A la Française - Ensemble Masques

A la Française - Ensemble Masques © WDR / Thomas Kost
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Le rayonnement de Lully et de la musique française dans l’Europe baroque

A travers le programme de ce concert, l’Ensemble Masques met en évidence l’importance des influences musicales croisées entre Italie, France et Allemagne au cours des XVIIème et XVIIIème siècles. Dès le début du XVIIème siècle, les chansons polyphoniques françaises inspirent des compositeurs italiens, tels Giovanni Maria Trabacci (1575-1647), maître de chapelle à la cour du vice-roi de Naples (royaume alors sous occupation espagnole). En témoigne sa Canzona francesa cromatica, pièce instrumentale pour quatre voix, dans laquelle les quatre instrumentistes de Masques (les deux violons, l’alto et le violiste) manifestent un parfait ajustement au cours des échanges les plus complexes.

Quasi contemporain de Trabacci, le compositeur et violoniste Salomone Rossi (1570-1630) officiait à Mantoue, à la cour de la famille Gonzague. A la tête des cordes de la cour, il se retrouve en compétition avec le maître de chapelle Claudio Monteverdi pour produire les musiques les plus brillantes. Il peut s’appuyer sur la légèreté et la virtuosité offerte par le violon, nouvel instrument développé à partir des années 1600 par les luthiers de Crémone. Sa Sonata quarta sopra l’aria di Ruggiero, contenue dans un recueil publié à Venise en 1623, est inspirée d’un air populaire relatif à Ruggiero (le Roger du Roland furieux de L’Arioste, ouvrage alors fort populaire). Elle ouvre le chemin au développement ultérieur des sonates en trio. Les deux violonistes Sophie Gent et Tuomo Suni en donnent une lecture particulièrement expressive, qui entretient avec bonheur la ligne mélodique, tandis que le clavecin et le violoncelle tissent une basse continue dense et moelleuse. Un moment haut en couleurs, qui ouvre le programme du concert avec un incontestable brio.

Formé par Michel Lambert à la musique du ballet de cour français puis créateur de la tragédie lyrique, le florentin Jean-Baptiste Lully (1632-1687) était un jeune virtuose du violon. Il a naturellement exploité les apports de cet instrument pour la danse. Pour représenter sa production, l’Ensemble Masques a choisi six pièces orchestrales écrites pour le Xerxès de 1660 (version remaniée par Cavalli de son Serse de Venise pour le représenter à Paris – voir également notre compte-rendu). L’ouverture présente déjà la structure qu’il adoptera pour celles de ses propres opéras : un majestueux premier mouvement au rythme pointé, un second mouvement fugué et une reprise du premier mouvement. Structure qui sera reprise par des compositeurs dans l’Europe entière, au moins jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, et restera connue sous le nom d’« ouverture à la française ». Dans la série d’entrées, on mesure le caractère essentiel pour la danse d’un rythme clairement dessiné, avec des éléments réguliers. De ce point de vue l’interprétation de l’Ensemble Masques est pleinement convaincante ; à suivre ses contrastes soigneusement marqués on imagine sans peine les figures de danse ou de pantomimes (comme dans ce Deuxième air pour les postures de Scaramouche) qu’elles accompagnent.

Sous Louis XIV, les arts sont clairement au service de l’image royale, et Lully par sa musique contribue à mettre en scène le pouvoir royal. La conjonction de la nouveauté musicale et de l’image politique séduit rapidement et durablement les cours princières d’Europe, notamment en Allemagne. Là où l’on ne peut envisager, financièrement et techniquement, de représenter les opéras du Surintendant, aux orchestres pléthoriques et aux coûteuses « machines », de simples extraits musicaux feront l’affaire. D’autant que dès 1682, un éditeur d’Amsterdam, Jean Philip Heuser, avait édité des ouvertures de ces opéras, accompagnées de quelques morceaux choisis : la suite d’ouvertures (ou suite d’entrées) était née.

Ce modèle sera repris notamment par Georg Muffat (1653-1704), compositeur né en Savoie, formé à Paris et en Alsace (qui venait alors d’être annexée par la France), avant de rejoindre différentes cours allemandes où il fait carrière comme organiste et maître de chapelle. Il y propage l’élégance et le brio de la musique française développée par Lully. La Suite d’ouvertures n°1 en ré majeur, Eusebia, a été composée à Augsbourg. A travers l’ouverture et les différentes danses, elle mêle habilement des rythmes assez marqués avec un sentiment global de légèreté ; notons dans ce morceau l’expressivité de la basse continue de l’Ensemble Masques (en particulier du violoncelle de Mélisande Corriveau et de la viole de gambe de Robert Smith).

La première partie du concert s’achève sur les suites des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) qui apporte, près d’un demi-siècle après la mort de Lully, un nouvel élan à l’opéra français. Contrairement à la classique tragédie lyrique, bâtie sur le développement d’une intrigue unique, le ballet-héroïque juxtapose plusieurs intrigues autonomes auxquelles seul le prologue offre un semblant de lien. Il constitue la transposition dans l’opéra de la structure du ballet, découpé en différentes entrées. Par ailleurs, la musique des ballets est désormais liée intimement à l’action, dont elle constitue un élément indispensable au même titre que les chœurs. Malgré un effectif très éloigné de celui de l’opulent orchestre ramiste, l’Ensemble Masques nous restitue avec panache la brillante ouverture, dont la partie fuguée est d’une légèreté aérienne. Dans les airs qui suivent, les hautbois de Jasu Moisio et Lidewel de Sterck allient les rythmes structurés à l’habileté d’exécution pour recréer cette atmosphère de raffinement délicat, caractéristique du courant rocaille. A la fin du célébrissime Air pour les Sauvages, le public manifeste son enthousiasme par de chaleureux applaudissements.

La seconde partie du concert est consacrée aux influences françaises dans l’inspiration de deux grands compositeurs allemands. « Je suis un grand partisan de la musique française » proclamait en 1718 Georg Philip Telemann (1681-1767). On sait aussi que ce compositeur maîtrisait parfaitement la langue de Molière, qu’il utilisait sans hésiter pour écrire des livrets (voir notre chronique) ou pour correspondre avec son compatriote Haendel ! La suite d’ouvertures La Bourse a été composée vers 1720, alors que Telemann était en poste à Francfort. Les différents morceaux décrivent des types de caractères ou de situations observés à la bourse de la ville. Parmi eux, L’espérance de Mississipi constitue une allusion très directe à l’actualité financière : la faillite de la Compagnie du Mississipi (territoire alors français, où l’on avait trouvé de l’or) avait provoqué un krach retentissant à Paris. Comme Rameau, Telemann met superbement les cordes en avant. Les deux hautboïstes (et tout particulièrement Jasu Moisio) s’acquittent avec une remarquable dextérité des passages virtuoses contenus dans cette suite.

Les Ouverturensuites n°3 en ré majeur, BWV 1068, de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) constituent le dernier morceau du programme. L’on sait combien Bach, au service de princes allemands avant d’obtenir son poste de Kantor à Leipzig, a dû se familiariser avec le style français pour satisfaire ses commanditaires. A la différence de la précédente, cette suite ne mobilise que des cordes (ici les deux violons, l’alto, le violoncelle, la contrebasse et le clavecin). Mais qu’elles sont éloquentes, sous la plume du Kantor !

Rappelé par de bruyants applaudissements, l’Ensemble donne en bis une reprise d’une des suites de Telemann, qui permet d’apprécier à nouveau la flamboyance virtuose des hautbois de la formation.



Publié le 16 nov. 2023 par Bruno Maury