassgeige). Il y explique également l’organisation générale de l’opus et veille aux ajustements des pupitres vocaux aux différents stades de l’exécution de l’œuvre. Enfin, il ajoute des suggestions d’utilisation de sa partition (Weme nun diese meine Arbeit gefallen möchte/ Si mon travail devait plaire) en d’autres circonstances que celles de funérailles, citant les fêtes de la Purification ou le seizième dimanche après la Trinité (dédié à « la grande consolation »). Cette dernière indication fournit un indice sur l’état d’esprit du compositeur : il n’écrit pas strictement une messe des morts, plutôt un chant d’espoir en la délivrance de l’âme.

In diesem Musicalischen Werklein seynd nur dreyerley Stücke oder Concert zu befinden (Dans cette petite œuvre musicale, on ne trouvera que trois sortes de pièces ou concerts), poursuit-il : d’abord, les versets bibliques et extraits de cantiques inscrits sur le sarcophage arrangés in Form einer Teutschen Missa (en forme de messe allemande) ; ensuite, un motet inspiré par le thème du sermon choisi par le défunt ; enfin, une composition appuyée sur le Cantique de Siméon pour la mise en terre. Cette structure correspond précisément aux trois temps de l’Ordo exsequiarum (rituel des funérailles) de la liturgie romaine. En effet, ceux-ci font référence aux trois lieux de son déroulement : de la maison du défunt, le cortège se dirige vers le lieu du culte où se déroule la cérémonie religieuse avant de se rendre sur le lieu de l’inhumation.

La première partie couvre deux moments : la procession accompagnant le cercueil et la Missa proprement dite. Conformément à la tradition luthérienne, celle-ci ne comporte qu’un Kyrie associé à un Gloria, tradition toujours vivante au temps de Johann Sebastian Bach (voir ses Missae dites luthériennes). Cette partie est la plus longue (près de 23 minutes contre moins de 3 minutes pour la seconde et guère plus de 4 minutes pour la dernière), probablement proportionnée au nombre de participants attendus pour la procession d’entrée. Attendus, mais qui finalement furent peu nombreux à se déplacer compte tenu de l’insécurité résultant de la guerre et des risques liés aux épidémies de peste.

Le Kyrie et le Gloria constituent les fondations de cette première partie. Pourtant, l’auditeur les distingue à peine, tant ils sont enrobés dans une suite d’airs chantant les textes gravés sur le sarcophage. Ils en constituent cependant le fil de conducteur, à la manière d’un collier mettant en valeur un chapelet de fines perles. Les trois invocations du Kyrie sont précédées et suivies par le chant de versets du Livre de Job ou d’extraits de deux Epîtres de saint Paul. Ces versets cheminent sur le mode du plain-chant alors que les invocations pénitentielles sont portées par le tutti dans leur traduction allemande : Herr Gott, Vater vom Himmel, erbarm dich über uns, répétant le terme erbarm (aie pitié) avec humilité et insistance. L’architecture inhabituelle du Gloria est le reflet exact de celle du Kyrie. Elle attribue alternativement la parole à un soliste ou un groupe de deux à six voix, puis au chœur principal (capella). Les premiers exposent de sublimes petites miniatures sonores donnant vie aux versets bibliques choisis par le défunt. Le second les illumine par une strophe sélectionnée dans différents livres de cantiques luthériens. Plusieurs des cantiques retenus ont été composés par Martin Luther (1483-1546) ; d’autres sont empruntés à des auteurs tels que le poète Ludwig Helmbold (1532-1598) ou les pasteurs Johann Leon et Johann Gigas (1514-1581). Les textes sont déclinés sur une même ligne mélodique aux allures de choral, sans doute pour devenir de plus en plus familières aux oreilles de l’assemblée. Pourtant, Schütz fait intervenir des variations rythmiques, des strettes et divers ornements pour doter chacune d’elle d’une personnalité qui lui confère sa singularité.

Par l’emploi de procédés expressif, chaque partie soliste concoure également à cette recherche d’originalité. D’abord, Schütz choisit les voix en fonction du texte qu’il veut leur confier. Ainsi, dans ce verset de l’Epitre aux Philippiens, une voix de soprano matérialise le monde céleste auquel aspire le croyant (Unser Wandel ist im Himmel) alors qu’une voix de basse incarne le monde terrestre des vivants (von dannen wir auch warten). Ailleurs, le texte dirige la plume du compositeur. Par exemple, dans le tendre duo soprano/ ténor Das Blut Jesu Christi (Le sang de Jésus Christ), la phrase est découpée en trois segments. Le début est chanté en notes longues et douloureuses tandis que l’appel machet uns rein (nous purifie) adopte une allure plus joyeuse avant de s’assombrir à nouveau à l’idée des péchés (allen Sünden) à pardonner. La rythmique est également mobilisée. Ainsi, dans un duo de basses, le sentiment de fatalité apparaît sous la forme de syllabes martelées pour ponctuer les années qui s’écoulent douloureusement in Müh und Arbeit (dans la peine et le travail). Enfin, Schütz multiplie les mélismes. Ici, les vocalises figurent les ondes lumineuses émanant du Christ (seine verklärte Leiben/son corps de gloire) ; là, elles décrivent le moelleux de la laine (wie Wolle werden). D’une manière générale, ces mélodies exhalent une beauté simple au parfum envoûtant.

Seule la partie centrale du Gloria fait exception à l’alternance solistes/ capella. A ce titre, cette partie constitue la clé d’une composition en forme d’arche. Cette succession ininterrompue de cinq airs aux combinaisons vocales changeantes mêle la supplication à la joie, la douleur et la consolation, le tremblement craintif cédant la place à une cadence enjouée galvanisant l’âme sauvée. La séquence s’achève sur une première apparition d’un tendre Herr, wenn ich nur dich habe. Rappelons-nous. Il s’agit de l’un des deux textes bibliques récité sur son lit de mort par Magdalena, l’épouse de Schütz.

Le second concert répond au sermon. Le thème en avait été choisi par le défunt. Cette fois, le second Herr, wenn ich nur dich habe est presque enjoué. Dans sa préface, Schütz précise que ce motet ist Octo Vocum, hat zwey gleiche Chor und kann auch ohne die Orgel nach beliebung angeordenet und musiciret werden (destiné à huit voix réparties en deux chœurs identiques et peut être interprété sans orgue). Le Dresdner Kammerchor maintient cependant un discret continuo. L’allure doucement dansante des entrées en imitation exprime une foi radieuse en Dieu. Le tempo s’apaise pour évoquer l’instant de la mort. Mais aussitôt, les chœurs se retournent vers Dieu pour l’appeler, dans une répétition insistante du so bist du doch, Gott (ainsi tu es, Dieu), à consoler le cœur du croyant. L’écriture de ce court motet rappelle les Psalmen Davids dans ce qu’ils contiennent de plus réconfortant. Une bien belle manière de sublimer la douleur de la perte d’une épouse et d’un ami !

Dans la liturgie luthérienne du service funèbre, le corps du défunt est maintenant remis à Dieu. Reuss entendait être inhumé sous le patronage de Siméon. C’est probablement dans cette partie que Schütz rend à son ami l’hommage le plus personnel. Il ne se contente pas de mettre en musique le Cantique de Siméon ; il le met également en scène. Dans sa préface, il se montre directif : Ist zu wissen das dieses Concert zwey Chor und jeglicher Chor seine absonderliche Wort habe (Ce concert exige deux chœurs, chacun d’eux ayant sa fonction propre). Plus question, comme dans le motet précédent, de rechercher la fusion de sonorités respectives. Ici, le premier chœur à 5 voix (SATTB) énonce les paroles de Siméon tandis que le second, à trois voix (SSB), salue ceux qui sont accueillis in Gesellschafft der Himmlischen Geister und heiligen Engel (dans la compagnie des esprits célestes et des saints anges). La musique investit l’espace, le premier chœur se tenant près de l’orgue alors que le second chante dans le lointain. Manifestement, Schütz expérimente une nouvelle fois le cantar lontano (chanter de loin) dont Ignazio Donati (vers 1570-1638) avait décrit les techniques et les méthodes d’exécution dans son traité Sacri concentus (1612). Une mise en scène qui aurait ravi le défunt, lui qui « ordonna en 1623 que pour les matines, les jeunes choristes fussent vêtus en anges, avec des couronnes de verdure et des torches allumées à la main. » (Martin Gregor-Dellin).

Après l’intonation sur le mode du plain-chant, un chœur en récit égrène paisiblement les paroles de Siméon. Le chœur céleste s’insinue dans cette douce harmonie pour honorer les défunts par un lumineux Selig sind die Toten, die in dem Herren sterben (Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur), exactement la formule sur laquelle se conclut le splendide Requiem allemand (1868) de Johannes Brahms (1833-1897). Les deux soprani représentent les séraphins alors que la basse personnifie l’âme du défunt. Ensuite, ces textes se croisent, s’enlacent, fusionnent pour produire une musique à deux dimensions, humaine et aérienne à la fois : quittant sa dépouille terrestre, l’âme croyante est accompagnée par les anges dans son cheminement vers le monde céleste. Par sa justesse de ton et l’équilibre subtil des voix, le Dresdner Kammerchor répand une musique qui coule, généreuse et abondante, exactement celle que Schütz appelait de ses vœux dans son poème dédicatoire : mit Gesang und Klang auffs lieblischste geziert (avec des chants et des sonorités décorés avec grâce).

Opus 8 –Kleine geistliche Konzerte I (Petits concerts spirituels – Livre 1) SWV 282-305 : petits joyaux mélodiques pour temps de guerre

Au gré des aléas diplomatiques, la Saxe se voit régulièrement occupée, traversée, retraversée par des armées régulières ou écumée par des mercenaires de tous bords. En mars 1636, ce sont les troupes suédoises qui dévastent les campagnes saxonnes. Malgré son aversion pour la guerre, Johann Georg I, prince-électeur de Saxe, veut libérer son pays de leur présence. Il mobilisera ce qui lui reste de ressources pour lever les troupes nécessaires. Au détriment de l’entretien de sa musique de chapelle dont les effectifs avaient d’ailleurs déjà fondus. C’est donc logiquement à un effectif vocal réduit que Schütz destine ses premiers Kleine geisitliche Konzerte.

Schütz n’est pas l’inventeur de ce genre. Bien avant lui, Johann Hermann Schein avait défriché ce champ dans ses deux recueils titrés Opella (= diminutif d’opus) nova, Geistlische Konzerte et parus respectivement en 1618 et 1626. A ce propos, il paraît utile de préciser que le terme de « concert » (du latin concertare = rivaliser) ne désigne pas, à l’époque, une manifestation musicale mais une pièce construite en forme de dialogue entre plusieurs parties. Schein fait le pari de la nouveauté, introduisant les germes de l’esthétique italienne dans la rigoureuse tradition luthérienne. Le Polyhymnia Exercitatrix (1620) de Michael Praetorius, les Geistlische Music-Klang (1633) du nurembergeois Johann Staden (1581-1634) ou les quatre recueils des Geistlische Konzerte (1631, 1634, 1635 et 1640) de Samuel Scheidt approfondiront le sillon.

C’est dans ce contexte que, le 29 septembre 1636, Schütz fait publier son opus 8 (Erster Theil kleiner geistlichen Concerten). Il dédie son recueil à un personnage influent de Leipzig, Heinrich von Friesen (1594-1659), conseiller privé du Prince-Electeur et président de la Cour d’appel. Comme à son habitude, une préface livre d’utiles indications sur ses intentions. Cette fois, il ne formule aucune directive relative à l’exécution de ses concerts. En revanche, il déplore que le temps soit si peu propice aux arts libéraux, auch die löbliche Music (aussi à la bien-aimée musique). La guerre sème partout la ruine, la maladie et le désordre. Lui-même en perçoit les conséquences car nombre de ses compositions doivent attendre der Allerhöchste bessere Zeiten (des temps meilleurs) pour être publiées. Il aspire à la paix et au retour de l’ordre. De ce point de vue, la page de titre de son édition originale délivre clairement un message en image. Le titre est encadré par deux personnages féminins : Harmonia et Mensura, l’harmonie et la mesure ou, en d’autres termes, la concorde et l’ordre. Pourtant, la guerre ne tarit pas le génie créatif de Schütz. Und damit mein Gott verliehenes Talentum in solcher edlen Kunst nicht ganz ersitzen bleiben sondern nur etwas weniges schaffen und darreichen möchet (Comme mon Dieu m’a prêté un talent dans ce noble art, je veux juste l’entretenir quelque peu et le présenter). Il décide donc d’en publier une première partie als Vor-Boten meiner Musicalischen Werck zur Ehre Gottes (comme messager de mon travail de composition et pour la gloire de Dieu). Schütz transcende la douloureuse actualité pour se réfugier dans la main de Dieu. S’y sentant pleinement en sécurité, il produit une musique à la fois lumineuse, sereine et joyeuse dans laquelle l’économie (forcée) de moyens est compensée par la densité du discours musical.

Certes, la nostalgie des temps paisibles point dans quelques pièces. Outre la mélancolique prière enviant la quiétude de la maison de Dieu (Eins bitte ich vom Herren/ Une chose que je demande à Dieu SWV 294), c’est dans un cri que débute son Eile, mich, Gott, zu retten (Hâte-toi, mon Dieu, de me sauver SWV 282) et dans un murmure que s’éteint cette monodie aux accents italiens. Mais son Credo en réduction se montre davantage confiant, constituant un véritable sermon pour les temps présents (Wir gläuben all an einen Gott/ Nous croyons tous en un seul Dieu SWV 303). En soulignant le terme all (tous) par des mélismes appuyés et répétés, il lance un message œcuménique aux belligérants : tous ceux qui s’entretuent croient en un même Dieu. Sur un tempo plus alerte, il se tourne en confiance vers Dieu der sich zum Vater geben hat (qui s’est déclaré comme notre Père). De lui, ses enfants peuvent attendre les nourritures terrestres et spirituelles, la sécurité, la protection. Chacun de ces besoins vitaux, qui font défaut en ces temps troublés, est souligné par de longues vocalises relayées par chaque partie vocale. Ce sermon en musique s’achève sur une déclaration de foi en la Providence divine, affirmant avec éclat la doxa luthérienne : es steht alles in seiner Macht (tout cela est en son seul pouvoir).

Ce message de foi imprègne l’essentiel des vingt-quatre concerts pour solistes et basse continue. Dans leur assemblage, Schütz veille à couvrir toutes les circonstances de la vie ainsi que les principales étapes du calendrier liturgique. Un joyeux Ein Kind ist uns geboren (Un enfant nous est né) SWV 302 aux allures populaires est manifestement destiné aux fêtes de Noël alors que les chromatismes qui déchirent O hilf, Christe, Gottes Sohn (Aide-nous, Christ, fils de Dieu) SWV 295 trouveraient leur place lors des célébrations de la Passion. Les cérémonies de funérailles dominant en ces temps de guerre et d’épidémies, il intègre deux pièces déjà utilisées pour ce type de circonstances, en hommage à sa belle-sœur (Ich hab mein Sach Gott heimgestellt – initialement SWV 94, ici SWV 305) ou à son ami Reuss (Dass Blut Jesu Christi). S’il retravaille quelque peu ces deux partitions et dote la seconde de couleurs vocales différentes. En effet, la première version contenue dans les Musichalische Exequien (SWV 279) était portée par une voix de soprano et de ténor alors que la seconde est confiée à deux soprani et une basse (SWV 298).

Ces vingt-quatre pièces forment un bouquet multicolore dans lequel chaque élément brille par sa singularité. Chacun d’eux est le produit d’un subtil concentré, appliquant à un genre musical existant divers procédés d’expression de la nuove musiche. Si Schein et Scheidt préservaient généralement l’intégrité du choral luthérien, Schütz s’en éloigne délibérément. Ainsi, Nun komm, der Heiden Heiland (Viens, Rédempteur des païens) SWV 301 est traversé par des références explicites au cantique traditionnel de Luther (Veni redemptor gentium). Il en reprend quelques fragments qu’il enrobe de vocalises, les retranscrit dans un langage concertato (plusieurs groupes vocaux se partageant une même mélodie) et leur applique quelques figuralismes. Comme ces longues vocalises sur alle Welt (toute la terre) pour signifier l’espace infini touché par la grâce de Dieu. Dans l’énergique Bringt her dem Herren (Apportez au Seigneur) SWV 283, il s’inspire de la forme en rondo pour cadencer la pièce. Un ravissant Alleluja constitue le refrain intercalé entre des versets dans lesquels de longs mélismes soulignent les termes à mémoriser. Ailleurs, il puise dans la tradition du madrigal. Dans Ich danke dem Herrn von ganzem Herzen (Je remercie le Seigneur de tout cœur) SWV 284, une ritournelle joyeuse lancée par l’orgue ouvre le concert puis découpe la monodie en trois parties distinctes, séparées par un interlude assuré par le continuo. Bien entendu, l’enseignement des maîtres italiens perce également lorsqu’il adapte l’écriture polychorale à un effectif réduit à deux solistes dans Erhöre mich, wenn ich rufe (Entend-moi, lorsque j’appelle) SWV 289. Par des effets d’écho répétés, les solistes se répondent, leurs lignes mélodiques s’étreignent avant de se fondre pour souligner le verset essentiel. Il est également passé maître dans l’usage de la palette des couleurs vocales pour mieux révéler le sens contenu dans un texte. Par exemple, dans Siehe, mein Fürsprecher ist im Himmel (Regarde, mon avocat est au ciel) SWV 304, il modifie à chaque verset l’effectif des chanteurs et les combinaisons de pupitres. Enfin, il exerce une véritable expertise dans l’art du mouvement, faisant vivre chaque section de texte selon son rythme propre. Ainsi, un tempo lent anime le premier verset du Himmel und Erden vergehen (Ciel et terre passent – SWV 300), comme pour gémir sur le caractère périssable de la matière. En revanche, le second verset déclare le caractère infini de la parole de Dieu, libérant l’exubérance contenue dans le message divin.

Le 2 juin 1639, Schütz dédie la seconde partie de ses Kleine geistlische Konzerte au Prince Friedrich (III) von Dänemark (1609-1670) qui deviendra roi du Danemark et de Norvège en 1648. Malheureusement, aucun des coffrets disponibles ne contient l’enregistrement de cet Opus 9 (SWV 306-337) alors que la pertinence aurait commandé de réunir ces deux ensembles qui, en fin de compte, n’en font qu’un.

Opus 11 – Geistlische Chor-Music (Musique spirituelle pour chœurs) SWV 369-397 : un délicat rappel des fondamentaux

La composition des coffrets nous contraint, de nouveau, à enjamber plus de dix ans dans l’inextinguible dynamique créative de Schütz. Lorsque, le 21 avril 1648, il publie ses Geistlische Chor-Music mit 5, 6 und 7 Stimmen, beydes vocaliter und Instrumentaliter zugebrauchen- Erster Theil (Musique spirituelle pour chœur avec 5, 6 et 7 voix, utilisable pour voix et instruments- Première partie), il ne sait pas que la terrible guerre de Trente Ans prendra fin six mois plus tard. Au demeurant, l’annonce d’une seconde partie restera sans suite.

Mais c’est dans le contexte d’une autre guerre qu’il faut inscrire son Opus 11. Celle-ci avait été ouverte par le maître de chapelle de la Cour de Varsovie, Marco Scacchi (1602 ?-1685 ?). Dans son Cribrum musicum (littéralement « Tamis musical ») publié en 1643, celui-ci attaque frontalement les Psalmen Davids nach französiche Melodey (1640) de l’organiste de la Marienkirche de Dantzig, Paul Siefert (1586-1666). Il expose 151 erreurs commises dans cette partition, insistant sur l’abus de la basse continue dans une production destinée au culte. Pour lui, chaque genre exige un style distinct et celui qui convient à l’église est la forme a cappella. Schütz reste à l’écart de cette dispute. Dans une lettre à Scacchi datée du 7 septembre 1646, il exhorte ce dernier à compléter le traité sur le contrepoint qu’il avait promis. Dans la préface (Vorreden) de sa Geistlische Chor-Music, Schütz réitère cette demande lorsqu’il s’adresse à mich wohlbekanndter, so wohl in Theoriâ als Praxi hocherfahrener Musicus (à celui que je connais bien, très expérimenté dans la théorie et la pratique musicale). Mais ce traité tant attendu ne paraîtra jamais. Pour sa part, Schütz entend enseigner la théorie par la pratique. En effet, sa préface constitue un manifeste en faveur de l’apprentissage impératif de l’écriture contrapunctique. Il déplore que la forme concertante obtienne un tel succès, à tel point que les jeunes compositeurs finissent par éluder l’acquisition des fondamentaux de la composition traditionnelle. La position de Schütz est claire : Ehe Sie zu dem concertirenden Stylo schreitten, Sie vorher diese harte Nusse (als worinnen der rechte Kerne und das rechte Fundament eines guten Contrapuncts zusuchen ist) auffbeissen (Avant d’aborder le style concertant, ils doivent mordre dans cette dure noix – car, à l’intérieur, ils trouveront le véritable noyau et le vrai fondement d’un bon contrepoint). Pour les aider dans ce rude apprentissage, il leur offre ce recueil écrit dans dieser Stylus der KirchenMusic ohne den Bassum Continuum (ce style de musique d’église sans basse continue). S’il s’aligne, en quelque sorte, sur la position de Scachi, il ne prétend pas livrer des modèles, avouant même (en toute modestie ?) la médiocrité de sa production (deren Wenigkeit ich dann selbst gerne gestehe).

Pour la première fois, Schütz ne dédie pas sa publication à un éminent représentant politique. Il l’adresse au bourgmestre et aux conseillers de la ville de Leipzig et, par leur intermédiaire, au remarquable chœur de la Thomasschule, celui que son ami Schein avait tant de plaisir à diriger. C’est sans doute pour cette raison qu’il y intégrera une version réaménagée (SWV 388) du Das ist je gewisslich wahr exécuté lors des funérailles du Kapellmeister (SWV 277).

Comme l’indique la page-titre, ces 29 motets « à l’ancienne » (SWV 369 à 397) s’adressent pareillement aux voix et aux instruments. L’usage de la basse continue est indiqué pour de rares motets et seules les pièces à sept voix font appel à une distribution mixte, vocale et instrumentale. Ceci explique la dominante de l’interprétation a cappella. D’une façon générale, la composition de ces pièces couvre une large période. L’adaptation allemande d’une pièce d’Andrea Gabrieli (1533-1585) peut constituer une « preuve par Gabrieli » (l’oncle de son maître, Giovanni) montrant par l’exemple que le retour aux fondamentaux était, de longue date, préconisé par les concepteurs mêmes du style concertant (Der Engel sprach zu den Hirten/ L’ange s’adresse aux bergers SWV 395). A l’opposé, certains motets récents ont été expressément écrits dans la perspective de la publication du recueil. Le classement des pièces n’est pas chronologique mais structuré autour du nombre croissant de voix sollicitées. Les douze premiers motets mobilisent cinq voix, les douze suivants appellent six voix quand les cinq derniers associent sept voix.

En un sens, les Geistlische Chor-Music constituent une anthologie de l’art du contrepoint au milieu du XVIIème siècle. Le contrepoint étant « l’art de faire chanter en toute indépendance apparente des lignes mélodiques superposées… » (Henry Barraud – article « Contrepoint » in Encyclopaedia Universalis), Schütz décline ici la plupart de ses combinaisons connues. Sa publication renferme différentes applications pratiques de procédés représentatifs des grandes étapes de l’écriture contrapunctique, tels le contrepoint sur cantus firmus, le contrepoint en imitation, sa forme dite « fleurie » avant son croisement avec la structure harmonique et son ouverture aux instruments. Ces formes continueront à évoluer jusqu’à culminer, cent ans plus tard, dans un autre ouvrage de référence en matière de contrepoint : Die Kunst der Fuge (L’art de la Fugue) de Johann Sebastian Bach.

Nous avons retenu quelques exemples jalonnant ce parcours. Dans son magistral Was mein Gott will (Ce que mon Dieu veut) SWV 392, le cantus firmus est porté alternativement par les basses et les ténors alors que les cornets ornent leurs phrases de quelques gruppetto. C’est avec l’écriture en imitation que le contrepoint franchit une nouvelle étape. Schütz généralise ce procédé consistant à isoler un fragment mélodique et à le faire répéter successivement par les autres voix, jusqu’à le transformer en effets d’écho dans son Ich weiss, dass mein Erlöser lebt (Je sais que mon Sauveur est vivant) SWV 393. Ces motifs mélodiques peuvent être placés dès l’entrée (Er wird sein Kleid in Wein waschen/ Il va laver son habit dans le vin SWV 370) ou incorporés à une ou plusieurs sections du motet (Tröstet, tröstet mein Volk/ Réconforte mon peuple SWV 382). Il travaille également les formes les plus élaborées de l’imitation en construisant son Ich bin eine rufende Stimme (Je suis une voix qui appelle SWV 383) sur le schéma d’un canon ou en amorçant une fugue dans Unser Wandel ist im Himmel (Notre salut est dans le ciel) SWV 390. Certaines lignes mélodiques finissent même par prendre leur autonomie lorsqu’elles développent simultanément des textes différents comme dans Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (Sur la colline on a entendu un cri) SWV 396.

Une nouvelle phase consiste à diversifier les cadences, faisant respirer la mélodie au rythme des battements du texte. Ainsi, le motet Also hat Gott die Welt geliebt (Alors Dieu a aimé le monde) SWV 380 élève le niveau de raffinement en « fleurissant » le contrepoint par des rythmes syncopés, lui donnant une allure sautillante génératrice d’espoir. Lorsque toutes les lignes mélodiques ont gagné leur liberté, Schütz les fixe à une structure harmonique qui les maintient dans une certaine cohérence. Ainsi, dans Die mit Tränen säen (Ceux qui sème avec des larmes) SWV 378, il applique un rythme spécifique à chaque section pour une meilleure concordance du mot et du son : lent pour évoquer le moment pénible des semailles, rapide lorsque le texte décrit la joie des moissons. Les premières, pratiquement homophones, sont traversées par des dissonances exsudant la douleur. Les secondes, largement polyphones, multiplient les imitations. Par ailleurs, il ne manque pas de mettre en pratique ses apprentissages italiens, notamment la polychoralité qui structure le seul Psaume comportant une doxologie, donc manifestement destiné à l’office des Vêpres : Die Himmel erzählen die Ehre Gottes (Les cieux racontent la gloire de Dieu) SWV 386. Enfin, Schütz diversifie les couleurs sonores en associant des timbres contrastés, tels l’aigu des voix d’alto et le grave des cornets dans Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehöret (SWV 396). Dans ce cas précis, il indique explicitement les voix pouvant être confiées aux instruments.

Dans ces deux CD, le Dresdner Kammerchor raconte, en musique, l’histoire du contrepoint depuis la Renaissance. Cette écriture d’une complexité raffinée constitue un défi pour les interprètes. Par leur exécution toujours soigneusement contrôlée, ces chanteurs experts cisèlent les sons avec rigueur et sensibilité.

Opus 13: Zwölf geistlische Gesänge (Douze chants spirituels) SWV 420 – 431 : miroir rafraîchissant de la dévotion ordinaire

Ce treizième opus paraît à Dresden dans le courant de l’année 1657, sans autre précision. Sommes-nous pour autant contraints, une nouvelle fois, d’opérer un saut en avant d’une dizaine d’années dans le parcours créatif de Schütz ? Peut-être pas !

En effet, si la publication reste supervisée par un Schütz âgé maintenant de 72 ans, c’est un de ses élèves qui s’est chargé de sélectionner, dans les partitions manuscrites en sommeil dans le cabinet de travail du compositeur, celles qu’il jugeait utile de révéler au public. Christoph Kittel (1640 ?-1680) est membre de la chapelle de Dresden longtemps dirigée par Schütz. Il est, en outre, chargé d’instruire les jeunes chanteurs de cet ensemble. Ses fonctions lui inspirent donc naturellement ses premiers critères de choix : zu Gottes Ehren und Christlischen nützlichen Gebrauch in Kirchen und Schulen (pour la gloire de Dieu et l’utilisation par les chrétiens dans les églises et les écoles). L’expression nützlichen Gebrauch renseigne plus précisément encore sur le caractère utilitaire des morceaux choisis. Il ne s’agit pas de pièces à usage unique comme celles qui sont destinées à donner de l’éclat à des événements extraordinaires, religieux ou princiers. Bien au contraire, elles prétendent accompagner le fidèle dans ses exercices de dévotion quotidiens. Ici, la simplicité des moyens mobilisés n’est donc pas imposée par le contexte (comme la guerre pour les Kleine Geistlische Konzerte) mais commandée par la destination liturgique et pédagogique du recueil, réplique lointaine des Cantiones Sacrae de 1625.

La caution attentive du maître impose un second niveau de contraintes. En droite ligne du manifeste accompagnant les Geistlische Chor-Music de 1648, l’apprentissage du chant doit intégrer un objectif pédagogique plus large : initier les jeunes chanteurs (Kapellknaben) à l’étude du contrepoint, base de toute éducation musicale selon Schütz. Ces douze motets constituent donc, d’une certaine manière, un complément populaire d’un Gesitlische Chor-Music destiné davantage à des interprètes endurcis. Cette prégnance du contrepoint restera longtemps le fondement de la grammaire musicale, comme en témoigneront les Musikalische Opfer (Offrandes musicales) BWV 1079 (1747) de Johann Sebastian Bach, forme d’équivalent instrumental des pièces vocales de Schütz.

Le caractère utilitaire du recueil se lit également dans l’agencement extrêmement maîtrisé de ses composantes. Les six premiers motets suivent l’ordonnancement d’une messe luthérienne. Les deux suivantes sont relatives à l’office des vêpres quand la neuvième entend donner un souffle nouveau à la scansion des litanies. Les trois dernières s’appliquent aux dévotions domestiques ou scolaires, offrant deux prières chantées précédant (bénédicité) ou suivant (action de grâce) le repas. Plusieurs de ces pièces ont d’ailleurs traversé les siècles. Par exemple, celles qui sont destinées à la Tischliturgie (littéralement « liturgie de table ») sont toujours chantées dans l’internat de l’actuel Dresdner Kreuzchor.

La messe dite « allemande » (SWV 420 à 425) soumet une pièce chorale pour chacun des moments-clés de la célébration d’un office liturgique luthérien. Elle débute par la préparation pénitentielle Kyrie, Gott Vater in Ewigkeit (Kyrie, Dieu Père pour l’éternité) SWV 420. Sur une allure posée, le ténor donne le signal des entrées en imitation. L’attribution du cantus firmus au ténor n’est pas fortuite. Elle puise ses références aux origines du plain-chant, période durant laquelle le ténor « tient » (du latin tenere) le motif liturgique écrit en valeur longues. C’est autour de sa ligne mélodique que vont s’ordonner les autres voix de l’ensemble vocal. A chaque verset suivant, le cycle des imitations reprend dans le même ordre : d’abord les deux voix intermédiaires (ténor puis alto) suivies par les deux voix extrêmes (soprani puis basses). Ce schéma ne connaît qu’une seule exception. Dans le dernier verset du Christe, le cantus firmus est lancé par les voix de basse comme pour mieux signifier que l’appel zu dir schreine wir (vers toi nous crions) provient des profondeurs du cœur du pécheur (aus Herzens Begier). Le figuralisme s’exprime donc ici dans l’ordre d’entrée des voix.

Conformément à la tradition, l’équivalent du Gloria est entonné par un chanteur soliste, ici une voix de soprano. Les deux premiers versets All Ehr und Lob soll Gottes sein (Tous les honneurs et louanges doivent être pour Dieu) SWV 421 sont interprétés sur le mode du plain-chant alors que, dans les versets suivants, l’écriture en imitation reprend ses droits. Cette fois, le cantus firmus est porté par le pupitre des soprani. Si les trois autres voix scandent l’intégralité de ce cantique attribué à Martin Luther, les soprani se mêlent aux autres lignes mélodiques pour souligner certains passages ou amplifier les passages-clés dans de beaux élans homophones. Si la beauté dans la simplicité peut caractériser le Kyrie, le Gloria respire davantage l’élégance et la sophistication.

Dans une forme de gradation dans la difficulté, l’équivalent du Credo présente de nouvelles caractéristiques, abandonnant temporairement le cantus firmus. Les premiers versets de la profession de foi Ich glaube an einen einigen Gott (Je crois en un seul Dieu) SWV 422 s’écoulent dans un long mouvement homophone, jusqu’à l’irruption de brefs passages en imitation saluant le projet divin destiné à sauver l’humanité du péché, puis de retrouver la forme homophonique pour évoquer la Visitation de la Vierge Marie. Cette parenthèse dans le dessin mélodique est une manière habile de souligner le rôle central de la grâce divine (sola gratia) dans la doctrine réformée : le salut par la grâce et non par les œuvres des hommes. Ici, Schütz a revêtu les habits du théologien. Il reprend sa plume de musicien dans le passage évoquant les épisodes de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension. De nombreux madrigalismes (figuralismes) éclosent au passage de mots évoquant la mise au tombeau (begraben) ou la résurrection (auferstanden), les morts (die Toten) ou les vivants (Lebendigen). Les évocations de la mort épousent une ligne mélodique descendante marquée par un tempo retenu. A l’inverse, les mentions à la vie sont figurées par un mouvement ascendant soulevé par une accélération rythmique. La profession de foi finale réalise la synthèse de ces différents styles d’écriture musicale : homophone pour affirmer le dogme de l’église apostolique ; sur le mode de l’imitation pour évoquer les aspects individuels du baptême ou signifier l’allégresse partagée par l’assemblée dans la perspective de Leben der zukünftigen Welt (la vie dans le monde futur).

Les deux pièces suivantes accompagnent le rite de la consécration du pain et du vin (Unser Herr Jesu Christus/ Notre Seigneur Jésus Christ SWV 423) et la distribution de l’eucharistie (Ich danke dem Herrn von ganzem Herzen/ Je remercie le Seigneur de tout mon cœur SWV 424). Le premier motet raconte la Cène durant laquelle Jésus partage le pain et le vin. Les éléments du récit sont portés par un chœur à dominante homophone. En revanche, les paroles du Christ sont brodées de multiples ornements et tressées en imitations. Une forme qui fait songer aux opus dans lesquels Schütz met en scène un Evangéliste portant le récit des événements et des chanteurs chargés des dialogues. Par exemple, son Histoire de la Résurrection (1623) ou ses différentes Passions dans lesquelles nous pénétrerons lors de la troisième partie de notre exploration. Ich danke dem Herrn von ganzem Herzen (Je remercie Dieu de tout mon cœur SWV 424) fait à nouveau résonner un cantus firmus porté par le pupitre des soprani tandis que les autres voix le parent de guirlandes sonores. Il s’agit de la troisième mise en musique de ce texte dans sa traduction allemande de Luther, d’abord dans les Psalmen Davids (SWV 34) de 1619 puis dans les Kleine geistlische Konzerte (SWV 284) de 1636. Pour mémoire, ce texte, extrait cette fois de la Vulgate, avait déjà inspiré Claudio Monteverdi (1567-1643) à sept reprises. Dans la dernière version de Schütz, le tempo est alerte. Même le continuo de l’orgue ruisselle dans des digressions joyeuses. L’écriture en imitation imprègne la plupart des versets. En revanche, toutes les lignes mélodiques se rallient dans un mouvement homophone pour souligner certains passages, précisément ceux qui célèbrent les œuvres divines (Gross sind die Werken des Herren/ Grandes sont les œuvres du Seigneur) ou saluent le barmherzige Herr (Seigneur miséricordieux). La doxologie (formule de louange finale) apparie deux styles d’écriture contrastés : un texte en forme de choral riant annonce un Amen illuminé par des vocalises. L’office s’achève sur une prière d’action de grâce (Danksagung). Un Danksagen wir alle Gott (Remercions tous Dieu SWV 425) syncopé projette une succession d’images. D’abord, la répétition crescendo d’un von des Teufels Gwalt (du pouvoir du diable) rappelle le Musica diabolum fugat (la musique fait fuir le diable) de Martin Luther. Ensuite, Schütz introduit la technique des échos comme dans l’imitation de la vibration du Schalle (son). Enfin, le motet s’achève sur un Amen d’une particulière austérité.

De la messe, nous nous rendons à l’office des vêpres. Sans doute plus que dans les motets précédents, la musique s’affirme comme un auxiliaire totalement voué au texte de ce « Magnificat allemand » (Meine Seele erhebt den Herren/ Mon âme s’élève vers le Seigneur SWV 426). Dès le premier verset de ce chant pour la période de Noël, les mots commandent l’écriture musicale. Ils figurent l’âme qui s’élève vers Dieu par une ligne mélodique se hissant par paliers. La joie qu’entraîne l’annonce faite à Marie se déploie dans une accélération du tempo et la révérence due à meines Heilandes (mon Sauveur) est saluée par une harmonie magistrale. C’est en notes longues qu’il loue la miséricorde divine (Barmherzigkeit) mais en termes agités que les doubles croches fusent crescendo pour signifier la puissance divine exercée contre les orgueilleux. L’épisode central racontant la déchéance des puissants et l’attention portée aux humbles est, de ce point de vue, une illustration remarquable de son art de transformer les mots en images, simplement à l’aide de sons. La chute des premiers (stösset des Gewaltigen vom Stuhl) est entraînée dans un assaut guerrier. L’écoute des humbles (erhöret die Niedrigen) coule avec tendresse tandis que c’est en termes espiègles qu’il se réjouit de l’appauvrissement des riches (lässt die Reichen leer). Une manière de régler ses comptes avec son protecteur qui, malgré le retour de la paix, ne prend pas la peine de répondre à ses nombreuses suppliques en faveur de ses musiciens miséreux ?

Le second motet met en musique un texte de Bernard de Clairvaux (1090-1153) auquel Luther vouait un grand respect. O süsser Jesu Christ, wer an dich recht gedenket (O doux Jésus Christ, qui pense à toi SWV427) présente l’originalité de s’adresser à deux chœurs distincts composés chacun des quatre voix habituelles. Ils alternent pour chanter les quatre premières strophes sur un mode homophone, veillant particulièrement à l’intelligibilité du texte. Pour les deux dernières strophes, les deux chœurs fusionnent sans que l’écriture musicale n’en soit modifiée. L’allure générale est épanouie, agréablement cadencée. Comme il l’indique dans une note préliminaire (Vorbemerkung), l’auteur n’avait d’autre prétention que de rende plus abordable un texte initialement composé de cinquante strophes. En revanche, lorsqu’il retravaille les litanies, son projet est plus ambitieux. Il est fondé sur un constat. Dans les églises évangéliques, les litanies sont chantées langsam und so gar langweilig (lentement et finalement de façon ennuyante), ce qui nuit autant au plaisir qu’à la dévotion (auch aller Lust und Andacht darunter verlieren müssen). Sans réprouver le mode habituel, il propose cependant une formule alternative plus vivante, espérant que les fidèles puissent wo nicht mit der Stimme jedoch im Sinne mit ihrer Andacht werde nachfolgen können (à défaut de chanter eux-mêmes, d’en suivre le sens dans leurs méditations). Dans cet intéressant propos, Schütz définit explicitement la vocation de la musique sacrée : le plaisir qu’elle provoque a pour fonction de stimuler la dévotion. Effectivement, tout en conservant la forme des repons, il efface toute forme de monotonie dans cette récitation alternée. L’interprétation est envoûtante, emportant l’auditeur dans des volutes sonores, écartant toute forme de lassitude par l’incorporation d’imperceptibles variations mélodiques ou rythmiques.

De retour des vêpres, le fidèle rejoint le cercle familial, lieu de la dévotion privée (Hausandacht). Les deux pièces suivantes peuvent faire office de bénédicité (Aller Augen warten auf dich, Herre/ Tous les yeux t’attendent, Seigneur SWV 429) et de chant d’action de grâce à la fin du repas (Danket dem Herren/ Remerciez le Seigneur SWV 430). Le bénédicité s’articule en trois parties. Un magnifique choral interprète les deux versets du Psaume 145 recommandés par Martin Luther dans Der kleine Katechismus (1529). Toujours selon une tradition déjà signalée pour les Cantiones sacrae, il est suivi d’un Vater unser (Notre Père) révérencieux. II se conclut par une mise en musique radieuse d’un texte dans lequel Martin Luther remercie Dieu pour ses bienfaits. Cette même structure est reconduite dans le cantique d’action de grâce. D’une apparente simplicité, ces deux pièces nous paraissent pourtant dépasser les capacités des humbles demeures. Davantage destinées aux écoles, elles constituent pour elles un exercice de cohésion chorale autant que d’apprentissage des différentes manières d’accommoder le contrepoint. Exercice sublimé dans le Christe fac ut sapiam (Christ, rends nous sages SWV 431), seule pièce en latin. Elle fait dialoguer deux chœurs avant qu’ils ne se rejoignent dans la strophe finale. Les deux premières pièces sont chantées a cappella, le continuo de l’orgue n’intervenant qu’en cours de parcours, tout en restant extrêmement discret.

Ces exercices, mêlant plaisir et dévotion, mettent un terme à notre seconde étape. Nous y avons côtoyé un compositeur durement affecté par la mort de proches et un contexte défavorable à la création. Il n’a pourtant jamais cessé de composer. Comme si la musique constituait, pour lui, un remède contre le désespoir. Le message qu’il nous délivre par l’intermédiaire de l’excellent Dresdner Kammerchor dépasse pourtant l’idée d’une simple thérapie individuelle. Pour ses contemporains, Heinrich Schütz a été un médiateur. En relation avec Dieu, il ne cesse de chanter sa gloire et d’exprimer sa foi constante et sincère. En relation avec le monde, il soumet à Dieu ses interrogations sur le sens à donner aux terribles épreuves qui leur sont infligées. C’est ainsi qu’il a été perçu lorsqu’il a été mis en terre, le 17 novembre 1672, dans la Frauenkirche (église Notre-Dame) de Dresden. Sur sa pierre tombale aujourd’hui disparue, après celui d’Exterorum Delicium (Splendeur pour les étrangers), ils lui ont assigné un second titre de gloire, celui d’Assaph Christianus. Ce titre fait référence au poète juif que le roi David avait choisi comme chantre du Temple de Jérusalem. Asaph serait l’auteur de plusieurs psaumes attribués à David. Comme le fera Schütz en son temps, il porte à Dieu les questions que se pose le peuple d’Israël confronté au malheur.

Médiateur. Ce terme qualifie également le Dresdner Kammerchor. Avec une apparente facilité, il révèle les plus fines subtilités de la partition. Tenant fermement le mouvement des lignes mélodiques, il fait scintiller les ornements et sonner les cadences. Par ses qualités techniques, ce collectif parfaitement soudé suscite l’émotion et le plaisir de l’écoute, nous encourageant dans ce patient parcours de découverte de l’immense œuvre d’un homme que le destin n’a pas ménagé. Pour profiter pleinement de leur expertise, nous avons suivi les précieuses recommandations de Hans-Christoph Rademann formulées sur le DVD glissé dans ce premier coffret : nous laisser pénétrer par la musique de Schütz, nous laisser transporter dans ces temps troublés durant lesquels la musique sacrée constituait un havre de paix. Une sérénité diffusée par le Dresdner Kamerchor et son incomparable capacité à libérer l’émotion enfermée dans la partition, transformant cette musique d’hier en une musique pour aujourd’hui.



Publié le 02 févr. 2018 par Michel Boesch