Alessandro Severo - Haendel

Alessandro Severo - Haendel © Thomas Ziegler
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Un rare pasticcio de Haendel au théâtre de Bad-Lauchstädt

Alessandro Severo occupe une place un peu à part dans la production lyrique du Caro Sassone, puisqu’il constitue l’un des trois auto-pasticcios du compositeur (les deux autres étant Oreste, HWV A11, 1734, et Giove in Argo, HWV A14, 1739). Rappelons qu’à l’époque baroque, il n’était pas rare de reprendre (au moins partiellement) les airs et les récitatifs d’un autre ou de plusieurs autres compositeurs, afin de produire plus rapidement un « nouvel » opéra. Haendel a ainsi produit quatorze pasticcios, notamment à partir d’airs des compositeurs napolitains Leonardo Leo (1694 -1744), Leonardo Vinci (c. 1690 - 1730), du vénitien Antonio Vivaldi (1678 - 1741), de l’allemand formé à l’école italienne Johann Adolf Hasse (1669 - 1783) et de Geminiano Giacomelli (1692 - 1740), notamment Catone (1732) ou Didone (1737, d’après Didone abbandonata de Vinci, 1726). Ses auto-pasticcios sont en revanche en nombre plus réduit (trois). Par ailleurs, les emprunts d’Alessandro Severo se concentrent sur les airs de trois opéras récents du compositeur : Arminio, Giustino et Berenice, tous datés de l’année 1737. Plus précisément, ces emprunts portent essentiellement sur la musique, puisque les paroles de la plupart des airs ont été modifiées. Par ailleurs, Haendel a entièrement composé de nouveaux récitatifs, ainsi qu’une nouvelle ouverture. Pour un compositeur qui a par ailleurs régulièrement réutilisé des musiques antérieures dans ses nouvelles compositions, cet auto-pasticcio présente donc plutôt une différence de degré que de nature avec ses autres opéras serias, à savoir le recours exclusif à des airs « recyclés » pour une nouvelle composition.

Le choix de cet ouvrage, très rarement donné (et encore plus rarement en version scénique) s’inscrit dans l’orientation choisie par le Festival Haendel de Halle 2023, qui se focalise sur les derniers ouvrages serias du compositeur. Alessandro Severo (à ne pas confondre avec Alessandro, HWV 21, créé en 1726), s’inscrit entre les créations de Faramondo (le 3 janvier 1738) et de Serse (le 15 avril 1738), au King’s Theatre Haymarket de Londres. Plus précisément, il a été créé le 25 février 1738. La distribution s’appuyait sur les chanteurs avec lesquels Haendel travaillait à l’époque, notamment : le castrat Caffarelli (Alessandro Severo), la soprano Elisabeth Duparc (dite La Francesina) dans le rôle de Sallustia, la basse Antonio Montagnana dans le rôle de Marziano. Malgré cette distribution de haut vol, Alessandro Severo fut un échec, retiré de l’affiche au bout de quelques représentations seulement.

Le livret de l’écrivain vénitien Apostolo Zeno (1668 – 1750) avait déjà donné lieu à plusieurs ouvrages lyriques, dont un du compositeur vénitien Antonio Lotti (1667 – 1740), créé pour le carnaval de 1717. Il est inspiré de l’histoire de l’empereur Alexandre Sévère (né en 208 en Syrie romaine). Son père fut assassiné en 218 sur ordre de l’empereur Macrin. Alexandre Sévère est un petit neveu de Septime Sévère, choisit en 221 comme César par son cousin (également originaire de Syrie) et prédécesseur, Héliogabale. Lorsque Héliogabale tente de revenir sur sa décision, Julia Maesa, belle-sœur de Septime Sévère et grand-mère d’Alexandre Sévère, provoque une révolte des prétoriens contre Héliogabale, au cour de laquelle celui-ci est tué. Alexandre Sévère règne à partir de l’âge de 14 ans et jusqu’à ses 27 ans. Il déteste les combats et la violence ; son règne est très influencé par sa mère, Julia Mamaea. Celle-ci, jalouse de son pouvoir sur son fils, fait exiler sa femme Orbiane, fille de son cousin. L’empereur fut assassiné avec sa mère par l’armée en 235, alors qu’il était en campagne contre les Germains. Cet assassinat ouvre la longue période de l’Anarchie militaire, succession de 30 « empereurs » et usurpateurs, issus des rangs militaires, qui ne s’achèvera qu’à l’avènement de Dioclétien (en 284), une cinquantaine d’années plus tard. Le livret se concentre sur cet épisode de la répudiation et de l’exil de l’épouse d’Alexandre Sévère, auquel il accorde, contrairement à l’événement historique, une issue heureuse. L’auteur de l’adaptation du livret de Zeno est inconnu ; il s’agit peut-être de Haendel lui-même.

Les représentations se tiennent dans un théâtre de Bad-Lauchstädt désormais entièrement restauré. Rappelons que ce petit théâtre fut construit en 1802 sur les instructions du poète Johannes Wolfgang von Goethe (1749 - 1832), alors qu’il était à la tête de la compagnie de théâtre de Weimar (ville distante d’une vingtaine de kilomètres). L’intérieur est traité dans des tons doux de beige et de gris, contrairement aux couleurs contrastées (rouge et or) qui prévalent dans les théâtres à l’italienne. Afin de respecter le caractère historique du lieu, les éclairages imitent ceux des torches et bougies utilisées au début du XIXème siècle. Les mises en scène des opéras s’inspirent généralement des décors baroques et utilisent une gestuelle inspirée de celle de l’époque baroque.


Le théâtre de Bad-Lauchstädt © Thomas Ziegler

La mise en scène conçue par Monika Hlinĕnská s’inscrit pleinement dans cet esprit de « reconstitution » baroque. Les décors latéraux de colonnades en perspective (Linda Holubová) suggèrent le palais impérial ; quelques meubles (dont un grand divan de velours rouge) sont placés sur le proscenium (avant-scène : rappelons qu’à l’époque baroque les chanteurs ne s’aventuraient jamais dans le décor en perspective et chantaient depuis l’avant-scène). Les costumes de Monika Kuželová sont eux aussi empruntés à l’époque baroque, tandis que les lumières (pilotées par Jan Komárek) créent une atmosphère chaude et douce, agréable à l’œil. La gestuelle qui accompagne le chant, plus ou moins développée selon les interprètes, contribue également à inscrire pleinement cette représentation dans la tradition baroque. S’y ajoute une touche d’humour : dans les affrontements de l’acte III, les armes sont remplacées par… des plumes !

Le couple impérial est assuré par des chanteurs de premier plan. Epouse victime des intrigues de sa belle-mère, la soprano Hana Blažiková (Salustia) nous régale de ses éclats cristallins et de ses ornements nacrés. L’air qui clôt l’acte I, après sa répudiation, est particulièrement émouvant. De son côté le contre-ténor Raffaele Pè embrasse avec une pointe d’humour le rôle de cet empereur falot, qui craint de perdre son épouse mais se refuse à désobéir à sa mère... De son timbre aux couleurs très naturelles (que nous avions apprécié dans son enregistrement consacré à Giulio Cesare – voir notre chronique) il fait preuve d’un bel abattage dans l’air de bravoure de l’acte II. Surtout, à l’acte III, son Coll’ali di costanza (repris d’Ariodante) constitue un impressionnant numéro scénique et vocal, dans lequel le chanteur multiplie les ornements sur une gestuelle appuyée avec ironie, véritable pasticcio dans le pasticcio ! Un numéro musical comique, particulièrement apprécié du public, salué par un tonnerre d’applaudissements.

Si les autres interprètes sont moins connus, ils s’acquittent de leur rôle avec les honneurs. La mezzo Sylva Čmugrová incarne Giulia, l’impératrice douairière. Si elle nous a semblé manquer un peu de fluidité à l’acte I, sa présence scénique est incontestable (en particulier au début de l’acte II, où elle savoure sa victoire, après avoir dépossédé Salustia de sa couronne) et son arioso de l’acte III est tout à fait convaincant.

Dans le rôle du chevalier Claudio, la soprano Helena Kalambová semble manquer un peu d’assurance au début de son premier air, mais elle s’affirme rapidement et nous gratifie alors de jolis ornements perlés. Le phrasé est précis, les aigus tranchants. Elle forme un épatant couple secondaire de l’intrigue avec la soprano Teresa Zimková (Albina), aux intonations faussement viriles (elle est déguisée en homme), maniant avec conviction l’ingénuité dans l’air Sventurata navicella (acte III), très applaudi. Le rôle de Marziano, père de Salustia, revient à la basse Jaromir Nosek, qui se lance immédiatement après le chœur introductif dans un valeureux Vo, combatto per la gloria, conclu dans une cascade de graves. Son air de bravoure de l’acte III, aux graves onctueux, recueillera aussi de généreux applaudissements.

A la tête de l’orchestre Collegium Marianum, Jana Semerádová rend justice à ce pasticcio à l’intrigue efficace et aux airs plaisants. Les couleurs sont brillantes et la riche acoustique du petit théâtre à l’ossature de bois les fait pleinement ressortir. Il reste à souhaiter que cette production puisse faire l’objet d’un enregistrement, si possible en vidéo, afin de mieux faire connaître cette œuvre quelque peu délaissée du Caro Sassone.



Publié le 11 juin 2023 par Bruno Maury