Serse - Haendel

Serse - Haendel ©
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Une production renouvelée et dépoussiérée

Serse HWV 40 de Georg Friedrich Haendel a été créé le 17 avril 1738 à Londres au King's Theater de Haymarket. Le livret est adapté du Xerse de Nicola Minato (ca 1627-1698) écrit en 1654 pour l'opéra homonyme de Francesco Cavalli (1602-1678). Le livret de Minato fut revu par Silvio Stampiglia (1664-1725) en 1694 en vue du Xerse de Giovanni Bononcini (1670-1747). L’œuvre de Haendel fut accueillie fraîchement. Après cinq représentations, elle disparut de l'affiche et ne fut reprise qu'en 1924 à Göttingen. Elle est depuis cette date un des opéras les plus joués de Haendel.

Serse est probablement l'opéra le plus atypique du compositeur saxon et cela à plusieurs titres. Dans son livre Les opéras de Haendel, un vade-mecum (voir le compte-rendu), Olivier Rouvière a évalué le nombre d'arias da capo dans chaque œuvre lyrique du compositeur saxon. Tandis que cette forme musicale est largement dominante dans presque tous ses opéras, elle est minoritaire dans Serse avec 12 arias da capo sur 50 numéros. A la place, on trouve de nombreux ariosi, des canzonette et plus généralement des airs de forme libre, parfois durchcomponiert. Autre caractéristique, les airs sont généralement très courts, leur durée est comprise entre une et trois minutes avec cependant dans chaque acte un air de quatre à cinq minutes. Enfin Serse est sans doute l'opéra de Haendel où les passages comiques sont les plus nombreux. Elviro est typiquement un personnage d'opéra bouffe, Atalanta l'est également par de nombreux traits de caractère. Serse ne se montre pas toujours à son avantage et est copieusement moqué par son entourage, le comportement de Romilda oscille entre les rires et les larmes. Seuls les deux altos Amastre et Arsamene sont des personnages dramatiques. Haendel se situe dans cet opéra en marge de la réforme métastasienne qui triomphait à cette époque. Tout en regardant vers ses œuvres de jeunesse comme Agrippina, voire vers un passé plus lointain illustré par Francesco Cavalli ou Giovanni Legrenzi (1626-1690), Haendel annonce en même temps le futur et plus précisément le dramma giocoso.

Si Serse est de nos jours un des opéras les plus joués de Haendel c'est en grande partie à cause de sa richesse mélodique et en même temps son caractère scénique. L'hymne par laquelle commence l'opéra, Ombra mai fu, a une grandeur indiscutable. Le souverain le plus puissant de la terre rend hommage au plus grand des végétaux, le platane, qui est en même temps l'arbre sacré des Perses. Par cet acte hautement symbolique et par des projets pharaoniques, Serse s'avère être un champion de la communication avec son peuple. Dès que le souverain quitte sa fonction officielle et rentre dans la sphère privée, les ennuis commencent. Deux triangles amoureux animent la trame de l'opéra. D'une part deux femmes (Romilda et Atalante) sont amoureuses d'un même homme (Arsamène, frère de Serse) ; d'autre part Serse déjà engagé dans une liaison que l'on imagine intense avec Amastre, tombe amoureux fou de Romilda. Ces situations aux puissants ressorts dramatiques, sont propices à générer de superbes effusions mélodiques.

L'acte I est dans son intégralité un chef-d’œuvre, les belles mélodies se succèdent presque sans interruption. L'air de Romilda en la majeur, Ne men con l'ombra d'infedelta ou encore celui de Serse à la fois sensuel et chevaleresque, Piu che penso alle fiamme, ont même un caractère presque mozartien. L'acte se termine en fanfare avec l'air irrésistible d'Atalanta en mi majeur, un cenno leggiadretto. Presque tous les opéras de Haendel comptent au moins une sicilienne, Serse en contient trois voire quatre. A l'acte I, Atalante en chante une, sublime, Si, si, mio ben, si, si, en fa dièse mineur, dont le rythme 12/8 lancinant et les altérations nous emmènent sur des terres inconnues et troublantes. A l'acte II, Arsamene récidive avec une somptueuse mélodie au rythme 12/8 chaloupé de barcarolle, Quella che tutta fé, tandis que le dernier air de Romilda à l'acte III reprend le même rythme avec, Caro, voi siete all'alma, repris in fine par le chœur final. La mélodie est reine et la virtuosité presqu'absente des trois actes. Seuls Amastre et Serse sont dotés de grands airs avec vocalises et le plus spectaculaire est sans doute le grand air avec da capo de Serse, Se bramate d'amor, de structure à cinq sections A,A1,B,A'1,A'2. L'instrumentation de Serse est austère avec des cordes prépondérantes et des bois, hautbois et bassons, qui se bornent à doubler les violons et les violoncelles respectivement. Seules les flûtes à bec qui colorent délicieusement le début de l'acte I, ont un rôle indépendant.

Le présent CD correspond à un enregistrement live d'une représentation de Serse donnée au Teatro Municipali Romolo Valli de Reggio en mars 2019, fugitivement diffusé sur YouTube. Ayant vu ce spectacle, j'avais été enchanté par son caractère commedia dell'arte, sa fraîcheur, son naturel ainsi que l'harmonie et la fluidité des enchaînements. J'y ai vu un retour aux sources vivifiant de l'opéra baroque italien et plus spécifiquement vénitien souvent détourné de sa mission par des mises en scène extravagantes ou un abus de voix de contre-ténors. Seul bémol, Ottavio Dantone a procédé à des coupures : tous les chœurs excepté le chœur final ont été supprimés, des récitatifs secs ont été abrégés et plusieurs reprises da capo ont été omises. Ces coupures sont sans doute justifiées par le souci de donner à l'action dramatique encore plus de punch mais elles sont regrettables notamment dans le cas de l'air de Serse, Piu che penso, amputé de deux bons tiers.

La distribution est essentiellement féminine nonobstant les deux petits rôles d'Elviro et d'Ariodate; elle est en outre presque entièrement italienne à l'exception de la française Delphine Galou. Ces deux choix sont importants compte tenu du style qu'a voulu donner le chef à cette production. Selon Ottavio Dantone, « il est évident que donner la plus juste interprétation émotive et théâtrale à cette partition comporte de la part des chanteurs et musiciens une attention particulière à la déclamation et à la prononciation, dans la recherche d'une vérité dans l'expression des passions et des affects... ». Le lecteur de ces lignes conclura que seuls des comédiens ou chanteurs italiens ou parfaitement italophones sont susceptibles de cocher toutes ces cases.

Le rôle titre est confié à la soprano Arianna Venditelli. Cette dernière qui m'avait enthousiasmé dans le rôle d'Angelica dans Il palazzo incantato de Luigi Rossi (lire ma chronique), a donné au personnage de Serse du relief, de la dignité et beaucoup d'humanité notamment dans l'air émouvant, Il core spera e teme (II,20). La voix est corpulente avec de beaux graves, un medium chaleureux et des aigus dramatiques. La tessiture est très étendue. Dans l'aria di furore, Crude furie degl'orridi abissi (III,15), les vocalises sont fluides et pleines d'aisance mais l'air spectaculaire Se bramate d'amor (II,11) est sans doute celui dans lequel cette flamboyante soprano donne le meilleur d'elle-même. Le rôle d'Arsamene, le plus souvent chanté par un contre ténor, est attribué ici à la mezzo-soprano Marina De Liso. Le rôle est d'une intensité d'expression peu courante dans la musique de cette époque. La mezzo a un tempérament dramatique remarquable et chante avec beaucoup d'émotion les airs magnifiques que sont Amor, tiranno amor (III,7) et Quella che tutta fè (II,16). La prestation d'ensemble est excellente, tout au plus pourrait-on lui reprocher un vibrato un peu trop prononcé. Atalanta est un personnage protéiforme qu'on peut interpréter de manières très diverses, Francesca Aspromonte en donne une lecture pleine de finesse, de charme et de fantaisie, tantôt séductrice et même aguicheuse dans Un cenno leggiadretto (I,25), tantôt encline à la duplicité, elle s'avère être une amoureuse sincère dans Voi mi dire che non l'ami (II,19), air profond qu'elle chante avec ferveur.

Delphine Galou incarnait Amastre, amante passionnée de Serse, délaissée par le roi au profit de Romilda. Sa voix rare de contralto donnait beaucoup de corps et de relief à son personnage. Dans son rôle travesti, elle peut surveiller Serse et l'attitude de ce dernier déchaîne sa colère dans l'air vindicatif Saprà delle mie offese (I,22). Cet air est périlleux à cause de vocalises continues dans le registre grave et de contrastes dynamiques très prononcés, difficultés dont se joue la contralto avec brio. Le rôle de Romilda était tenu par Monica Piccinini. Plus posée que sa sœur Atalanta, Romilda recherche avec constance, confiance et une certaine placidité l'amour d'Arsamene. Toutefois le vernis craque dans un récitatif accompagné très véhément (II,12) et l'air magnifique qui suit, E gelosia, quella tiranna (II,13), un des sommets de l'opéra. La soprano dont le timbre de voix est prenant, fait montre dans cet air d'un tempérament dramatique intense. Biagio Pizzuti (baryton) dans le rôle d'Elviro, le jardinier travesti en marchande de fleurs, assure quelques moments de théâtre désopilants. Tentant d'écouler sa production, il fait quelques pitreries et chante d'une belle voix à l'insolente projection, un irrésistible hymne à Bacchus. Ariodate, général imbu de lui-même au point d'en être ridicule et père de Romilda et Atalanta, était tenu par l'excellent Luigi De Donato, basse profonde qui impressionne dans son air étrange, Soggetti al mio volere (I,17) au thème asymétrique, à la forme libre qui semble déboucher sur le vide.

L'intérêt de cet enregistrement repose beaucoup sur le magnifique petit orchestre de l'Accademia Bizantina. Ce dernier a un son merveilleux et une personnalité unique. Ces qualités sont en partie dues à la beauté des instruments, tous anciens ou copies d'anciens mais aussi en raison de la culture baroque des instrumentistes. Culture qui s'exprime au détour d'une cadence, dans les reprises da capo grâce à des ornements subtils. Mais le beau son et les belles phrases ne sont pas suffisants, la mission de cet orchestre est avant tout de prendre part au drame qui se joue sur scène et pour ce faire, les instrumentistes s'efforcent constamment de dialoguer avec les voix en adoptant une articulation et les tournures mélodiques qui se rapprochent autant que possible des accents humains. Félicitations à Ottavio Dantone d'avoir promu cette phalange à ce degré de perfection.

Avec des comédiens chanteurs superbement engagés, un festival de beau chant et une direction inspirée et d'une précision millimétrée, le présent enregistrement comblera les amateurs des opéras de Haendel. Cette production renouvelée et dépoussiérée de Serse est palpitante et doit figurer désormais parmi les versions de référence de ce chef-d’œuvre.



Publié le 06 nov. 2022 par Pierre Benveniste