Intégrale (1) - Schütz

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Première partie : Heinricus Schützius, Exterorum Delicium (Splendeur pour les étrangers)

Peut-on pleinement apprécier Bach sans connaître Schütz ? Cette question nous obsède depuis la lecture De Schütz à Bach (Fayard, 2008) dans lequel Gilles Cantagrel place ces compositeurs aux deux extrémités d’une illustre lignée artistique.

La parution de l’intégrale des œuvres enregistrées par le Dresdner Kammerchor de « celui de qui procède l’avenir de la musique pour un siècle et demi » (Gilles Cantagrel) devait faciliter la découverte de cet homme aux allures si mélancoliques mais aux talents tellement prodigieux. Facilité toute relative, cependant. En effet, si l’amateur de belle musique se régalera de l’exceptionnelle qualité de l’ouvrage, il faut qu’il soit germanophone ou anglophone pour oser approcher ses mystères. De plus, l’ordre de classement des opus semble aléatoire (en fonction des dates d’enregistrement, semble-t-il) alors que nous espérions une succession chronologique pour mieux comprendre le cheminement artistique du compositeur. A terme, lorsque l’intégralité des œuvres enregistrées sera publiée, cette gêne disparaîtra, l’auditeur pouvant alors recomposer le plan d’écoute à sa guise.

Au risque d’approximations ou de méprises, nous avons mobilisé nos modestes connaissances de la langue allemande pour tenter d’exploiter l’inappréciable mine d’informations enfouie dans les livrets. Nous avons également choisi une logique d’écoute aussi chronologique que possible. Ceci nous conduit à intégrer l’Auferstehungshistorie (Histoire de la Résurrection) dans la présente chronique et à renvoyer l’audition de la Lukaspassion (Passion selon saint Luc) à la chronique que nous consacrerons au second coffret, celui-ci contenant toutes les autres Passions composées par Schütz. Enfin, nous avons suivi à la lettre les recommandations dispensées par Hans-Christoph Rademann dans le film de Jörg Kobel, Heinrich Schütz. Der Vater der deutschen Musik : libérer notre esprit de tout ce que nous croyions savoir à son sujet, nous laisser pénétrer par sa musique et nous glisser dans sa rhétorique.

Un esprit totalement disponible, mais tout de même attentif à l’environnement culturel et politique dans lequel l’inventivité de Schütz a trouvé à s’exprimer. C’est pourquoi le visionnage du DVD (deux langues au choix : anglais ou allemand) a constitué la première étape de notre parcours de découverte d’un compositeur si rarement inscrit à l’affiche des concerts en France. Nous en avons tiré deux profits majeurs. D’abord, la beauté des images offre un aperçu des lieux traversés par le compositeur: Venise, l’auberge de ses parents dans la ville saxonne de Weissenfels, le Collegium Maritinum de Kassel dans lequel il perfectionna le chant, les palais princiers de Kassel, Rotenburg, Dresden ou Kopenhagen qui virent son talent prospérer, sa résidence privée donnant sur la Dresdner Neumarkt puis, comme une boucle qui se referme, celle de Weissenfels dans laquelle il se retira avec sa sœur, la pieuse Justina, pour y composer ses dernières œuvre. Sur ces aperçus en forme de carte postale se greffe une esquisse de nature didactique. Par petites touches, des intervenants parfaitement qualifiés dressent les principales caractéristiques du monde dans lequel vécut Schütz. Ne pouvant les citer tous, nous tenons toutefois à souligner les propos éclairants du Dr. Christina Siegfried sur le contexte psychosocial des musiciens allemands au début du XVIIème siècle, du Prof. David Douglas Bryant sur la période vénitienne de Schütz, du Prof. Dr. Matthias Herrmann connaissant à la perfection le monde musical de Dresden et, bien entendu, du chef Hans-Christoph Rademann qui livre de très utiles clés de lecture des partitions du musicien. L’association des images et des commentaires rend ce film indispensable. En revanche, la logique guidant l’enchaînement des séquences place d’emblée le centre de gravité sur Venise (le film débute par un large survol de la Cité des Doges), laissant trop peu de place, selon nous, aux influences mutuelles exercées entre musiciens allemands (notamment les éminents trois « S » : Schütz-Schein-Scheidt).

Opus 1 – Il Primo Libro de Madrigali  (SWV 1 à 19): Un coup d’essai, un coup de maître

Hier comme aujourd’hui, rappelle Oliver Geisler, deux qualités sont nécessaires pour réussir dans le mode de l’art : le talent et la chance. De ce point de vue, Heinrich Schütz fut comblé. La chance, il l’a rencontrée en la personne du landgrave Moritz von Hessen-Kassel (1592-1632). Faisant halte dans la petite ville de Weissenfels, il séjourna dans l’auberge Zum goldenen Ring (A l’anneau d’or) tenue par les parents Schütz. Entendant le jeune Heinrich chanter, il fut conquis par sa voix de dessus et obtint, après plusieurs tentatives, qu’il poursuive ses études à l’école de la cour qu’il venait d’inaugurer à Kassel. Le talent, c’est Giovanni Gabrieli (1557-1612) qui le fit prospérer et le consacra lorsque, au moment de rendre l’âme, le 12 août 1612, il fit remettre sa plus belle bague « au plus excellent de ses élèves », selon le musicologue Karl von Winterfeld (1784-1852). Une forme d’hommage à un élève considéré comme un musicien hors du commun dès son premier opus publié à Venise en mai 1611 sous le pseudonyme de Henrico Sagittario, Allemanno. Son biographe, Martin Gregor-Dellin (Fayard, 1984) le confirme: « les Madrigaux italiens sont un chef-d’œuvre inouï... Je ne connais aucun autre cas où une première œuvre anticipe toutes les productions de l’artiste ». Considéré parfois comme un exercice de fin d’études, ce Livre Premier (devait-il en annoncer d’autres ?) constitue plutôt, selon David Douglas Bryant, un recueil de pièces probablement interprétées et affinées lors de concerts privés dans différents palais vénitiens.

L’Opus 1 se compose de dix-neuf madrigaux. Pour dix-huit d’entre eux, les textes sont empruntés à quatre poètes italiens, notamment Giambattista Marino (1569-1625) pour dix d’entre eux et Battista Guarini (1538-1612) pour six extraits de sa pastorale Il pastor fido qui inspirera, plus tard, tant Haendel que Rameau. Ces pièces forment un cycle évoquant le printemps et ses promesses d’amour, les tourments du soupirant éconduit et la douceur de la mort qui en guérit. Thématiques héritées de Pétrarque et qui en disent long sur la vision pessimiste des relations amoureuses des poètes (masculins) à l’aube du XVIIème siècle italien. L’écriture musicale de Schütz révèle une parfaite maîtrise des techniques de la seconda pratica développée par une vague avant-gardiste italienne depuis le dernier tiers du XVIème siècle (voir notre chronique : The Heritage of Monteverdi). Prenons trois exemples.

Dans Selve beate (SWV 3), la musique affecte à chaque vers une couleur singulière. Les « forêts heureuses » sont saluées avec majesté quand les soupirs qu’elles dégagent al nostro lamentar (à nos plaintes) sont traduits par des notes longues au tempo languissant. Une accélération et des notes piquées accompagnent l’invitation gioite anco al gioire (réjouissez-vous) pour s’achever sur une ascension chromatique secouée d’un ridenti (rire) plaisant. Le Ride la Primavera (SWV 7) est livré à l’exaltation des émotions. Si « le printemps rit » sur un tempo vif et joyeux, l’admiration tu Clori piu bella (Toi, Chloris plus belle encore) s’incarne dans une mélodie radieuse avant que les basses ne constatent, en quelques notes longues et dissonantes, que malgré sa beauté, elle n’a pas abandonné la froideur de l’antico verno (vieil hiver). La seconde partie de ce madrigal renferme des trésors de figuralisme : le chant imite les battements du cœur (pur cinto il cor) s’éteignant sur un tempo qui ralentit avant d’être emporté vers l’éternité (eterno) par les notes longues et ondulantes. Et c’est par un saut à l’octave supérieure que l’amant malheureux voit le soleil dans le regard de la cruelle nymphe.

Enfin, dans le Sospir che del bel petto di Madonna (SWV 14), Schütz explore le terrain de la dramaturgie musicale. Par un arpège ascendant et la répétition du premier vers, le soupirant interroge avec insistance la dame sur le sens à donner au « soupir qui s’échappe de la poitrine de ma bien-aimée » : l’aime-t-elle encore ? Des notes longues supplient : dimmi che fa quel core (dis-moi ce que dit son cœur). Le tempo ralentit sur un doute émis par les basses : serba l’antica affetto (est-ce un retour de l’ancienne inclinaison ?). Le rythme caracole soudain. La ligne mélodique prend un sens ascendant et la répétition suscite l’espoir d’un amour qui s’ébroue déjà dans les aigus : o pur messo se’ tu di nuovo amore ? (est-ce l’annonce d’un nouvel amour ?). Les répétitions plaintives du deh no (hélas non) expriment le désespoir par quelques dissonances. La ligne mélodique amorce une descente, le tempo ralentit peu à peu et la morte mia s’éteint dans un long souffle sublimé dans une harmonie douloureuse.

Ces pièces pour cinq voix sont merveilleusement interprétées a capella par le Dresdner Kammerchor. Les voix façonnent la polyphonie avec une sensibilité qui transcende une technicité infaillible, notamment dans les nombreux passages appelant des inflexions expressives, variations d’intensité ou longues tenues de note. Les parties se croisent, se superposent, se frottent jusqu’à la dissonance, s’unissent et se défont en de subtiles harmonies. Le même effectif interprète, semble-t-il, le dix-neuvième madrigal à 8 voix dont Schütz a signé le texte et la musique dédicacés à son protecteur, le landgrave de Hessen-Kassel. Bien que le style diffère des madrigaux précédents, nous avons le sentiment d’une continuité à l’issue d’une première audition. Une écoute plus attentive permet néanmoins de deviner les spécificités qui forment peu à peu le socle de l’art choral de Schütz : la recherche de l’harmonie plus que de la mélodie, l’usage d’un double chœur, le subtil équilibre de passages solistes et de tutti, l’immense palette expressive que Oliver Geisler traduit joliment par le terme intraduisible de Klangfarbenregie (littéralement : mise en scène de couleurs sonores). Dans ce dix-neuvième madrigal, Schütz commence à affirmer sa personnalité. Il n’est déjà plus l’élève doué de Gabrieli ; il devient un musicien allemand, enrichi sur le terreau italien, mais qui va se distinguer par un style propre. A ce titre, le dernier madrigal ouvre une porte sur le second opus : Les Psaumes de David.

Opus 2 – Psalmen Davids (SWV 22 à 47) : En marche vers la célébrité

De retour à Kassel en 1613, Schütz tient, en second, les orgues de la chapelle princière avant d’être peu à peu accaparé par le prince-électeur de Saxe, Johann Georg I (1585-1656). Celui-ci finira par l’installer à Dresden en qualité de Hofkapellmeister de la plus importante chapelle protestante de l’Empire (1617). Sa charge lui impose de composer de la musique profane pour animer soirées et festivités curiales. Il négligera de la publier, couvrant sa musique de divertissement d’un voile pudique. En revanche, depuis son retour d’Italie, il compose plusieurs concerts spirituels destinés à l’usage liturgique mais aussi, explique-t-il, pour « continuer à se perfectionner en musique ». Ainsi, il choisit vingt psaumes pour leur densité poétique et leur structure proche des poèmes des madrigaux. Trois d’entre eux (Psaumes 100, 128 et 136) lui inspirent deux versions différentes tandis que trois pièces ont pour origine d’autres textes bibliques (SWV 19, 20 et 25). Il utilisa certaines de ses compositions pour donner de l’éclat aux fêtes solennelles du premier centenaire de la Réforme, le 31 octobre 1616. Laissons-nous emporter par la somptuosité et la puissance avec laquelle, renforcés par les timbales et les cuivres, les chœurs assènent un denn seine Güte währet ewiglich (car ses bienfaits sont éternels) obsessionnel, pour mesurer l’effet produit par le Danket dem Herren, denn er ist Freundlich (Remerciez le Seigneur car il est bon) SWV 45 interprété à cette occasion. Et lorsqu’il rassembla toutes ces pièces en un recueil, c’est pour l’offrir symboliquement en cadeau de mariage à la jeune Magdalena Wildeck qu’il épouse le 1er juin 1619, le jour même de sa large diffusion dans les principales églises de l’Allemagne protestante.

Dans le titre et une préface, le compositeur précise ses intentions. Le titre annonce une rupture avec son Opus 1 ; la préface, au contraire, revendique une forme de continuité. Celle-ci est soulignée dans la dédicace à Johann Georg I: ces Teutsche Psalmen auff Italienische Manier (Psaumes allemands à la manière italienne) sont le fruit des enseignements dont l’auteur a bénéficié von meinem liebn und in aller Welt hochberümten Praeceptore Herrn Johan Gabrieln (de mon bien aimé et très célèbre dans le monde entier précepteur messire Giovanni Gabrieli). Un hommage évidemment ému et sincère à Giovanni mais sans doute également un clin d’œil à son oncle, Andrea Gabrieli (1533-1585) qui avait publié son I Psalmi Davidici (Psaumes de David) en 1583. Ces psaumes pénitentiels étaient divisés en 26 unités, autant que les 26 titres constituant le recueil de Schütz. En revanche, la rupture se lit notamment dans la distribution vocale et instrumentale. Si les Madrigaux italiens étaient chantés en italien et a capella par les 5 voix caractéristiques du madrigal vénitien, les Psaumes de David sont interprétés en allemand, avec continuo et par 8 voix au minimum (distribution préfigurée dans le dix-neuvième madrigal de l’Opus 1). Le titre complet éclaire le projet : Psaumes de David avec quelques motets et concertos pour 8 ou plus de voix, deux groupes d’instruments et trois ou quatre chœurs.

Ces pièces étant écrites in stilo recitativo (welcher bis Dato in Teutschland fast unbekannt) (style récitatif presque inconnu à ce jour en Allemagne), il joint à sa partition des instructions pratiques pour leur exécution. En pédagogue de l’innovation mais aussi pour s’assurer den gewündschten effect (de l’effet désiré), il recommande un ensemble constitué de 13 voix : 8 voix pour le Cori favoriti (ensemble instrumental et vocal de base), 4 voix pour les Capellae (ensemble facultatif de voix et/ou d’instruments) et 1 voix pour la Basso continuo. Si chaque maître de chapelle dispose d’une large palette de possibilités pour interpréter ces pièces, Schütz fixe cependant une contrainte : le texte doit être chanté dans son intégralité par une voix au moins. Il s’adresse également aux chanteurs, leur demandant d’interpréter leur partie auffs beste und lieblichste (au mieux – pour la compréhension du sens par l’auditeur - et de façon plaisante). C’est dans la configuration optimale et avec tout l’engagement requis par Schütz que le Dresdner Kammerchor et le Dresdner Barockorchester nous plongent dans l’univers de ces Psaumes créateurs de mouvement et d’énergie.

Le compositeur a donné à chacun de ces vingt-six titres une structure, un caractère et un coloris uniques. Tout l’art des musiciens a consisté à les sertir dans un chaton sonore personnalisé. Mais ils ont fait mieux encore. Leur interprétation soigneusement étudiée jette un éclairage sur les sources d’inspiration et les intentions du Hofkapellmeister.

L’influence italienne est revendiquée. Elle commande l’usage de techniques propres à la musique vénitienne. D’abord, le recours aux cori spezzati (chœurs divisés). Cette polychoralité produit un effet stéréophonique, la répétition contribuant à la mémorisation du texte. Outre cette répartition originale des effectifs dans l’espace, Schütz puise dans la caisse à outil léguée par Gabrieli des techniques d’écriture encore nouvelles en terre germanique. Ainsi, une courte sinfonia prépare l’ouverture du psaume 126 (Die mit Tränen säen/ Ceux qui sèment en larmes SWV 42) et des ritournelles y annoncent la succession des chanteurs. Au demeurant, la place laissée aux solistes caractérise cette filiation italienne, comme dans un magnifique Alleluja ! Lobet den Herrn (Louez le Seigneur) SWV 38. Des parties solistes (duos de sopranos, altus (ténor aigu), ténors ou basses) sont magnifiées par la reprise de leur texte par les chœurs. Sans compter le très réussi effet d’écho du Jauchzet dem Herrn, alle Welt (Acclamez le Seigneur par toute la terre) WV 36 ou l’embryon d’oratorio Der Herr sprach zu meinem Herrn (L’Eternel a dit à mon Seigneur) SWV 22 dans lequel chaque partie figure un personnage. Les chœurs y représentent Dieu et animent les passages guerriers tandis que les solistes se partagent le rôle du récitant et illustrent les situations pastorales.

Cette structure annonce d’ores et déjà les récitatifs de l’Histoire de la Résurrection (1623). Et que dire des passages expressifs dans lesquels l’art du madrigalisme (figuralisme) trouve un terrain propice à l’invention. Un exemple parmi d’autres suffira pour illustrer l’habileté acquise par Schütz en terre italienne. Lorsqu’il fait chanter à l’Eternel un cantique nouveau (Singet dem Herrn ein neues Lied SWV 35), les voix imitent la sonorité ondulante des harpes (Harfen), l’éclat des trompettes (Trompeten) et le bourdonnement des trombones (Posaunen). Place ensuite à l’imitation des bruits de la Nature. C’est par le procédé de répétition que sont figurées les vagues (das Meer brause), par un mouvement descendant qu’est désignée la terre ferme (Erdboden) tandis qu’un stretto (entrées serrées des voix) représente l’écoulement des fleuves (Wasserströme). Quant aux dimensions humaines, elles se manifestent dans l’allégresse de l’entrée fuguée. De même, le souvenir (er gedenket) est figuré par des notes longues et pensives et l’effet de multitude des peuples (die Völker) traduit par un recouvrement des voix. Ces techniques de composition mettent les mots en image. Mais, suggère Hans-Christoph Rademann dans le DVD, les paysages traversés par Schütz peuvent également inspirer son écriture, comme ce vignoble en terrasse (Weinberg) que l’on devine en surimpression du Wohl dem, der den Herren fürchtet (Bienheureux quiconque craint l’Eternel) SWV 30.

Cependant, Schütz s’affirme clairement comme sujet saxon de profession luthérienne. Ainsi, lorsqu’il compose la canzone, arrangement d’un choral composé en 1525 par Johann Gramann (1487-1541) : Nun Lob, mein Seel, den Herren (Bénis l’Eternel, mon âme) SWV41, il mêle la mélodie traditionnelle à des variations modernes que se partagent les solistes et les chœurs. Ici, le chorale BWV 390 de Johann Sebastian Bach paraît bien austère face à l’écriture foisonnante de Schütz. Le compositeur témoigne également d’une foi sincère lorsqu’il fait endosser aux solistes l’habit du prédicateur dans Wohl dem, der den Herren füchtet (Bienheureux qui craint l’Eternel) SWV 30. Il y souligne certains mots par des notes longues répétées en alternance, la musique réalisant ainsi un commentaire spirituel des textes bibliques dans leur traduction de Luther, pour la plupart.

Innovateur enthousiaste, Schütz est également un homme attaché à la tradition, notamment dans le choix de ses références musicales. Ainsi, il adopte le ton de la psalmodie à la façon grégorienne dans un passage du An den Wassern zu Babylon sassen wir (Nous étions assis au bord du fleuve Babylon) SWV 37 ou celui du repons de la liturgie traditionnelle, faisant alterner un soliste et les chœurs dans son Nichts uns, Herr, sondern deinem Namen (Non point nous, Seigneur, mais ton nom) SWV 43. Enfin, si l’Italie l’a séduit, l’Allemagne est son pays. Aussi ajuste-t-il les enseignements de Gabrieli aux consonances de la langue allemande comme dans Ach Herr, straf mich nicht in deinem Zorn (Seigneur, ne me punit point dans ta colère) SWV 24. Il y exploite sa phonétique particulière pour provoquer une forme de chuintement menaçant sur les « ch » du züchtige mich nicht (ne me châtie point). Il est vrai que la diction exemplaire des chanteurs du Dresdner Kammerchor met en relief chacun des mots, que le Dresdner Barockorchester fait briller chacun des sons, modelant minutieusement une polyphonie qui illumine chacune des briques de cet édifice somptueux.

Opus 3 – Historia der fröhlichen und siegreichen Auferstehung (SWV 50): Exploration de l’univers de l’Oratorio

Dans la biographie qu’il lui consacre, Martin Gregor-Dellin rapporte que « les seules œuvres jouées au cours de ces années (de retraite de Schütz de la vie publique, vers 1665) furent l’Histoire de la Résurrection et les Psaumes ». Cette longévité souligne, nous semble-t-il, leur caractère intemporel. Car l’une et l’autre ont traversé les redoutables épreuves de la guerre dite de Trente Ans (1618-1648).

Lorsque Schütz prend ses fonctions à la Cour de Dresde, il était d’usage d’y interpréter, lors des vêpres de la semaine pascale, un oratorio composé dès 1573 par l’un de ses prédécesseurs : Antonio Scandello (1517-1583). Sa Auferstehungshistorie nach den vier Evangelisten (récit de la Résurrection d’après les quatre Evangélistes) marque une rupture avec le plain-chant habituel, l’exclusivité du récit étant confié à un personnage à part entière : l’Evangéliste. Dans ses débuts, Schütz dirigera lui-même la composition de ce maître italien converti au protestantisme. Mais, un demi-siècle après sa création, le besoin se fait sentir de l’adapter aux goûts du jour. En continuateur respectueux, il prend appui sur la compilation des quatre Evangiles réalisée par un proche de Luther, Johannes Bugenhagen (1485-1558), reste fidèle à la trame de son prédécesseur et confirme le rôle central dévolu à l’Evangéliste. En revanche, sa réécriture privilégie le stile recitativo auquel il s’était déjà essayé dans plusieurs Psaumes de David. Ce style est avant tout une philosophie. Il s’agit, dans l’esprit de ses concepteurs italiens du début du XVIIème siècle, de confier au texte la direction de la musique.

Dans la préface qu’il ajoute à la première édition de 1623, Schütz s’inscrit ostensiblement dans cette mouvance lorsqu’il invite les chanteurs à adopter einen rechtmessigen langsamen appropriirten tackt - darinnen gleichsam die Seele und des Leben aller Music bestehet (un débit raisonnablement et pertinemment lent – dans lequel réside l’âme humaine comme la vie de toute musique). On ne peut mieux affirmer le primat de la compréhension du mot sur celui de l’agrément produit par les sons. Dans ce même texte, sans doute conscient de ce qu’il peut représenter de nouveau, il précise les modalités d’exécution de son opus. Il souhaite affecter à chaque séquence un coloris instrumental singulier. L’orgue, seul ou avec d’autres instruments, soutient l’ensemble des chanteurs, à l’exception de l’Evangéliste. Pour ce dernier, il accorde la préférence à quatre violes de gambe. Plus loin, il s’intéresse au débit du récit : in gemeinen langsamen und verstehendlichen Reden zu thun pfleget (à la manière d’une conversation ordinaire, de façon lente et compréhensible). Il va jusqu’à préconiser une mise en scène dans laquelle seul l’Evangéliste serait visible, les autres acteurs étant dissimulés (wann nemlich der Evangelist allein gesehen würde, die andern Personen alle verborgen stünden). En maître de la rhétorique musicale, il est donc attentif à tous les leviers du pouvoir persuasif du langage musical.

La structure de son premier oratorio renseigne sur les intentions du compositeur : deux chœurs encadrent sept courtes scènes relatant les événements pascaux, de l’ouverture du tombeau aux diverses apparitions du Christ ressuscité. Chacune d’elles donne lieu à une « récréation spirituelle » dont la simplicité en fait la beauté.

L’Introitus paisible est ouvert a capella par les voix du dessus avant une reprise sage par le tutti des voix et des instruments. La lente ascension de la ligne mélodique figure le doux réveil du Christ d’entre les morts. Quatre voix du dessous prêtent leur voix aux quatre Evangélistes qui ont apporté leur témoignage dont le geste d’écriture (beschrieben) est mimé par un mélisme. A l’opposé, le chœur final sera majestueux, incrusté de Victoria triomphants, ponctués par un ténor avant une reprise générale. Tous les instruments sont mobilisés et les voix se répartissent en deux chœurs de quatre voix auxquels s’ajoute une neuvième voix, celle de l’Evangéliste.

Et c’est justement l’Evangéliste qui est chargé du récit des événements. Son récitatif choral libre est accompagné sobrement par une viole de gambe qui porte sa voix par des notes aériennes. Coproductrice d’une dramaturgie raffinée, elle contribue aux « effets spéciaux » dans les rares moments où la psalmodie prend des allures de récitatif. Ainsi, lorsque l’Evangéliste évoque les phénomènes naturels qui ont émaillé le premier jour du Sabbat suivant la crucifixion, la voix et l’instrument s’essayent à quelques madrigalismes en s’agitant sur Erdbeben (tremblement de terre), en représentant le roulement d’une pierre (wälzet) ou en imitant le trait cinglant de l’éclair (Blitz). Ce duo vocal et instrumental joue admirablement la carte de la complémentarité. La diction de l’excellent ténor Georg Poplutz met chacun des mots en valeur et sa technique impeccable porte admirablement le sens de la moindre parcelle du récit. Pour sa part, la viole de Hille Perl enrobe le texte d’un halo sonore, créant une atmosphère dans laquelle chaque mot est illuminé.

La mise en scène conçue par Schütz adopte le principe d’un réalisme aux allures quasi théâtrales. Alors que Scandello faisait chanter les interventions des personnages autres que l’Evangéliste par des parties chorales, Schütz les confie à des solistes dont le nombre correspond strictement au nombre de personnages concernés : trois voix du dessus pour interpréter les trois femmes demandant l’ouverture du tombeau, une voix de ténor et d’altus (ténor aigu) représentant les deux hommes annonçant la résurrection, une partie soliste pour incarner Jésus ou Marie-Madeleine. Un accompagnement instrumental spécifique est conçu pour chacun des intervenants. Ainsi, la voix de Marie-Madeleine est appuyée par l’orgue, la viole et le théorbe. Lorsqu’il compose ce chant imprégné d’une forte sensibilité, ne songe-t-il pas à une autre Madeleine, son épouse « qui lui donnait la jeunesse, la douceur et la confiance » (Martin Gregor-Dellin)… ainsi qu’une seconde fille annoncée pour la fin de la même année ? Quant aux déclarations de Jésus, conformément aux usages de son temps, Schütz prévoit de les faire chanter par deux voix (et même quatre voix dans la partition de Scandello) alors que Hans-Christoph Rademann la confie à un soliste doublé par la sonorité cuivrée du continuo. Chaque personnage porte ainsi une bannière sonore individualisée qui le rend facilement reconnaissable, surtout lorsqu’il est dissimulé comme le préconise Schütz.

L’écriture musicale est en général d’une grande simplicité. Peu de madrigalismes, quelques mélismes et des passages en imitation pour esquisser un effet de groupe. Mais jamais d’effets instrumentaux qui pourraient avoir pour conséquence de divertir ou d’éloigner l’auditeur de l’esprit du texte. En revanche, la lecture dirigée est une constante préoccupation. Car pour Schütz, la musique est à la fois dévotion et prédication. Le caractère méditatif de la psalmodie et l’affirmation de la priorité du texte sur les effets sonores permet à l’assemblée, conviée aux Vêpres, de vivre de l’intérieur le récit de la délivrance du pécheur. Mais c’est dans la musique comme auxiliaire de la théologie (selon Luther) que Schütz déploie ses meilleurs atouts. Il emploie particulièrement la vertu pédagogique de la répétition lorsqu’il désigne par trois fois les coupables (les Grands Prêtres qui entendent dissimuler la nouvelle de la résurrection/ wollen wir ihn stillen) ou qu’il blâme ceux qui doutent de sa réalité en assénant à trois reprises : der nicht wisse, was in diesen Tagen darinnen geschehen ist ? Comme pour conjurer le triple reniement de Pierre, il met dans la bouche de Kleophas une demande trois fois renouvelée au Christ : Bleibe bei uns (reste avec nous), relayant ainsi les attentes des croyants rassemblés pour l’office. Avant que l’Evangéliste ne poursuive son récit, un bref tutti chanté avec enthousiasme par les onze disciples fait office de profession de foi de la part de l’assemblée entière : Der Herr ist wahrhaftig auferstehen (le Seigneur est vraiment ressuscité).

Exercice d’éloquence sacrée, cet oratorio constitue, en quelque sorte, le banc d’essai qui produira, dans les années 1660, une Histoire de la Nativité ainsi que trois Passions. Elles révèlent toutes un musicien d’une profonde religiosité.

Opus 4 – Cantiones Sacrae (SWV 53 à 93) : « Un homme empreint d’une mystique chorale individualisée » (Martin Gregor-Dellin)

A première vue, en publiant ses Cantiones sacrae en janvier 1625, Heinrich Schütz ne vise pas l’originalité. Equivalents musicaux des Orationes (recueils de discours) largement diffusés dans les sphères intellectuelles de son temps, les Cantiones (recueils de motets) ont inspiré bien des compositeurs avant lui. La chronologie des publications portant un titre analogue suggère l’idée d’une vague partie d’Angleterre (William Byrd, Londres, 1575), déferlant sur les Pays-Bas (Peter Philipps, Anvers, 1612 et Richard Dering, Anvers, 1617) avant d’enflammer l’imagination créatrice d’un Samuel Scheidt (Hambourg, 1620) puis celle de Johann Hermann Schein avec son Israelsbrünnlein (1623) auquel nous avons consacré, sur le présent site, une chronique. Lorsque Schütz publie son opus 4, la figure trinitaire des trois « S » se consolide.

Malgré cela, Schütz ne cède pas à une mode. Bien au contraire. Son œuvre résulte d’une longue méditation personnelle, exercice de piété autant que d’introspection. Une émotion à fleur de plume guide son écriture. Cette dimension individuelle est confirmée par le choix des textes. En effet, une trentaine des quarante motets se décline à la première personne du singulier par l’emploi de pronoms personnels souvent surlignés musicalement (Ego ou meus sous toutes ses déclinaisons). Elle est renforcée par deux autres détails significatifs. D’abord, il personnalise le mot Sagittae dans le motet SWV 72 en écho au surnom qu’il a lui-même reproduit en sous-titre de son premier opus : Henrico Sagottario (né sous le signe du Sagittaire). Enfin, n’a-t-il pas l’audace de s’approprier un sacro-saint texte biblique en remplaçant soror mea sponsa par filia carissima (SWV 64), aimable attention à l’une de ses filles, peut-être la seconde, Euphrosine, qui vient de fêter son premier anniversaire à la date de la publication des Cantiones ?

Dans sa dédicace au Reichsfürst (Prince d’Empire) Johann Ulrich von Eggenberg (1568-1634), il trace la genèse de son œuvre et affiche ses intentions. Sa publication est le point d’aboutissement de longues années de créations (die ich schon früher begonnen habe). Si les premières pièces ont peut-être été conçues dès son séjour à Venise, certaines d’entre elles ont bien été exécutées, en guise de Bénédicité, durant la visite de l’Empereur catholique Matthias I von Habsburg (1557-1619) à la Cour luthérienne de Saxe durant l’été 1617 (particulièrement les dernières pièces SWV 88 à 93). Schütz y déploie une musique au caractère œcuménique qui a subjugué Eggenberg, protestant converti au catholicisme pour pouvoir officier au sein de la Cour de Vienne. En 1625, Eggenberg dirige le conseil secret impérial. Dans quel but Schütz lui dédicace-t-il sa compilation ? Pour lui adresser un message de tolérance en ces temps de conflits aux racines religieuses ou, plus prosaïquement, pour offrir discrètement ses services alors que ses gages, comme d’ailleurs ceux de ses musiciens, sont versés de façon erratique par la Cour de Saxe dont le train de vie est amputé par les dépenses liées à la guerre ?

Si son œuvre aspire à susciter les applaudissements des princes de ce monde (dass sie auch den Beifall der Herren Fürsten fanden), elle doit, avant tout, célébrer la gloire de Dieu (zu allererst dem Ruhme der Allmacht Gottes dienten). Johann Sebastian Bach souscrira au même programme lorsque, dans sa Generalbasslehre de 1738, il fixe à la musique deux objectifs : zu Ehre Gottes und zulässiger Ergötzung des Gemüths (pour la gloire de Dieu et le divertissement légitime de l’esprit). Dans cette dédicace, Schütz livre également quelques indications sur ses options d’écriture : die Cantiones zeigen teils die alte, teils die neue Singweise (en partie l’ancienne et en partie la nouvelle façon de chanter). Dans l’Avis au Benevolo lectoris (lecteur bien aimé), il précise en outre que, initialement, sa partition était écrite pour voix seules, comme dans son premier opus. Mais, à la demande de ses éditeurs, il a ajouté un accompagnement par l’orgue pour die eine und andere Cantio, die besonders für den Generalbass geeignet ist (l’un ou l’autre motet pour lesquels la basse continue est la plus pertinente). Dans le présent enregistrement, l’orgue tenu par Ludger Rémy est doublé par le violone de Frauke Hess. Tous ces facteurs donnent naissance à une œuvre que, d’après Oliver Geisler, le compositeur et musicologue allemand Clytus Gottwald considère, aujourd’hui encore, comme ein Schlüsselwerk der Vokalmusik (une œuvre majeure dans la musique vocale).

En excellent connaisseur du répertoire du Schütz, le Dresdner Kammerchor donne vie à une œuvre parfois austère, d’une écriture complexe mais d’une construction magistrale. Les textes sont majoritairement extraits d’un livre de prière couramment utilisé lors ses offices ou destiné à guider les dévotions domestiques. Ce livre en latin, fortement imprégné des enseignements d’Augustin d’Hippone, a été publié en 1533 par le théologien luthérien Andreas Musculus (1514-1581) sous le titre de Precationes ex veteribus orthodoxis doctoribus (Prières des anciens docteurs reconnus… comme légitimes par la doctrine luthérienne). De façon plus marginale, Schütz a recours à d’autres sources : l’Ancien et le Nouveau Testament (Psaumes, Cantique des Cantiques, Evangile selon saint Jean), textes doctrinaux (Benoît de Clairvaux) ou cantiques composés par le poète Martin Moller (1547-1606). Cette compilation de quarante courts motets réalisée à la veille de son quarantième anniversaire est-elle ordonnée selon une logique déterminée ? Schütz n’en dit rien. Mais nous suivrons volontiers l’analyse d’Oliver Geisler qui identifie trois cycles. Un premier, avec pour centre de gravité le sombre Heu mihi, Domine (Oh, mon Seigneur) SWV 65, semble davantage tourné vers le Christ et Marie, sa mère. Un second s’articule autour de l’euphorisant Cantate Domino canticum novum (Chantez au Seigneur un chant nouveau) SWV 81. Il nous paraît célébrer prioritairement la Trinité. Le dernier reprend les Tischgesänge (littéralement, prières chantées à table) de la visite impériale de 1617.

L’écriture musicale de Schütz puise ici son inspiration dans l’émotion plus que dans la raison. C’est pourquoi, il élabore une esthétique plus qu’il n’applique les préceptes de la rhétorique. Son esthétique vise à frapper les sens : l’expression doit provoquer une impression sur l’auditeur, frapper son esprit pour renforcer sa foi. D’une façon générale, les voix figurent le chemin chaotique qui conduit le pécheur vers la paix céleste. Entrées sur le mode de l’imitation, de la strette et même de la fugue, elles se superposent, se croisent, s’enlacent, se mêlent, entrent en fusion pour finalement s’apaiser sur un accord délicieusement harmonieux. A titre d’exemple, cette richesse d’écriture se déploie majestueusement dans les trois motets inspirés du Psaume 131 : Domine, non est exaltatum cor meum (Seigneur, mon cœur n’est pas fier) SWV 78, Si non humiliter sentiebam (Si je ne me sentais humble) SWV 79 et Speret Israël in Domino (Israël, espère en ton Seigneur) SWV 80. Sur un tempo contenu, les mots glissent sur des lignes croisées qui se rejoignent dans un finale d’une haute densité musicale.

Le Sagittario n’a rien oublié de son apprentissage italien pour obtenir un « chatouillement des sens », selon l’expression de René Descartes. Dans quatre motets (SWV 84 à 87), il réserve de courtes séquences à des voix solistes. Cette manière de distinguer le soliste du chœur est encore nouvelle, même s’il l’a pratiquée dans ses opus précédents et qu’elle préside à la composition de la musique des premiers opéras et oratorios italiens. Deux ans plus tard, Schütz poussera plus loin l’expérimentation lorsqu’il écrira la musique, malheureusement perdue, de son premier opéra : Dafne. Par ailleurs, il obtient des couleurs singulières en mélangeant les styles musicaux, la monodie et la polyphonie dans le Sicut Moses serpentem in deserto exaltavit (Comment Moïse éleva le serpent dans le désert) SWV 68, le phrasé grégorien et la polychoralité dans le Supereminet omnem scientiam (Au-delà de toute connaissance) SWV 76. Mais l’essentiel n’est pas là. Nous avons été impressionnés par son art de peindre les affects, de les traduire en sons pour leur donner un caractère propre. Ainsi, dans le motet SWV 58 Ego enim inique egi (Car je l’ai fait méchamment), il affecte à chacune des six occurrences du mot Ego une touche sonore singulière, tour à tour agitée, plaintive, hautaine, emphatique, téméraire ou lascive, selon la description de la faute énoncée dans le verset. Quant au motet SWV 82 Inter brachia Salvatoris mei (Entre les bras de mon Sauveur), il consacre l’excellence de son art à révéler la puissance expressive des mots et à l’amplifier par la musique. C’est avec un air de danse joyeuse qu’il décrit la sérénité du chrétien protégé par les bras du Sauveur : il veut y vivre et y mourir.

Mais Schütz ne fait pas mystère de sa préférence. Et vivere volo traduit un attachement énergique et radieux à la vie. Ses multiples répétitions par toutes les voix contrastent avec le et mori cupio (je veux mourir) exprimé en notes longues murmurées sur une ligne mélodique descendante et sur laquelle affleurent quelques dissonances. Le sentiment de sécurité (ibi securus) s’impose sur un tempo enjoué et invite à un decantabo (chant) duquel jaillissent des vocalises riantes. Sur une tonalité empreinte de majesté, le compositeur adresse ses louanges (exaltabo te) au Dieu qui le protège. La crainte des inimicos meos (mes ennemis) provoque une certaine agitation à laquelle l’assurance de la protection divine met un terme dans un super me imposant. Dans ce motet, chaque mot projette une image sonore. Ailleurs, le figuralisme s’applique à des termes choisis, pour illustrer l’ondulation du serpent (SWV 68), pour exprimer le tremunt (SWV 76) par un tremblement dont Claudio Monteverdi (1567-1643) fait usage dans ses opéras, pour imiter le battement des tympano (tambours) (SWV 81) ou, d’une façon plus générale, pour représenter la douleur par des dissonances et des chromatismes.

L’artiste reste cependant au service d’une seule fin : Soli Deo gloria (à Dieu seul la gloire). Adepte de la pédagogie de la répétition, les multiples reprises qui ponctuent toutes ses pièces soulignent des mots ou des locutions verbales qu’il veut imprimer dans l’esprit de l’auditeur. Chacune de ses cantiones fait office de courte prédication. Certaines constituent même de véritables guides pour les exercices de dévotion. O bone, o dulcis, o benigne Jesu SWV 53 va jusqu’à indiquer, selon nous, la gestique du pénitent. Des trois qualités du Christ (bon, doux, bienveillant), le compositeur choisit la troisième et l’indique par de nombreuses répétitions. Sur le te deprecor (j’implore), la ligne mélodique entame une montée chromatique comme pour inviter le fidèle à relever son regard vers le précieux sang qui va le sauver tandis qu’un mouvement descendant le fait s’incliner pour vénérer le sanguinem pretiosum. La même expression corporelle est suggérée à l’écoute des deux derniers versets. Une séquence descendante signale l’indignité du pécheur (effundere) avant de diriger son regard vers la croix dans un mouvement ascendant (in ara crucis) pour faire oublier ses fautes figurées par un iniquitates meas grinçant.

Il exprimera également sa foi luthérienne en se conformant aux prescriptions énoncées par Martin Luther dans son Der kleine Katechismus (1529). Cet opuscule indique notamment « comment un chef de famille enseignera aux siens à prier avant et après le repas ». Luther distingue deux moments : le Bénédicité pour lequel il préconise les versets 15 et 16 du Psaume 145 auquel on peut ajouter le Notre Père ; l’Action de grâce prenant appui sur le Psaume 136 complété par un nouveau Notre Père. Très consciencieusement, Schütz compose deux Pater noster SWV 89 et 92, un Bénédicité inspiré desdits versets du Psaume 145 (Oculi omnium in te sperant/ Tous les yeux t’espèrent SWV 88) ainsi qu’un second reprenant un verset du Psaume 136 (Confitemini Domino/ Remerciez Dieu SWV 91). Deux autres Bénédicité sont extraits du livre de prière d’Andreas Musculus. L’écriture musicale de ces six pièces est moins savante que celle des cantiones qui les précèdent. Le style homophonique domine, incrusté de passages en imitation. En revanche, point de répétitions et peu de madrigalismes. La simplicité de ces pièces est parfaitement adaptée à leur fonction : inviter les convives à se recueillir avant et après le repas pris en commun.

C’est sur cette euphorisierenden Vereinigung mit Gott/ fusion euphorique en Dieu (Oliver Geisler) que nous parvenons au terme de la première étape de notre parcours de découverte d’un musicien qui a transcendé les confessions autant que les frontières. Sa musique prêche la tolérance religieuse en un temps où la religion enflamme les passions guerrières en Europe. Elle apparaît également comme une merveilleuse synthèse de la nouvelle musique italienne et de la tradition musicale née de la Réforme luthérienne. Ce syncrétisme que Hans-Christoph Rademann nomme la Weltgeltung dieses Dresdner Kulturgutes (reconnaissance internationale de ce patrimoine culturel de Dresde), le Dresdner Kammerchor nous l’a révélé avec un art, une précision et une sensibilité qui nous ont souvent impressionnés et parfois même bouleversés. Par la perfection de leur jeu, ils ont décerné un premier titre de gloire à l’immense Heinricus Schützius, celui qui avait déjà été sculpté sur sa pierre tombale aujourd’hui disparue : Exterorum Delicium.



Publié le 03 déc. 2017 par Michel Boesch