Les Soupers du Roy - Lussier

Les Soupers du Roy - Lussier © iStock by Getty Images, Lullia_photographer
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Des soupers aux saveurs raffinées

Les musiques pour les tables royales trouvent depuis quelques temps un regain d’intérêt auprès de nos ensembles baroques et l’on ne saurait trop s’en réjouir. Celles-ci s’offrent comme une parure sonore d’excellente facture à la mesure des mets que les François La Varenne, Pierre de Lune, François Massialot - pour ne citer que quelques exemples- avaient à cœur d’élaborer pour satisfaire les palais les plus exigeants. Récemment, Vincent Dumestre et son Poème Harmonique rendaient hommage avec bonheur à Delalande avec un programme puisant dans l’énorme somme laissée par le surintendant de Louis XIV (voir ma chronique). Mon confrère Christophe Steyne, quant à lui, s’enthousiasmait à juste titre pour l’extraordinaire double album consacré aux suites de Francoeur pour le Festin royal, servies avec une incroyable gourmandise par de grandioses effectifs menés de main de maître par Alexis Kossenko à la tête de ses Ambassadeurs La Grande Écurie (voir la chronique).

Outre-Atlantique, c’est l’excellent ensemble Arion Orchestre Baroque qui explore ces pages hautes en couleurs. Mais à la différence des ensembles français optant pour des programmes relevant d’un même corpus, les Québécois renouent avec les florilèges qui firent les heures de gloire du microsillon dans les années 1960-1970 quand les Paillard, Douatte, Kuentz s’associaient les services de solistes prestigieux (Maurice André et Roger Delmotte en particulier) pour parer d’un faste souvent grandiose ces suites, en piochant à diverses sources. Voilà qui confère à l’album une petite touche vintage. Mais la référence à un passé révolu s’arrête là car l’approche est historiquement informée : c’est Benoît Dratwicki, acteur-clé du Centre de Musique Baroque de Versailles, qui a fait bénéficier nos musiciens de son expertise, tant dans l’élaboration du programme que dans la préparation des partitions. On ne sera ainsi guère étonné de trouver au centre de cet album des pages de François Colin de Blamont, musicien auquel le musicologue et directeur artistique a consacré sa thèse (fort opportunément publiée – voir le compte-rendu ). En outre, le panorama envisagé embrasse presque quelque quatre-vingts ans, permettant d’apprécier autant les continuités d’un style aulique que ses évolutions, en structurant le propos de façon efficace autour de quatre chaconnes de plus en plus ambitieuses.

Le « premier service » rend hommage au père de la musique de table, Michel-Richard Delalande. Laissant de côté, fort justement, les pièces connues (Concert de Trompettes, Caprices) déjà bien servies par ailleurs, ce sont des Airs détachés (1727) qui sont ici mobilisés. Ceux-ci témoignent encore très fortement du modèle lullyste. On relève d’emblée la belle ouverture issue des Éléments, ballet écrit en collaboration avec Destouches et dans lequel dansa le jeune Louis XV, âgé de onze ans. C’est ce même compositeur qui offre la teneur du deuxième service, avec des extraits de son Carnaval et la Folie (œuvre au livret très original et comique d’Houdar de la Motte, créée en 1703) qui s’enchaînent avec une remarquable continuité à ce qui précède. Après une lumineuse ouverture (sol majeur), on relèvera surtout les deux chaconnes. Celle « des Dieux » est issue du Prologue, ce qui justifie sans doute sa brièveté. L’air pour les mêmes adopte une tonalité analogue (sol mineur) et une rythmique assez entêtante. La deuxième chaconne, en ré majeur, pleine de majesté et bien développée est issue du IIIe Acte. On y goûte de délicieux épisodes en trio qui allègent la texture et où l’on retrouve avec plaisir Christopher Palameta et Matthew Jennejohn (hautbois) entre plusieurs épisodes plus massifs ou émaillés de traits agités de doubles croches.

Les Fêtes Grecques et Romaines de Colin de Blamont offrent matière à un troisième service. Ce magnifique opéra-ballet, créé en 1723 se maintint au répertoire de l’Académie royale de musique de nombreuses années (multiples reprises de 1733 à 1770), signe d’un succès notable. Les Ombres (Margaux Blanchard et Sylvain Sartre) en avaient déjà fourni quelques extraits (bel album Ambronay Editions) en 2010. On retrouve ici ces mêmes pages où, après une grave ouverture (sol mineur) et une sarabande empreinte de simplicité, se déploie une très belle chaconne (issue à nouveau du prologue) au motif inaugural remarquable (la tonique y est répétée six fois) et aux effets de musette (en majeur comme en mineur) dont Rameau se souviendra dans sa chaconne des Indes Galantes. À l’univers chambriste de leurs prédécesseurs, les Québécois envisagent ici une envergure orchestrale bienvenue et servent de façon on ne peut plus convaincante ces pages trop peu fréquentées.

L’entrée en scène de Rameau marque une évolution sensible du propos après ces pages encore très lullystes de ton. Les Fêtes de Polymnie (1745) se parent d’épices et de saveurs nouvelles. L’ouverture (c’est à nouveau le Temple de Mémoire qui lui sert de décor, comme chez Colin de Blamont) en offre un exemple frappant. Si sa forme bipartite rappelle vaguement l’ouverture « à la française », la teneur en est résolument autre. Le premier volet témoigne des spéculations harmoniques du compositeur avec ses étagements d’accords sur la fondamentale, puis sur la dominante, avant de déboucher dans un second épisode sur un vaste mouvement concertant qui semble déjà annoncer la partie rapide de l’ouverture de Zaïs. On se laisse ensuite charmer par la paire de menuets, dont le second figure déjà dans les Pièces de clavecin en concerts de 1741 (Deuxième Concert) à la beauté mélancolique, avec ses motifs entrecoupés de soupirs. L’Air gracieux rappelle La Boucon des mêmes pièces. L’Air vif s’avère, quant à lui, irrésistible par son élan et sa basse, typiquement ramiste, construite sur des intervalles de quarte. L’Air des Chasseurs tend la main à celui de Dauvergne -presque un frère jumeau- , permettant une transition habile vers le « cinquième service », qui s’achève de manière particulièrement brillante.

Avec la Quatrième suite de la Symphonie pour le Festin Royal de Monseigneur le Comte d’Artois, François Francœur procède, en 1773, à une compilation des meilleurs pièces du répertoire en vogue, puisant dans ses propres œuvres comme dans celles de ses confrères, auxquels il rend ainsi hommage. Outre Dauvergne déjà mentionné, sont également conviés à la table François Rebel, son fidèle complice avec lequel il produisit tant d’ouvrages en collaboration et l’aimable Pancrace Royer, connu de nos jours surtout pour ses spectaculaires pièces de clavecin (Marche des Scythes, Le Vertigo…), même si Christophe Rousset lui a consacré un très bel album exposant la richesse d’invention de ses pages orchestrales. Si les fastes « kossenkiens » ne sont pas atteints avec la même ampleur, Arion Orchestre Baroque, avec des moyens plus modestes sert néanmoins fort bien ces danses, dont on retiendra en priorité celles rehaussées d’éclats de trompettes (Christopher Price, Simon Tremblay), de cors (Simon Poirier, Jocelyn Veilleux) et de timbales retentissantes (Matthias Soly-Letarte). Rondeau et menuets s’affichent avec superbe quand la chaconne extraite de Pirrhus de Royer (1730) offre un développement très conséquent (elle dure près de 8 minutes) valorisant tous les pupitres tour à tour. Alternant passages grandioses avec d’autres pleins de délicatesse (notamment dans le volet en mineur), elle rappelle aussi la chaconne des Indes Galantes qu’elle précède néanmoins chronologiquement. Elle offre à ce florilège un final digne d’un feu d’artifice royal.

Succédant à la tête de cet orchestre à Claire Guimond, très remarquable flûtiste (elle tient toujours d’ailleurs l’un des traversos de l’ensemble), Mathieu Lussier (qui est aussi bassoniste) dirige avec beaucoup d’allant et signe donc un album digne d’éloges qui vient heureusement nourrir notre connaissance de ces musiques pour les tables royales et nous laisse espérer d’autres collaborations avec le Centre de Musique Baroque de Versailles : Jean-Joseph Mouret, notamment, attend toujours une sortie de son purgatoire. Mathieu Lussier et les siens seraient inspirés de se pencher sur ses Fanfares pour des trompettes, timbales, violons et hautbois avec une suite de symphonies mêlées de cors de chasse (1729) ou encore sur ses Concerts de chambre à deux et trois parties (Premier Livre, 1734 et Second Livre, 1738) auxquels un grand effectif apporterait un éclat bienvenu.



Publié le 01 avr. 2024 par Stefan Wandriesse