Bach & entourage - Sonatas for Violin and Basso continuo by Bach, Krebs, Pisendel and Graun

Bach & entourage - Sonatas for Violin and Basso continuo by Bach, Krebs, Pisendel and Graun ©Matthew Brookes
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« Il n’y a pas que la Joconde dans les musées du monde… »

C’est pratiquement par ces mots que Johannes Pramsohler conclut l’entretien qu’il a accordé à Jean-Stéphane Sourd Durand le 18 août 2016 (voir le texte complet : Entretien avec Johannes Pramsholer). Il voulait ainsi affirmer que, si la peinture ne pouvait se limiter à un tableau célèbre, la musique ne devait pas se résumer au catalogue d’un compositeur, fût-il Johann Sebastian Bach.

Avec ce CD, il passe de la déclaration à la démonstration. Certes, l’ombre du Kantor plane sur le disque. Mais c’est essentiellement par des compositions de ses confrères ou de l’un de ses élèves qu’il se fait entendre. Il a même l’élégance de n’apparaître vraiment qu’en toute fin de programme. En effet, les deux premières Sonates gravées, bien qu’inscrites dans son catalogue, lui sont attribuées, mais sans certitude.

Les quatre compositeurs mis en l’honneur sont, à des degrés divers, des violonistes aguerris. Le plus remarquable d’entre eux étant sans conteste Johann Georg Pisendel. Arthur Pougin (Le violon. Les violonistes et la Musique de violon du XVIème au XVIIIème siècle – 1924) souligne qu’il « acquit de bonne heure un talent très distingué de violoniste, talent qui ne put que grandir encore lorsque, plus tard, au cours de divers voyages qu’il fit en Italie, il eut l’heureuse chance de recevoir des leçons de Vivaldi et de (Antonio) Montanari ». Il fut même un excellent pédagogue, si l’on en croit la virtuosité déployée par son élève, Johann Gottlieb Graun. Le même Arthur Pougin présente ce dernier comme un « compositeur très actif et très distingué de musique instrumentale, mais cette musique n’est pas connue parce qu’il n’en a rien été publié. ». L’initiative de Johannes Pramsohler le sauve quelque peu de l’oubli en livrant une éblouissante Sonate en sol majeur gravée pour la toute première fois. Bach fut également un éminent violoniste, par tradition familiale et sous l’influence de « Johann Paul von Westhoff, spécialiste du violon polyphonique, qui l’initia certainement à l’art du jeu en double cordes. » (Bertrand DermoncourtTout Bach – article « violon » - 2009). Il ne manqua sans doute pas de transmettre son savoir et sa technique à Johann Ludwig Krebs, son élève et copiste à Leipzig. Certes, ce dernier est aujourd’hui principalement connu pour ses compositions pour clavier. Nous savons maintenant que son catalogue s’ouvre également aux instruments à cordes. Johannes Pramsohler, dans ce premier enregistrement mondial, enrichit la connaissance que nous avions de ce compositeur auquel la discographie n’accorde qu’une attention ponctuelle.

Ce CD est précieux à un second titre. Il nous fait pénétrer dans un genre musical, la Sonate. A l’époque où nos compositeurs se produisent, s’amorce un bouleversement important qui sera conduit notamment par les fils Bach, et tout particulièrement Carl Philipp Emanuel. L’exubérance baroque poursuit sa course folle quand déjà pointent les premiers accès de mélancolie provoqués par une sensibilité à fleur de peau, marqueur par excellence de l’Empfindsamkeit. Les compositeurs rivalisent alors de virtuosité, d’autant qu’ils sont souvent les premiers interprètes de leurs compositions. Une manière pour eux de gagner en notoriété et d’obtenir cachets et autres privilèges. Au point de susciter des critiques telles que celles qu’expriment, pour la musique française, ces vers de Jean de Serré de Rieux (La Musique – Quatrième chant - 17…) :
« Si la confusion régna dans les Cantates,
Où ne fut point porté le trouble des Sonates ?
L’excès impétueux de leur vivacité
N’eut de prix que le prix trompeur de leur difficulté …»

Les six pièces gravées sur le CD sont particulièrement représentatives du style des Sonates baroques parvenues à l’apogée de leur art. Si elles ne renient rien de l’héritage transmis par leurs précurseurs (dont Johann Friedrich Meister qui fera l’objet d’une prochaine chronique), elles ont déjà le goût doux-amer des Sonates de la période pré-classique (voir notre chronique consacrée à des œuvres de Carl Philipp Emanuel Bach interprétées par l’ensemble « Les Curiosités Esthétiques » : Musiques de chambre - CPE. Bach). Le clavecin n’a pas encore été évincé par le piano-forte, mais déjà il ne se contraint plus dans sa fonction initiale de continuo. Certaines pièces sont encore construites selon le schéma-type de la sonate a chiesa (d’église) hérité d’Archangelo Corelli (les quatre mouvements lent/vif/lent/vif de la Sonate en do mineur attribuée à Bach) quand d’autres y dérogent (les trois mouvements lent/vif/vif de la Sonate en do mineur de Krebs). Enfin, si dans la Sonate en la majeur attribuée à Bach chaque partie est développée sur une durée égale, les mouvements vifs s’arrogent deux fois plus de place que les mouvements lents dans la Sonate en sol majeur de Graun.

Prise individuellement, chaque pièce produit un jeu de lumière particulier. Leur convergence éclaire les salons princiers ou bourgeois du XVIIIème siècle dans lesquels nous sommes conviés pour nous laisser emporter au son du violon.

L’Adagio de la Sonate en do mineur (BWV 1024) développe un thème extrait de la même veine que l’aria Erbarme dich, mein Gott (Aie pitié, mon Dieu) de la Passion selon Saint-Mathieu (BWV 244). Le violon plaintif élève sa prière vers les cieux. Elle est emportée par les arpèges du clavecin. Mais c’est la douleur qui domine, exprimée ici ou là par des dissonances et des chromatismes. Le Presto nous transporte dans un autre environnement, plus radieux. Les deux instruments dialoguent aimablement, d’égal à égal. Les chromatismes grimpent cette fois vers l’épanouissement, jusqu’aux accords joués en arpèges par un violon déchaîné. L’Affetuoso impose un retour au calme temporaire. Le violon chante sa mélodie avec une grande sobriété quand le clavecin l’accompagne en osant un langage joliment perlé. Le Vivace final est composé d’une suite de pas de danses aux allures galantes et à la légèreté bondissante. Ils sont ponctués par une ritournelle chantée à l’unisson, coiffée d’une apostrophe moqueuse dont l’air s’imprime dans la mémoire, jusqu’à l’obsession. Ce dernier mouvement est délicieux.

La Sonate en la majeur ignore son compositeur. Elle est jointe au catalogue des œuvres de Bach, sans doute parce que sa composition présente certaines similitudes avec des productions du Kantor. Ainsi, l’Andante introductif fait écho, à nos oreilles, à la Sarabande de l’Ouverture n°3 en ré majeur (BWV 1068). La mélodie apaisée chantée par le violon tient un discours épuré qui glisse sur un continuo richement orné. L’Allegro soumet l’archet à des sauts et des glissements sur une large tessiture tout en lui imposant le rythme soutenu d’une gigue. Comme dans l’Andante, les instruments retrouvent leur rôle pour interpréter un Adagio nostalgique: au violon revient l’exposition d’une mélodie d’une grande simplicité quand le clavecin succombe au raffinement des trilles et des appoggiatures. Dans les deux derniers mouvements, les instruments se déchaînent. Le clavecin gambade gaiement tandis que le violon s’envole allègrement. Presque sans transition, l’Allegro laisse place à une Fuga enfiévrée. Le violon interprète les deux premières voix, rejoint par le clavecin qui assure la troisième tout en remplissant sa fonction de continuo. La construction d’ensemble révèle l’inventivité du compositeur, exaltée par des artistes de grand talent. Après une reprise du thème fugué, le mouvement s’achève dans un bariolage vertigineux.

Un violon suffit pour révéler le génie de Pisendel. Sa Sonate en la mineur constitue, à sa manière, un véritable catalogue des difficultés techniques auxquelles est confronté un violoniste pour donner vie à sa partition. A bien des égards, Pisendel y fait figure de précurseur. Ses compositions ont certainement inspiré l’écriture des Sonates et Partitas pour violon seul de Bach. D’ailleurs, Bertrand Dermoncourt (Tout Bach) signale que Bach jouait, au clavecin, les sonates pour violon solo de Pisendel. A plus long terme, il esquisse même, dans ses Variationen, certaines tournures du Caprice n°24 de Niccolo Paganini. Dans sa sonate, Pisendel cherche manifestement à impressionner son auditoire. Ainsi, sa Giga n’a plus rien d’une danse. L’exubérance instrumentale qui la caractérise s’entend comme une véritable démonstration de virtuosité instrumentale. L’objectif est d’ailleurs atteint, tant nous avons été frappés par les coups d’archets précis et vigoureux de Johannes Pramsohler.

Dans la Sonate en do mineur, Krebs accorde une attention particulière au clavecin. La ligne mélodique confiée au violon nous paraît moins chargée que dans les pièces précédentes alors que l’accompagnement du continuo s’affirme davantage. Dans le premier mouvement, Grave, il bat le rythme de façon plus marquée et enveloppe le violon dans une atmosphère sonore chatoyante. Ce mouvement est construit en forme de rondeau dans lequel un refrain sombre et saccadé alterne avec des couplets livrés à une rêverie mélancolique. Le mouvement suivant, Allabreve, est joliment enlevé par un violon qui sollicite plusieurs cordes pour secouer une mélodie comme si elle était le jouet du vent. Avec l’Allegro, nous revenons à la forme du rondeau. Mais ici, le refrain est plus facétieux : le violon impérieux énonce sa directive, aussitôt moquée par le clavecin. Ce court dialogue répété à plusieurs reprises est charmant et présente des familiarités avec l’architecture du Vivace de la sonate BWV 1024. Quant aux strophes, elles s’égayent dans les aigus, poussées par un continuo soufflant des vagues de triples croches. Cette sonate méritait incontestablement de sortir de l’oubli !

Dans un concert de salon, le compositeur-interprète a l’obligation de soutenir en permanence l’attention de son public. La Sonate en sol majeur de Braun dévoile, nous semble-t-il, le plan tactique habituellement mis en œuvre. Dans un premier mouvement, les instrumentistes exposent un thème de façon posée, cherchant avant tout à mettre en valeur la ligne mélodique de façon plutôt traditionnelle. Il est suivi par un Allegro offrant tout son espace à la virtuosité instrumentale. Le violon saute des aigus aux graves, chargeant la ligne mélodique d’ornements aux couleurs vives. Si le public s’était abandonné à la rêverie lors du premier mouvement, le voilà ranimé, secoué par la vivacité de l’interprétation. La Siciliana offre un court répit permettant de reprendre son souffle. Et voilà l’Allegro final lancé, plus brillant encore que le précédent, avec ses élans ascensionnels et ses descentes chromatiques. Il nous paraît réaliser une belle synthèse de la forme italienne, toute en fantaisie, et de l’ornementation à l’allemande dans laquelle la ligne mélodique conserve son éloquence.

Le programme s’achève dans l’exaltation avec la Fuga en sol mineur BWV 1026. Le violon est rayonnant et le clavecin majestueux. La fugue se résout rapidement dans un développement dans lequel les deux instruments rivalisent d’éclat. Le violon affirme cependant sa suprématie, interrompant, à deux reprises, le duo pour une descente et une montée chromatique en solitaire avant de conclure dans une belle polyphonie.

Les interprètes livrent ici une version inspirée. D’abord sur le plan de la technique instrumentale. Le violon de Johannes Pramsohler est d’une sonorité claire et généreuse, permettant de révéler jusqu’à la dentelle de l’écriture. Il est servi par un musicien maîtrisant parfaitement le dosage des nuances, dans les mouvements lents comme dans les passages impétueux. Son jeu et la fluidité élégante de son phrasé nous ont conquis. Le clavecin servi par Philippe Grisvard est à la fois un complice attentif du violon et un partenaire parfaitement complémentaire lorsqu’il quitte la fonction de la basse continue pour s’imposer comme une voix à part entière. Son jeu limpide donne de la brillance et du mordant à ces pièces qui séduiront au-delà du cercle des adeptes du violon.

Outre leur charme singulier et leur séduction sonore, ces pièces sont également un témoignage musical. Elles nous éclairent sur une étape de l’histoire de la musique au cours de laquelle des génies du baroque allemand ont assimilé les figures italiennes pour ouvrir un champ de création dans lequel s’illustreront, plus tard, Haydn, Mozart ou Beethoven. C’est à ce titre également que ce disque appartient à la catégorie des incontournables.



Publié le 15 oct. 2016 par Michel Boesch