Vespro della beata Vergine - Monteverdi

Vespro della beata Vergine - Monteverdi ©
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Comment le théâtre s’invita à l’église

Quelle mouche a donc piqué Claudio Monteverdi (1567-1643) pour publier, à l’âge de quarante-trois ans, son premier véritable recueil de musique sacrée ? En vérité, il avait déjà commis un premier opus de Sacrae cantiunculae tribus vocibus – Liber primus (Premier livre de petits chants sacrés à trois voix) en 1582 ainsi qu’un fascicule de Madrigali spirituali a quattro voci (Madrigaux spirituels à quatre voix) l’année suivante. Ces œuvres de jeunesse couronnaient alors la période de formation d’un adolescent doué et déjà résolu. Depuis, il semble s’être consacré à la musique profane, publiant cinq livres de madrigaux entre 1587 et 1605 avant de contribuer à la naissance de « l’opéra en musique » avec son fameux Orfeo (1607) ou l’Arianna (1608) dont seul le célèbre Lamento a survécu.

Certes, en nous laissant guider par la seule chronologie des publications, nous nous interrogeons sur l’intérêt soudain que porterait le compositeur à la musique religieuse lorsqu’il fait paraître, durant l’été 1610, à Venise, l’ouvrage connu aujourd’hui sous le titre de Vespro della beata Vergine. Mais l’activité d’un musicien ne se mesure pas aux seules pages confiées à un imprimeur. D’ailleurs, comment croire qu’un artiste prolifique placé « à la tête de l’une des plus importantes chapelles d’Italie » (Roger Tellart, Claudio Monteverdi, Fayard, 1997) depuis le début 1602, ait attendu huit longues années avant d’écrire ses premières lignes de musique religieuse ? Car n’oublions pas, avertit Roger Tellart, que « Monteverdi donnait beaucoup de temps au temps avant de livrer ses compositions à l’impression ». Evoquant même « les habitudes de travail plutôt lentes » du compositeur. Ce recueil pourrait donc être, en partie au moins, le fruit d’une agrégation de pièces choisies parmi celles qui auraient déjà résonné sous les voûtes de la chapelle ducale de l’exubérant Vincent Ier Gonzague (1562-1612).

Lorsqu’il adresse le manuscrit à son éditeur vénitien habituel, Ricciardo Amadino (1572 ?-1621), Monteverdi est déterminé. « Plus riche d’honneurs que d’argent » (Roger Tellart), « le climat plutôt déprimant des dernières années du règne de Vincent Gonzague » lui pèse. Connu, reconnu et célèbre pour ses compositions profanes, il veut prouver sa parfaite maîtrise de toutes les facettes de la musique destinée au culte. Le titre qu’il donne à son recueil fournit quelques précieux indices sur son plan tactique: Sanctissimae Virgini/ Missa senis vocibus/ Ac Vespere pluribus decantanda cum nonnullis sacris concentibus, ad sacella sive principum cubicula accomodata (A la Très Sainte Vierge/ Messe à six voix/ et Vêpres pour un plus grand nombre de voix avec quelques concerts spirituels convenant aux chapelles ou aux appartements des Princes).

La missa In illo tempore est composée dans le style ancien pour un chœur à six voix, avec l’orgue pour seul accompagnement. Pour faire la démonstration de sa parfaite maîtrise de l’écriture contrapunctique, il se fixe un haut niveau d’exigence : extraire dix fugues du motet marial In illo tempore (En ce temps-là) de Nicolas Gombert (1495 ?-1556 ?), disciple de Josquin des Prés (1450 ?-1521), pour construire une messe dans la plus stricte observance de la tradition de l’école franco-flamande. Une manière astucieuse, espère-t-il, d’attirer les suffrages de la frange la plus conservatrice de la société pontificale.

A l’opposé, les Vespere procèdent d’un stile nuovo décomplexé. Pour cet acte de dévotion accompli en fin d’après-midi au sein de l’Eglise catholique, Monteverdi revendique une grande liberté d’écriture, appliquant aux textes sacrés les techniques expressives qui, jusque-là, avaient enflammées poésies profanes, intermèdes ou livrets d’opéra.

Muni de ce viatique honorant tout à la fois la prima et la seconda pratica, il fait le voyage de Rome avec la ferme intention de remettre en main propre, au pape Paul V (1550-1621), le recueil qu’il lui avait dédicacé. Mais ce présent n’était pas désintéressé car deux requêtes l’accompagnaient : une place gratuite au séminaire romain pour son fils aîné Francesco et un appui dans sa recherche d’une charge à la hauteur de ses ambitions musicales. Finalement, il n’obtient ni l’audience pontificale, ni la faveur qu’il sollicitait pour son fils. Et si sa musique est acceptée, c’est pour la rigueur stylistique de sa Missa plus que pour l’originalité de ses Vespro.

Une originalité doublée d’un mystère sur les partis pris musicaux de Monteverdi, inspirant de ce fait d’innombrables versions discographiques (depuis 1953, plus de cinq cents occurrences dans la base de données collaborative d’enregistrements musicaux, Discogs). Un « cauchemar musicologique », déplore Marc Vanscheeuwijck dans le livret glissé dans le coffret. Au point, ajoute-t-il, d’inspirer au musicologue Jeffrey Kurtzman les 600 pages du The Monteverdi Verspers of 1610. Music, Context, Performance (Clarendon Press, 2000). Car la partition n’est pas taillée à la mesure d’un office vespéral et la Vierge n’en est pas la destinatrice exclusive.

Voyons cela plus précisément. Selon le Breviarium romanum (Bréviaire romain) confirmé en 1602 par le pape Clément VIII (1536-1605), la structure standard d’un office des vêpres décline cinq moments importants : un invitatoire et son répons, cinq psaumes encadrés par les antiennes du jour, les litanies de Marie aux grandes fêtes, un hymne annonçant le Magnificat conclusif. Les quatorze pièces des Vespro semblent donc se nicher naturellement dans ce programme.

Pourtant, un examen plus attentif signale deux particularités. D’abord, la partition comporte deux versions du Magnificat : l’une pour six voix soutenues par le seul continuo ; l’autre pour sept voix accompagnées par six instruments obligés. Comme l’immense majorité de ses confrères, Philippe Herreweghe a choisi d’interpréter le second. Mais pourquoi le recueil propose-t-il une telle alternative ? Nous avions déjà observé la même formule lorsque nous avions partagé notre enthousiasme à l’écoute de l’un des deux Magnificat du Selva morale e spirituale (1641) (voir notre chronique Les plus beaux Magnificat). Nous nous rendions alors aux arguments de Roger Tellart : la version la plus modeste pouvait être destinée aux chapelles aux effectifs modestes et/ou être interprétée lors des fêtes doubles durant lesquelles deux vêpres sont chantées : la veille, dans la simplicité, le jour-même, avec davantage d’éclat.

Plus singulier. Les antiennes grégoriennes, qui ne figurent pas dans la partition car elles varient en fonction de la fête célébrée, sont remplacées par des concerti sacri. En effet, un concert spirituel (Geistlisches Konzert, diraient les musiciens allemands) s’inscrit dans le prolongement de chacun des cinq psaumes. Cette pièce concertante avait-elle vocation à se substituer à une antienne ? Mais alors, en vertu de quelle autorité Monteverdi se serait-il autorisé à supprimer de son office une pièce maîtresse de la liturgie, a fortiori dans un ouvrage destiné à obtenir les faveurs d’un pape connu pour son conservatisme en matière liturgique ? Car les antiennes, explique-t-on dans la version numérique de l’Antiphonale Synopticum, « sont une clé pour comprendre les psaumes… (A ce titre, elles) sont une source importante de théologie et de spiritualité ».

Par ailleurs, le compositeur ajoute, dans le titre complet du recueil, que ces pièces peuvent être interprétées indifféremment dans la chapelle ou dans les « appartements » des Princes. Nous comprenons donc que, dans l’esprit de son auteur, ces concertos pouvaient être extraits de la partition pour résonner de façon isolée lors de différentes cérémonies liturgiques ou manifestations de la vie curiale. Comme la plupart des interprètes d’aujourd’hui, Philippe Herreweghe a opté pour une formule de compromis : il coiffe chaque psaume d’une antienne et le couronne par un concerto.

Ensuite, un examen des textes mis en musique indique qu’ils ne s’inscrivent pas tous dans le cadre strict d’une célébration la Vierge. Certes, les psaumes appartenant au cursus marial officiel (Commune in Festis Beatae Mariae Virginis) sont tous présents : Dixit Dominus (Psaume 110/109 : Le Seigneur a dit), Laudate pueri Dominum (Psaume 113/112 : Louez le Seigneur, serviteurs), Laetatus sum (Psaume 122/121 : Je suis dans la joie), Nisi Dominus (Psaume 127/126 : Si l’Eternel) et Lauda Jerusalem (Psaume 147/146 : Alleluia, Jérusalem, loue le Seigneur). Comme d’ailleurs l’hymne (Ave maris stella/ Salut, étoile de la mer) et, bien entendu, l’incontournable Magnificat. En revanche, le Salve Regina manque et les concerti ne se rattachent à aucune fête mariale précise. Plus encore. Le motet Duo Seraphim est davantage lié au culte de sainte Barbe, patronne de l’église palatine de Mantoue, martyrisée pour avoir refusé d’abjurer sa foi en la Trinité. Quant à la Sonata sopra Sancta Maria, elle est aisément transposable à la célébration de la fête de toute autre sainte. En somme, plus qu’un office marial « clé en main », Monteverdi livrerait un recueil de diverses pièces dont seule la succession est dictée par la structure d’un office vespéral. Pour les maîtres de chapelle de l’époque, il n’appellerait donc pas une interprétation d’un seul tenant mais constituerait, en quelque sorte, un catalogue de pièces dans lequel il puiserait lorsqu’il ne compose pas lui-même.

Pour finir, observons que nos références actuelles pourraient susciter une autre source d’étonnement. Que d’ampleur et d’ingéniosité mobilisées au service d’une célébration relevant, pour beaucoup aujourd’hui, de la catégorie des pratiques oubliées ! Mais nous commettrions un péché d’anachronisme en négligeant l’importance des vêpres pour les contemporains de Monteverdi. Car, lorsque le concile de Trente (1545-1563) sanctifie le dimanche et impose le repos dominical pour que le fidèle consacre totalement son « esprit au service de Dieu » (catéchisme de Trente), l’Eglise s’empresse de mettre les paroissiens à l’abri de l’oisiveté et de l’ennui. Aussi leur fixe-t-elle, pour les dimanches et jours de fête, un certain nombre d’obligations articulées autour de deux temps forts: entendre la messe et le sermon ; assister aux vêpres souvent précédées ou suivies de séances de catéchisme (et même de réunions publiques). Obligations fortement ancrées dans les esprits si l’on en croit « l’action admirable » rapportée par le Père Capucin Laurent de Paris (1563-1631) : « Un quidam, surpris un jour d’un sommeil accablant, omit et négligea de réciter ses vêpres en son propre temps, de quoi s’apercevant par après, il se tourna contre soi avec si grande indignation ou dédain de soi-même qu’il se jugeait digne d’être puni, mené à la honte publique par toute la contrée et province » (Le palais de l’amour divin, 1614).

L’entrée dans les Vespro se fait par la porte du théâtre. Plus exactement, du théâtre du pouvoir. En réponse à la formule grégorienne d’ouverture de l’office chantée a capella par un ténor soliste (Deus in adjutorium meum intende/ O Dieu, hâte-toi de me délivrer), le chœur déclame le rituel Domine ad adjuvandum me festina (Seigneur, hâte-toi de me secourir) suivi de la doxologie (formule de louange trinitaire finale). Une supplique brandie sur le mode d’une polyphonie fastueuse portée par une parodie de la toccata d’ouverture de l’Orfeo, « devenue en quelque sorte la fanfare officielle des Gonzague » (Roger Tellart). Le texte est scandé par le tutti homophone sur une seule note tandis qu’une ritournelle instrumentale sonne la fin de chaque verset. Le chœur est emporté par un puissant courant sonore gonflé par des trompettes exubérantes et des trombones aux sonorités charpentées. Cette explosion d’énergie grisante s’achève sur un Alleluia rayonnant avant de s’incliner dans une révérence.

Ici, Philippe Herreweghe a choisi cinq antiennes extraites du Cantique des Cantiques. L’Antiphonale Synopticum nous apprend qu’elles sont toutes affectées à la célébration de l’une des nombreuses fêtes de la Vierge inscrites au calendrier liturgique. Dans un fort bel unisson, la schola gregoriana (chœur exécutant le chant grégorien) énonce chacune de ces antiennes dans un langage clair, s’écoulant avec constance et fluidité. Elles constituent une paisible transition entre chacun des couples que forment le Psaume et le concerto qui l’accompagne.

Le premier d’entre eux associe un Dixit Dominus polyphonique à un Nigra sum (Cantique des Cantiques 1,4 : Je suis noire) monodique. Le Psaume est le fruit d’un subtil dosage de faux bourdon (plain-chant à plusieurs voix) et d’audace innovatrice. Par exemple, de la tradition du plain-chant, l’écriture musicale conserve le principe de l’alternatim. A plusieurs reprises, l’un ou l’autre soliste énonce un verset, repris ensuite par les autres chanteurs dans une formule en contrepoint. De même, une séquence grégorienne constitue souvent le fondement mélodique d’un développement plus expansif, parfois prolongé par une ritournelle instrumentale. Parmi les nombreux exemples possibles, citons le donec ponam inimicos tuos (jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis). La psalmodie grégorienne en faux-bourdon guide les trois premiers mots tandis que tuos est emporté par une séquence en imitation au tempo vif. Enfin, par le procédé de la vocalise, Monteverdi guide consciencieusement la lecture du texte. De façon presque systématique, le dernier mot du verset est livré aux mélismes, soulignant majoritairement le mot tuos (à toi) dans toutes ses déclinaisons. Une manière d’interpeler l’auditeur, de l’associer aux interprètes ? Pour clore ce premier Psaume, le compositeur fait porter la doxologie par une ligne mélodique grégorienne scandée à la manière de l’ouverture à partir d’un sicut erat principium (comme il était au commencement) triomphant.

Si le Psaume est entonné a capella par le ténor, ce concerto Nigra sum (Je suis noire) lui est entièrement dédié. Son caractère paisible contraste avec le final resplendissant du Psaume. La rhétorique de Reinoud Van Mechelen est confondante dans l’art de la nuance. A chaque mot sa densité ; à chaque groupe nominal, son tempo ; à chaque verset, son intensité. Il cisèle le moindre détail de ce madrigal spirituel avec précision et propage l’émotion qu’y a enfermée Monteverdi. Avec lui, nous vivons le paisible réveil d’un nouveau printemps dans la vie d’une maîtresse royale noire sed formosa (mais belle). Cette délicieuse aria est construite en forme d’arche, un dynamique Surge, amica mea (Lève-toi, mon amie) affleurant dans un climat de douce quiétude. Commencée dans un murmure, elle s’achève dans un souffle. Sensuel et envoûtant.

Dans le couple suivant, Monteverdi s’affirme comme un audacieux expérimentateur. Particulièrement dans le Psaume Laudate pueri Dominum. Il y accumule les difficultés techniques comme autant de défis lui permettant de faire la démonstration de sa capacité à les résoudre : double chœur à huit parties, rythmique élastique, écriture protéiforme. Aux entrées en imitation sur des notes pointées pulsant des allures dansantes, succèdent des chapelets de vocalises dans les aigus, notamment pour signifier la joie du croyant, particulièrement dans le sit nomen Domini benedictum (béni soit le nom du Seigneur). Soudain, l’âme du Psaume se dévoile dans un cantus firmus (chant en valeurs longues) qui passe de voix en voix et de chœur en chœur. D’abord dévolu au traditionnel ténor, il glisse vers les voix du dessus dans la partie centrale avant de passer le relais à l’alto. Cette mélodie extraite des antiphonaires apparaît comme une banderole sévère à laquelle s’accrochent de petites pastilles de nuove musiche aux couleurs vives. La doxologie synthétise ce mélange de l’ancien et du moderne pour s’achever sur un Amen jubilatoire.

Une fois encore, le concerto célèbre la beauté troublante d’une femme. Deux soprani magnifient un Pulchra es, amica mea (Cantique des Cantiques, 6,3 : Tu es belle, mon amie) emblématique des talents expressifs du compositeur. Par le rythme, la mélodie et l’harmonie, celui-ci décrit quatre phases d’une scène de séduction : à la mélancolie de l’attente chantée en soliste succède la fébrilité amoureuse suscitée par la rencontre des deux voix avant d’exprimer un trouble passager devant la beauté qui se résout dans un tendre unisson. Les voix de Dorothee Mields et de Barbora Kabatkova s’interpellent et s’étreignent avec une précision et une justesse admirables. Leurs timbres se placent avec naturel au diapason des sentiments qu’ils exhalent.

Le contraste le plus marqué entre les styles anciens et modernes se manifeste dans la troisième paire. Si le grégorien constitue la matière principale avec laquelle Monteverdi façonne son Psaume Laetatus sum, c’est la nuove musiche qui imprègne le concerto. Pourtant, même lorsqu’il puise dans la tradition, il y introduit une part d’innovation. Ainsi, les parties d’inspiration grégorienne sont accompagnées par un ostinato débordant de vitalité quand les passages en style plus moderne sont portés par un continuo plus sage. De même, il découpe le texte en quatre strophes couronnées par la doxologie. Trois styles d’écriture emportent les quatre versets de chaque strophe : une dominante grégorienne en ouverture, une écriture ornée en contraste, une construction savante pour l’apothéose. Si elles sont toutes issues du même patron, aucune ne se ressemble pourtant. Le compositeur affecte à chacune sa caractéristique : ici l’introduction d’un cantus firmus contemplatif à la voix du dessus ; là, une explosion de vocalises particulièrement accentuées pour souligner un mot. En somme une démonstration de la formidable inventivité du compositeur qui se cristallise dans une doxologie dont l’éclat rivalise sans difficulté avec les compositions des grands maîtres vénitiens.

C’est à un trio qu’il revient de célébrer la Trinité dans un spectaculaire Duo Seraphim (Isaïe, 6,3 ; Jean, 5,7 : Deux Séraphins). Ici, le musicien de scène a l’audace de transposer dans la musique d’église des sonorités qu’il avait fait résonner sur les planches. Ainsi, les Sanctus de notre concerto font écho à l’Orfeo son io (C’est moi Orphée) de son Orfeo (Acte III). L’un et l’autre voient s’épanouir la technique du quilisma, ce staccato guttural dans lequel une même note vibre longuement, à la manière orientale. Cependant, outre ce défi à la virtuosité des chanteurs, cette pièce respire un parfum de mysticisme. La musique ne s’enferme pas dans une lecture littérale du texte. Alors que les Séraphins clamabant alter ad alterum (proclamaient l’un à l’autre), le trio adopte une posture introspective, image inversée de l’agitation céleste. De bout en bout, les lignes mélodiques sont tracées en valeurs longues. A peine quelques vocalises savantes aux fragrances orientales pour illustrer le mouvement de l’âme qui tressaille à la vue du monde céleste célébrant les trois personnes de la Trinité. Un voyage mystique au plus profond de la foi.

Le binôme suivant est taillé pour les grands espaces. Particulièrement le Psaume Nisi Dominus composé pour un double chœur à dix voix. Luxuriante sur le plan choral, l’exorde est ponctué par les lourds accords frappés par le continuo et les vents. Puis, à la manière d’un alternatim, chaque chœur énonce un verset, le second le rejoignant pour en souligner le dernier mot, en l’amplifiant. Ce même verset est ensuite repris, selon les mêmes modalités, par le second chœur. Si le continuo bat imperturbablement le rythme, les parties vocales voltigent dans d’ardents mouvements de danse. Après un Gloria patri homophone et révérencieux, le sicut erat in principio réemploie le matériau musical de l’exorde pour un final empreint de la tonalité fastueuse de l’ensemble. Avant un Amen préparant au recueillement.

La construction du concerto qui lui est associé suggère une forme embryonnaire d’oratorio portée par une dynamique en trois temps : un récitatif s’interroge sur la personne de Marie, un double chœur appelle à se confier à elle et un chœur homophone la bénit respectueusement. Comme le Duo Seraphim, le Audi coelum (Ecoute, ciel) adopte d’abord une posture introspective. Il s’ouvre sur un récitatif ondulant duquel se détachent les vocalises célestes des voix du dessus. Il emprunte également à la musique de théâtre la technique de l’écho. Celle qu’il avait expérimentée dans son Orfeo (Questi i campi di Traci/ Voici les champs de Thrace). Un écho faisait alors rayonner le dernier mot de chacune des strophes du long récitatif ouvrant l’acte V. Procédé apprécié, à l’époque, pour ses jeux sur les mots et l’impression d’illusion qu’il procure. S’il en reprend ici le principe, il en modifie le sens. Ainsi, loin de répéter, l’écho répond, concluant chaque strophe du récitatif. Comme dans un dialogue de la terre avec le ciel. A l’appel Audi, caelum, verba mea (Ecoute, ciel, écoute mes paroles) l’écho répond Audio (J’écoute). Un peu plus loin, lorsque le soliste demande si Marie est bien celle qu’Ezéchiel annonçait en évoquant porta Orientalis (la porte de l’Orient), l’écho confirme par un Talis (c’est ainsi). Le travail d’introspection s’achève sur un lumineux omnes (tous). Le tempo s’anime soudain. Deux chœurs se font face, s’interpellant pour partager leur foi en l’intercession de la Vierge. L’écriture musicale projette ici l’image d’une foule qui s’assemble pour la vénérer. Avant le chœur final qui décrit une communauté réunie dans une même ferveur mariale.

C’est un couple dissemblable qui clôt le cycle des Psaumes. Autant le Lauda Jerusalem, Dominum est dense, autant la Sonata sopra Sancta Maria est ample. Quand l’un privilégie les voix, la seconde offre un espace dans lequel s’épanouissent les instruments. Le Psaume déploie des couleurs vénitiennes, tant il suggère l’atmosphère des sacrae symphoniae des Gabrieli. Les premières mesures s’ouvrent sur un dialogue des ténors avec le chœur. Les uns déclament un texte que les autres amplifient, installant un concert d’allégresse. La suite forme un bloc plus homogène. Les lignes mélodiques s’écoulent dans une parfaite fluidité, jusqu’à la doxologie. Celle-ci, au contraire, favorise les nuances de caractère : révérencieux pour saluer les trois personnes de la Trinité, impérieux pour rappeler le caractère intemporel de la salutation et jubilatoire dans l’Amen conclusif.

Le texte de la sonata sopra (sur) Sancta Maria ora pro nobis est minimaliste, se limitant à l’invocation litanique inscrite dans le titre. Les soprani à l’unisson l’énonceront onze fois, l’incrustant dans un déploiement instrumental dans lequel fourmillent les passages virtuoses. Les instruments rivalisent d’adresse : ici les violons, plus loin les cornets. Quand le tempo s’essouffle, il est aussitôt relancé. Autant le Psaume formait un ensemble sage et homogène, autant la sonate vibrionne. Un splendide bouquet aux couleurs chatoyantes.

Voici venu le temps de l’hymne marial. L’Ave maris stella (Salut, étoile de la mer) retrouve une dévotion marquée par la simplicité. Les sept versets qui le composent sont agrémentés de quatre ritournelles instrumentales. A tour de rôle, les vents puis les cordes transcendent la ligne mélodique grégorienne sur laquelle s’appuie le chant des versets, l’ornant au passage de quelques trilles luminescents. D’une strophe à l’autre, une même ligne mélodique est répétée. Seules les combinaisons vocales varient. Ainsi, la première et la septième sont chantées sur un mode homophone par les deux chœurs réunis. Les suivantes sont affectées alternativement à chacun des chœurs, puis aux soprani de ces chœurs avant que le ténor ne ferme la marche avant le verset final. Ce chant répétitif mais aux couleurs changeantes plonge l’esprit dans une ambiance douce et paisible, favorable à la prière et la méditation.

Suivant l’ordre liturgique, le Magnificat annonce la fin de l’office vespéral. Philippe Herreweghe a opté pour la version la plus étincelante per 6 voci soli, coro a 7 e orchestra (pour six solistes, chœur à 7 voix et orchestre). Celle dont « il est à peu près certain, entre autres influences, que Schütz s’en est inspiré pour son Magnificat latin de 1617 » (Roger Tellart).

Monteverdi transforme le texte en une fresque murale dont il détaille ensuite chacune des scènes. Dans un souci de réalisme, il confie aux soprani l’intonation liturgique. Comme si la Vierge elle-même entonnait son propre cantique, seul le terme Magnificat étant amplifié par le tutti.

Le verset suivant est confié à un trio, une manière de traduire en termes trinitaires le mot spiritus, cet esprit qui exulte. Entrées en imitation et longs mélismes frétillants expriment l’allégresse tandis que le chœur énonce le même texte, mais dans un cantus firmus onctueux. Magnifique superposition des styles anciens et modernes pour signifier l’espérance que soulève la rencontre de l’humain et du divin.

Une suite d’images défile ensuite. D’abord, une sinfonia instrumentale diffuse de façon vive et éclatante la nouvelle de l’Annonciation. En contraste, un paisible cantus firmus aux allures pastorales embellies par les flûtes évoque les humbles origines de la Vierge quand le tutti final la déclare bienheureuse pour omnes generationes (tous les âges).

La forme d’écriture en surimpression sera adoptée pour une majorité de versets. Mais avec quelques variantes. Si le cantus firmus en constitue toujours le socle, les parties polyphoniques peuvent être confiées à des voix (Quia fecit mihi magna/ Le Puissant fit pour moi des merveilles) ou à des instruments, qu’il s’agisse des violons (Fecit potentiam/ déployant la force) ou des vents (Deposuit potentes/ il renverse les puissants) suivis par les violons (et exaltavit humiles/ il élève les humbles).

L’inventivité du compositeur lui inspire d’autres expérimentations. Comme cet Esurientes implevit bonis (il comble de biens les affamés) construit sur le principe d’un face-à-face. D’une part, les instruments entraînés par les cornets ; de l’autre, le pupitre des voix du dessus chantant a capella. Mais aussi ce Gloria orientalisant dans lequel il introduit un jeu d’écho.

Le final grandiose mêle, une fois encore, les styles d’écriture. A un Gloria sur fond de cantus firmus succède un Sicut erat in principio dans lequel un double chœur s’embrase dans un majestueux crescendo, jusqu’à un Amen palpitant aux accents vénitiens.

Mais il n’est de vêpres sans salut final. Philippe Herreweghe puise donc son Benedicamus Domine (Rendons grâce au Seigneur) dans les antiphonaires. Une manière de poser le point final à des vêpres qui n’en sont pas vraiment ou d’inviter à la méditation sur une œuvre qui n’a sans doute pas encore dit son dernier mot ? Comme lui, d’éminents explorateurs du baroque musical ont tenté d’en percer les mystères. Ni l’agilité de William Christie (Erato, 1998), ni la ferveur de Rinaldo Alessandrini (Naïve, 2004), ni même l’interprétation épurée de Sigiswald Kuijken (Challenge Classics, 2008) ne peuvent prétendre constituer l’immuable référence. Du moins ont-ils tous donné une vie à ces pages à la fois opulentes et sensuelles.

Monteverdi était à la recherche d’une nouvelle esthétique. Dans la déclaration d’intention ouvrant son Cinquième livre de madrigaux à cinq voix, il affirmait qu’une autre manière d’écrire la musique restait à explorer. « Cet autre point de vue est justifié par la satisfaction qu’il procure au sens de l’ouïe comme à la raison », écrit-il. En trois étapes, il appliquera ce manifeste audacieux à trois genres musicaux : les madrigaux (1605), la musique de théâtre (1607) et la musique religieuse (1610).

Dans ce double CD façon coffret, Philippe Herreweghe livre sa vision de la pratique de cette esthétique. Le livret qui l’accompagne propose un utile point d’étape des recherches musicologiques qui n’ont jamais cessé. Celui-ci suscite trois regrets, cependant. D’abord, le silence du chef qui aurait tant à nous apprendre sur ses choix en matière d’instrumentation et sur l’origine des antiennes. Ensuite, sur le style un peu lourd de la traduction française et ses quelques approximations (comme par exemple, dans la première colonne de la page 21, l’emploi du terme « leçon » pour celui de « lecture », correctement traduit par « Lesung » dans la traduction allemande). Enfin, l’espace laissé « vide » sur le second CD (38 minutes d’enregistrement seulement) alors que nous aurions découvert avec le plus grand intérêt la messe In illo tempore qui accompagne les Vêpres dans la partition d’origine.

Dans une musique successivement fougueuse et sensible mais toujours fervente, recueillie dans le cantus firmus et virtuose dans certains passages solistes, Philippe Herreweghe manie les sons en maître de la nuance. Au-delà de la technique, il nous permet d’établir une connexion émotionnelle avec un compositeur et les sonorités de son temps. Il y parvient avec la complicité d’artistes dominant leur art et communiant manifestement avec l’esprit qui habite la partition. Pour les voix, l’extrême attention à l’intelligibilité des mots est rarement prise à défaut. De même, les phrasés les plus exigeants sont généralement d’un parfaite fluidité. Et que dire de ce savoir-faire collectif qui donne de si belles couleurs aux chœurs ? Les instruments, enfin, trouvent naturellement leur juste place. Ici, en soutien des voix ; là en partenaire à parts égales. Un permanent exercice d’équilibre, sans fausse note.

Enfin, la conjonction des voix et des instruments ne produit pas seulement des sons. Elle transporte l’auditeur attentif dans les sphères de la spiritualité. Dynamisé par les épisodes exubérants et bercé par les mélodies grégoriennes éthérées, l’esprit s’abandonne naturellement à la méditation. Un baume salutaire pour temps agités.



Publié le 27 oct. 2018 par Michel Boesch