Septem verba & Membra Jesu Nostri - Buxtehude & a.

Septem verba & Membra Jesu Nostri - Buxtehude & a. ©Véronique Ellena : La Grenade (2008)
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L’Allemagne baroque de Correspondances

L’interprétation de la musique française du XVIIe siècle est au cœur du projet de l’ensemble Correspondances. Ses membres, tout comme son chef Sébastien Daucé, sont en effet d’éminents spécialistes de la musique du Grand Siècle ; disques après disques, concerts après concerts, leur expertise en la matière n’est plus à prouver, et ils ont su conquérir un large public autant que la critique. Il est tout naturel que cette prédilection transparaisse dans leur discographie : Marc-Antoine Charpentier, Étienne Moulinié et autres Michel-Richard de Lalande y prédominent largement. Jusqu’ici, elle ne comptait que deux incursions hors des terres musicales françaises, toutes deux chroniquées dans ces colonnes : d’une part, un enregistrement consacré aux ayres et songs anglais, en 2018 ; d’autre part, leur dernier CD, consacré en partie au périple italien de Charpentier, et qui donnait donc à entendre quelques beaux extraits du répertoire ultramontain renaissant et baroque. Une aire musicale, pourtant digne membre de la « Sainte Trinité » des écoles nationales baroques, manquait encore à l’appel : l’Allemagne. C’est donc tout naturellement vers les terres luthériennes du Nord de l’Europe que se sont tournés Sébastien Daucé et les membres de Correspondances pour cet enregistrement.

Au premier abord, le programme choisi pourrait sembler quelque peu convenu : les Membra Jesu Nostri de Dietrich Buxtehude et Die sieben Worte de Heinrich Schütz, deux incontournables – pour ne pas dire deux « tubes » ! – du XVIIe siècle germanique, maintes fois gravés au disque par divers ensembles, en constituent en effet la substantifique moelle ; sans doute y a-t-il là quelque chose du passage obligé… Mais Correspondances s’illustre par la subtilité de l’appariement des œuvres entre-elles : les deux précédentes sont de poignants récits de la Passion, qui allient volonté dramatique et intériorité spirituelle ; Erbarm dich mein, o Herre Gott, Mit Fried und Freund ich fahr dahin et Herzlich lieb hab ich dich, o Herr illustrent les multiples utilisations musicales du choral, élément fondamental de la liturgie luthérienne ; enfin, au Klag-Lied, déploration composée par Buxtehude suite au décès de son père, répond le sublime autant que méconnu Lamentum de Lüdert Dijkman, écrit à la mémoire des jeunes enfants du roi de Suède Charles XI, emportés en bas âge en avril 1685. Plus encore, les liens entre Scandinavie et Allemagne relèvent d’une réalité historique : Peter Wollny, auteur des textes du livret qui accompagne le CD, et Sébastien Daucé posent l’hypothèse d’une commande suédoise des Membra Jesu Nostri par le truchement de Gustav Düben, dédicataire de l’œuvre ; cette dernière aurait donc résonné pour la première fois en l’église allemande de Stockholm. Mais les « correspondances » sont parfois autrement plus subtiles : dans la section centrale du Lamentum, les trois Parques répondent au désarroi du croyant touché par le sort des princes ; comment ne pas songer au célèbre trio d’Hyppolite et Aricie de Jean-Philippe Rameau ? Clins d’œil érudits et réseau porteur de sens à l’échelle du programme entier : que Sébastien Daucé a eu raison de placer son ensemble sous de baudelairiens auspices !

L’interprétation de Correspondances frappe particulièrement par sa gestion des masses sonores, qui repose sur un parti-pris explicité par Daucé dans le livret du CD. Son travail éditorial sur les sources des Membra Jesu Nostri l’a en effet amené à considérer d’un côté la partition autographe de Buxtehude, notée en tablature d’orgue, et de l’autre les parties séparées conservées à la bibliothèque de l’université d’Uppsala, probablement établies par Düben lui-même. Outre quelques ajouts d’instrumentation, et contrairement à la tablature, le matériel précise une répartition entre soli et ripieni vocaux ; c’est à lui que Sébastien Daucé a choisi de se fier. Cette version fait donc intervenir un ensemble de dix chanteuses et chanteurs, réunis en chœur plein ou se répartissant les airs solistes. Loin de réserver ces seuls jeux de densité sonore aux Membra Jesu Nostri, Daucé et les membres de Correspondances les mettent aussi en œuvre dans la cantate Herzlich lieb hab ich dich, o Herr, qui en devient un quasi-motet à double chœur.

Ce parti-pris a une influence sur la sonorité d’ensemble : par rapport à une interprétation avec cinq solistes assurant tant les airs que les ensembles, un certain alourdissement des textures pourrait être craint. Il n’en est rien ; au contraire, la transparence des passages polyphoniques est tout à fait frappante : les parties intérieures en sont particulièrement claires et audibles. À ce titre, l’homogénéité des timbres pourtant parfaitement caractérisés du trio alto-ténor-basse se révèle particulièrement convaincante, que ce soit dans les cantate Ad latus et Ad Pectus ou dans le mouvement central du Lamentum. Cette limpidité sonore met en valeur une diction impeccable et permet d’apprécier le choix rare quoique tout à fait cohérent d’une prononciation à l’allemande du latin dans les Membra Jesu Nostri.Il en va de même pour les instruments, dont le son parvient à une homogénéité parfaite dans les ritornelli et sinfonie, tout en conservant une grande lisibilité des lignes contrapuntiques. La délicatesse de toucher des musiciens de Correspondances est exemplaire : sont particulièrement dignes d’éloges la douceur céleste des violes dans la cantate Ad cor et le sublime tremolo des violons, à la fois souple et précis, indistinct et articulé. L’ornementation est relativement sobre mais toujours réalisée avec goût, élégance et à propos. Le continuo, quoique discret, se révèle inventif et inspiré ; le Klag-Lied de Buxtehude accorde notamment de très beaux moments d’expression à l’orgue positif de Matthieu Boutineau et Sébastien Daucé lui-même.

Passion du Christ, déploration sur la mort d’êtres chers, louange à Dieu : face à des textes aux images si fortes et au potentiel dramatique si puissant, que faire ? Exprimer une douleur résignée et digne, une joie paisible et confiante, ou bien, au contraire, exacerber chaque souffrance ou chaque joie, se délecter d’une affliction morbide ou d’une jubilation emphatique ? Correspondances tranche en faveur d’une sobriété retenue qui n’exclut pas une théâtralité d’autant plus saisissante qu’elle intervient avec une soigneuse parcimonie. En cela, l’ensemble fait sienne la pensée musicale et spirituelle du XVIIe siècle germanique : comme l’écrit P. Wollny, l’époque, « résolu[e] à bannir […] toute tentation dramatique », préfère un traitement musical du récit de la Passion qui mette l’accent sur une « relation indirecte des événements racontés par les évangélistes ». Il ne faut donc point s’étonner que chaque mot du texte ne soit pas souligné, que chaque note ne recèle pas une intention dramatique. À l’inverse, le texte sacré s’affiche essentiellement dans une simplicité déclamatoire toute luthérienne. Sobriété et fluidité sont ici les maîtres-mots ; la désolation poignante de la cantate Ad manus ou le déchirement tragique d’Ad cor (quelle émotion dans ce Vulnerasti d’un pathétique vibrant !) n’en sont que plus bouleversants. De même, le rythme hardi, violent et bondissant de certaines sonates perce avec acuité l’atmosphère douce et funèbre qui prédomine dans les Membra Jesu Nostri. Enfin, le dialogue des deux larrons est évidemment le moment le plus théâtral de Die Sieben Worte ; sa vigueur dramatique tranche avec l’image d’un Christ exsangue dont l’agonie se révèle aussi paisiblement résignée qu’émouvante.

Quelle logique sous-jacente a pu présider à la mise en exergue de tels passages ? Est-ce seulement la force du texte ou le plaisir de la théâtralité ? Il y a sans doute plus de subtilité derrière ces choix : en faisant des cantates centrales le centre de l’expressivité, Sébastien Daucé trace une trajectoire à grande échelle qui fait ressortir non plus le microcosme du motif musical, mais bien, dans le cas des Membra Jesu Nostri, le macrocosme du cycle architecturé des sept membres du Sauveur que contemple le chrétien. Et c’est bien cette idée de l’élan, pensée sur un temps long, à l’échelle d’une œuvre entière, qui impressionne dans l’interprétation de Correspondances. Ce principe est également à l’œuvre dans leur sublime lecture du Klag-Lied : à chaque strophe du texte, toutes musicalement identiques, l’instrumentarium se déploie progressivement, depuis le sobre continuo jusqu’au cordes en tremolo ; la texture se rompt à l’évocation du « clavier des félicités célestes », marqué par les sonorités diaphanes de l’orgue positif ; l’œuvre s’achève sur la beauté sereine du tutti, pleine de douceur et de simplicité. Plus encore, le silence et la respiration musicale deviennent éléments voire acteurs du drame, autant que marqueurs architecturaux. Ils se font pesants, haletants, pleins d’angoisse dans Die Sieben Worte ; au Es ist vollbracht succède un néant sonore… que crève bien vite l’ultime adjuration christique, adressée au Père tout-puissant : Vater, ich befehle meinen Geist in deinen Hände – enfin tout est accompli, et l’auditeur sidéré s’abîme dans l’éternité troublante de cinq longues secondes de silence… C’est encore ce même temps d’arrêt contemplatif qui mène du monde terrestre du déchirant Lamentum à celui, souterrain, des inflexibles Parques.

Il va donc sans dire que ce premier abord discographique du répertoire germanique est un sans-faute pour Correspondances, qui, des bords de la Seine à ceux du Tibre, des rives de la Tamise à celles de la Baltique, convainc et émeut toujours avec un égal bonheur. Sébastien Daucé et ses musiciens comptent déjà parmi les grands noms du monde baroque actuel ; puisse cet enregistrement, aux côtés de tant d’autres, leur ouvrir la voie d’une immortalité musicale que baigneraient cette fois le Styx et l’Achéron…



Publié le 21 mai 2021 par Nathan Magrecki