Amadigi - Haendel

Amadigi - Haendel © Anna Kolata. Rafal Tomkiewicz (Amadigi) et Franziska Krötenheerdt (Melissa)
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Amadigi à l’heure de la réalité virtuelle

Intitulé Oh la la ! Haendel/ Französische Inspirationen, sous-titré (en français dans le texte) Charme – Esprit – Galanterie – Haendel und Frankreich, le Festival International Haendel de Halle est consacré cette année aux influences françaises dans la musique de Haendel. Dans le cadre de ce Festival, l’Opéra de Halle propose une nouvelle production d’Amadigi di Gaula, répertorié HWV11. Bien que son titre évoque immanquablement l’Amadis (1684) de Lully (1632-1687) ce n’est pas le livret de Quinault qui a inspiré la partition du Caro Sassone, mais plutôt celui d’Antoine Houdar de la Motte (1672-1731) pour l’Amadis de Grèce (1699), tragédie lyrique en un prologue et cinq actes d’André Cardinal Destouches (1672-1749) pour l’Académie Royale de Musique de Paris. Créée en 1699, elle avait connu un grand succès, restant quatre mois à l’affiche. Elle a été reprise en 1711, ce qui a pu inspirer plus directement Haendel. Les deux Amadis françaises puisent leur source dans un roman de chevalerie datant du début du XVème siècle. Vers la fin du siècle, un auteur espagnol, Garcia Rodriguez de Montalvo (c. 1450-c. 1505) remanie et augmente le roman initial, établissant une version dont la première édition qui nous est parvenue date de 1508. Cette version connaîtra un grand succès en Espagne, suscitant de nombreuses traductions en italien, en français et en allemand. Elle inspirera toutes les adaptations ultérieures. En l’occurrence, Quinault s’est inspiré assez directement de Montalvo, tandis que Houdar de la Motte a puisé dans les romans plus tardifs de Feliciano da Silva (1491-1554). Il en a tiré une intrigue resserrée autour de quatre personnages : Amadis de Grèce, Niké, princesse de Thèbes, Dardanus, prince de Thrace et Mélisse l’enchanteresse.

De son côté, l’auteur du livret mis en musique par Haendel n’est pas connu avec certitude. Ont été avancés les noms de Giacomo Rossi (également auteur des paroles de Rinaldo, autre opéra « magique » du Caro Sassone, créé en 1711) et de Nicola Francesco Haym (qui adapta en 1713 le Thésée de Quinault). Il pourrait aussi s’agir d’un homme de lettres présent dans l’entourage de Haendel à cette époque. Quoiqu’il en soit, cet auteur replace Amadis en Gaule, renommant Niké en Oriana. Il en resserre l’intrigue, désormais confiée à quatre chanteurs, une des distributions les plus courtes adoptée par Haendel. Celui-ci compose la partition au début de l’année 1715, alors qu’il séjourne dans le palais de Richard Boyle, duc de Burlington, à Piccadilly. La première a lieu le 25 mai 1715 au King’s Theatre Haymarket de Londres ; elle réunit la distribution suivante : le castrat alto Nicolini dans le rôle-titre, l’alto féminin Diana Vico dans celui de Dardano, les sopranos Anastasia Robinson (Oriana) et Elisabetta Pilotti-Schiavonetti (Melissa). La mise en scène mobilisait des moyens spectaculaires : une véritable fontaine avec des jets d’eau, un mur de flammes,… L’œuvre fut donnée six fois au cours de la saison, et reprise les saisons suivantes. Autre signe de son succès, elle fut adaptée en deux ans plus tard à Hambourg par le compositeur Reinhard Keiser (1674-1739) et son librettiste Joachim Beccau. Ré-intitulée Oriana, comportant six airs en allemand et un duo, cette pièce fut donnée jusqu’en 1720.

La première reprise contemporaine de l’œuvre de Haendel s’est tenue en janvier 1920 à Osnabrück ; au Festival Haendel de Halle la première production date de 1963. Pour cette production qui ouvre la session 2024 du Festival, la mise en scène a été confiée à Louisa Proske, titulaire de la scène de l’Opéra de Halle, et qui nous avait régalé l’an passé dans la même salle par sa lecture tout à la fois malicieusement contemporaine et très proche du livret de Serse (voir notre chronique). Elle renouvelle sa démarche dans cette production d’Amadigi, où les clins d’œil aux éléments contemporains sont toutefois moins marqués. Ils reposent essentiellement dans les rangées d’armoires grises, abritant des batteries d’ordinateurs empilés en rayons, qui quadrillent la scène ; des nuages de diodes y clignotent tour à tour de couleurs vives (qui varient selon les épisodes de l’intrigue). Un petit drone qui survole la scène à plusieurs reprises suggère une surveillance omniprésente. Ces éléments suffisent à suggérer tout à la fois la froideur intrusive de ces machines et leur pouvoir de leurrer les hommes en générant des illusions quasi-parfaites. Autre concession à la modernité, les projections vidéo de Jorge Cousineau évoquent efficacement les spectaculaires effets spéciaux de la création au King’s Theatre. Comme dans son Serse, Louisa Proske mobilisent ces artefacts contemporains au service d’une lecture très fidèle du livret utilisé par Haendel. Elle en souligne d’ailleurs l’inspiration française à travers les chorégraphies imaginées par Michal Sedláček, réalisées par les danseurs de l’Opéra de Halle, qui viennent illustrer les échanges des protagonistes tout au long de la représentation. A leur intention, des intermèdes orchestraux du Caro Sassone sont en outre ajoutés à la partition, en particulier l’Entrée des Songes agréables extraite d’Alcina, qui sert d’ouverture au second acte. Rehaussant des lumières plutôt sombres et un décor où règnent les gris, les riches costumes colorés de Kaspar Glarner, d’inspiration XVIIIème, focalisent l’attention du spectateur sur les interprètes. Signalons aussi le clin d’œil complice envers le public de la scène finale : la réplique de la statue de Haendel s’invite au milieu des interprètes, avec en arrière-plan les immeubles de la Marktplatz, un panorama connu des habitants comme de tous les amateurs du Festival... C’est donc Haendel lui-même (en lieu du magicien Orgando dans le livret) qui lance magistralement depuis son piédestal le joyeux Sento la gioia, sur fond de passants qui déambulent ! Avec cette mise en scène vivante et agréable au regard, Louisa Proske apporte une nouvelle démonstration probante d’une combinaison efficace d’éléments contemporains avec d’autres évoquant l’époque de la création, au service d’une mise en valeur intelligente et cohérente du livret.

Le jeune contre-ténor polonais Rafal Tomkiewicz s’acquitte avec brio du rôle-titre. Vêtu d’un élégant manteau bleu, épée au côté, il enchaîne les airs dans le premier acte. Le O cara notte et le Notte amica qui suit régalent d’emblée nos oreilles : phrasé fluide, aigus moelleux… Il brille dans le Non sa temere, entouré des créatures inquiétantes qui suivent Melissa ; le finale enlevé est salué de généreux applaudissements. Le finale du premier acte donne lieu à un numéro scénique envoûtant, dans lequel le héros s’empare de la nappe de fils d’un terminal, tout en débitant les ornements du O rendetemi il mio bene, qui mobilise un large ambitus, sous la surveillance implacable du drone, un moment lui aussi très applaudi. Au second acte, il développe des couleurs fraîches et joyeuses dans le Sussurrate onde vezzose, aux aigus charmeurs. Dans cet acte, mentionnons aussi le duo de son affrontement avec Melissa (Crudel tu non farai), soutenu par un orchestre survolté et couronné d’applaudissements.


Yulia Sokolik © Anna Kolata

L’alto d’origine russe Yulia Sokolik constitue indéniablement le second point fort de cette distribution. Son Dardano est d’une crédibilité stupéfiante, tant au plan physique (pantalon et justaucorps, épée au côté, cheveu court et fine moustache) qu’au plan vocal, grâce à un timbre étonnamment androgyne. C’est d’ailleurs elle qui lance le premier air, Pugnerò contro del fato, avec un abattage impressionnant dans les ornements. Son air du second acte, Pena tiranna, en duo avec le basson, dans lequel elle déploie un legato impeccable, constitue un sommet de cette représentation, souligné par de chaleureux applaudissements d’un public enthousiaste.

Les deux autres interprètes féminines s’acquittent également de leur rôle avec les honneurs. Enveloppée dans une gaze vaporeuse ornée de fleurs, la soprano Serafina Starke incarne avec conviction une Oriana tendrement amoureuse (magnifique Gioie, venite in sen, où les danseurs agitent des papillons autour d’elle) mais torturée par les épreuves infligées par la magicienne (désespoir déchirant du S’estinto è l’idol mio, reproche du Ti pentirai crudel). Les ornements des reprises sont particulièrement brillants, et lui valent des applaudissements mérités. Signalons encore, au troisième acte, le duo très réussi avec Amadigi, chacun attaché loin de l’autre (Cangia al fine il tuo rigore).

Originaire de Halle, la soprano Franziska Krötenheerdt est une Melissa aux aigus incandescents. Vêtue d’une ample robe noire (dont ses créatures la débarrassent pour laisser apparaître un second vêtement, rouge, plus ajusté), elle se montre d’une aisance remarquable dans les airs redoutables dévolus à son personnage : un émouvant Ah spietato, aux accents aériens du hautbois ; un vengeur et sarcastique Io godo, scherzo e rido, en effeuillant négligemment une marguerite ; un magnifique Vanne lungi aux ornements parfaitement maîtrisés. Son numéro le plus impressionnant est incontestablement le brillant Desterò dall’empia Dite, qui domine de fières trompettes et conclut avec brio l’acte II, prolongé par un tonnerre d’applaudissements. Enfin, dans sa courte mais truculente apparition en statue de Haendel, montée sur son piédestal, la soprano Deulrim Jo lance magistralement le finale, d’un Sento la gioia jubilatoire au milieu des trompettes.

A la tête du Haendelfestspielorchester, Dani Espasa coordonne soigneusement son orchestre avec chant de ses solistes, tenant compte de leurs déplacements et de l’enchaînement des chorégraphies. Notons aussi la mise en valeur de la guitare (dont le titulaire ne figure malheureusement pas dans le programme), qui accompagne avec brio un certain nombre d’airs. Cette production particulièrement réussie de l’Amadigi di Gaula du Caro Sassone mériterait assurément un enregistrement vidéo.



Publié le 04 juin 2024 par Bruno Maury