Serse - Haendel

Serse - Haendel © Thomas Ziegler
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Serse à l’heure du réchauffement climatique

Le Festival Haendel de Halle est placé en 2023 sous le signe des derniers opéras serias de Georg Friedrich Haendel. Parmi ceux-ci, Serse occupe une place de choix. Après les échecs relatifs de la saison 1736-37 (Arminio, Giustino et Berenice), le compositeur connaît d’importants ennuis de santé. Son bras droit est paralysé, et Haendel part prendre les eaux à Aix-la-Chapelle pour se soigner. A son retour en Angleterre, il apprend la déconfiture de la troupe rivale, celle de l’Opera of the Nobility. Dans un contexte qui marque un peu la fin de l’engouement du public anglais pour l’opéra seria, le Caro Sassone réussit à obtenir toutefois plusieurs commandes du King’s Theatre Haymarket de Londres. Y sont ainsi successivement représentés, au début de l’année 1738, Faramondo (à partir du 3 janvier), l’auto-pasticcio Alessandro Severo (également à l’affiche à Halle cette année, voir notre compte-rendu) et Serse (à partir du 15 avril). Le succès n’est pas au rendez-vous, puisque l’œuvre ne connaîtra que cinq représentations, sans aucune reprise ultérieure du vivant du compositeur. La distribution de la création bénéficiait pourtant de chanteurs prestigieux, comme le castrat Caffarelli dans le rôle-titre, la soprano Elisabeth Duparc (Romilda) ou la basse Antonio Montagnana (Ariodate).

Abandonnant les livrets à la tonalité exclusivement dramatique de la plupart de ses opéras serias, Haendel tente de revenir à des livrets plus complexes, subvertis par une bonne dose d’humour et d’auto-dérision. Encore largement inspirée du texte de Nicolò Minato écrit pour Francesco Cavalli, l’intrigue est truffée d’épisodes comiques, inhabituels chez Haendel. De même, quiproquos et rôles travestis (Amastre est déguisée en homme) renvoient davantage à l’univers des intrigues complexes chères à l’opéra vénitien. Le sujet principal de l’intrigue chamboule largement l’ambition morale de l’opéra seria, puisque Serse est amoureux de la même femme que son frère… Après avoir déclaré son admiration pour son platane (le célèbre Ombra mai fu, déjà présent dans l’opéra de Cavalli), Serse est charmé par le chant de Romilda. Il demande à son frère Arsamene des renseignements sur cette jeune fille et proclame sa volonté de l’épouser. Il charge Arsamene de lui transmettre sa demande mais celui-ci refuse.Il décide alors de la présenter lui-même. Pendant ce temps, Arsamene, uni à Romilda par un amour mutuel, prévient celle-ci du danger qui les menace. Secrètement amoureuse d’Arsamene, Atalanta, sœur de Romilda, voit au contraire dans cette situation une opportunité pour séduire le frère du roi. Accueilli par la résistance de Romilda, Serse soupçonne son frère et ordonne son exil. Sur ce apparaît le général Ariodate, qui vient de remporter une victoire à la tête des armées perses, accompagné du guerrier Amastre (en réalité la fiancée abandonnée de Serse, déguisée en homme). Serse indique à Ariodate qu’il le récompensera en épousant sa fille. Ariodate se réjouit, tandis qu’Amastre proteste. Arsamene confie à son serviteur Elviro une lettre pour Romilda. De son côté, Atalanta tente, en vain, de persuader sa sœur qu’Arsamene en aime une autre.

L’acte II débute sur une scène comique, qui fait basculer l’intrigue. Déguisé en jardinier, Elviro commet en effet une série d’impairs. Il révèle à Amastre que Serse et Arsamene se disputent l’amour d’Elvira. Rencontrant ensuite Atalanta, il lui confie la lettre destinée à Romilda, contre la promesse qu’elle la lui remettra. Atalanta n’en fait évidemment rien, lit la lettre et la remet à Serse en indiquant que cette lettre lui était destinée ! Ravi, Serse approuve aussitôt le mariage de son frère avec la menteuse, et montre la lettre à Romilda. Se croyant trahie, celle-ci se désespère. Malgré la tempête qui fait rage, Serse s’apprête à appareiller. Surgit Arsamene, furieux ; Serse pense le calmer en lui apprenant qu’il est favorable à ce qu’il épouse Atalanta. Etonné, Arsamene lui confirme qu’il n’aime que Romilda. Serse conseille alors à Atalanta d’oublier Arsamene, ce à quoi la jeune fille ne peut se résoudre. Serse croise Amastre, qui prétend être un soldat blessé, sans la reconnaître. Romilda les rejoint, et résiste de nouveau aux avances du roi, soutenue par Amastre qui évoque une trahison. Les gardes veulent arrêter Amastre mais Romilda la fait libérer et chante les vertus de la fidélité.

Au début de l’acte III, Atalanta avoue ses méfaits et réconcilie sa sœur avec Arsamene. Serse renouvelle sa demande de mariage à Romilda, qui répond que l’accord de son père est indispensable. La demande ambiguë de Serse aboutit à un quiproquo : Ariodate pense qu’il veut donner Romilda à Arsamene, et il donne son accord pour cette union ! Romilda informe Serse que le mariage avec lui est impossible, car elle a déjà échangé un baiser avec Arsamene… Furieux, Serse condamne son frère à mort, afin de pouvoir épouse sa veuve ! Romilda envoie Amastre prévenir Arsamene du danger ; en échange elle remettra au roi la lettre qu’Amastre lui a donnée pour celui-ci. Après une ultime querelle, Romilda et Arsamene se rendent au temple, où Ariodate leur annonce que Serse consent à leur union, et les marie sur le champ ! Serse éclate de fureur, qui redouble lorsqu’il lit la lettre pleine de reproches remise par Romilda, et qu’il croit écrite par elle. Lorsqu’il découvre la signature d’Amastre, la rage l’envahit : il veut les tuer tous ! Amastre lui arrache son arme, et le menace à son tour, puis tente de se suicider. Recouvrant la sagesse, le roi décide finalement d’épouser son ancienne amoureuse, Arsamene pourra rester uni avec Romilda.

L’emprunt du livret à l’opéra vénitien du XVIIème siècle emporte également une évolution musicale dans le style habituel du Caro Sassone : les arias da capo virtuoses chers à l’opéra seria cèdent le pas à des airs plus courts, souvent sans reprise, à des ariosos et à des duos plus nombreux.

La metteuse en scène Louisa Proske choisit de transposer la Perse imaginaire de Minato dans un univers plus contemporain. Serse est un milliardaire du pétrole, disposant de son jet privé (une énorme maquette, qui occupe le centre de la scène de l’Opéra de Halle), dont elle tire habilement parti pour y insérer avec beaucoup de fidélité les différents épisodes du livret. Clin d’œil à l’actualité, ce richissime nabab est confronté aux protestations écologistes contre son pouvoir et son style de vie dispendieux ! Les scènes tiennent place soit autour de l’avion, soit à l’intérieur même de ce dernier, dont la cabine est ouverte sur un côté pour que le spectateur n’en perde pas une miette… La scène tournante est également mise à contribution pour modifier le point de vue du spectateur ; la direction d’acteurs, puissamment rythmée, contribue également à renouveler la vision de cette œuvre, désormais inscrite parmi les chefs-d’œuvre les plus joués du compositeur. La dimension comique est largement exploitée, dans la veine du choix de la transposition : un Serse vaniteux à souhait distribuant des enveloppes à l’équipe de football venue l’accueillir au pied de l’avion, un Ariodate empressé et fanfaron, un Arsamene plutôt lubrique… et un faux jardinier (Elviro) travesti en hôtesse de l’air ! Tout particulièrement, l’acte II est un véritable festival de gags avec, outre les interventions burlesques du jardinier, des passagers ballottés dans les airs, Romilda se réfugiant dans les toilettes pour y vomir à son aise, tandis qu’Arsamene fornique avec sa sœur ! Les costumes de Jon Bausor puisent logiquement dans l’univers aérien, avec des tenues qui parodient gentiment celles des compagnies aériennes.


© Thomas Ziegler

A la tête du Haendelfestspielorchester Halle, le chef Attilio Cremonesi fait scintiller les beautés de la partition de ce chef-d’œuvre. Les attaques sont nerveuses et précises, le rythme soutenu mais sans excès de rapidité. Le continuo est dense, les solos orchestraux bien développés (comme la flûte qui accompagne le Va godendo vezzoso, ou le violon du Nemen coll’ombre, à l’acte I, pour ne citer qu’eux). Les airs sont accompagnés avec soin, dans une parfaite complicité avec les chanteurs. Dans les chœurs (impeccablement chantés par le Chœur de l’Opéra de Halle), cors et trompettes brillent avec éclat. Les différents bruitages (tonnerre,…) sont également déclenchés avec précision.

La distribution initialement prévue est affectée d’u changement de dernière minute : la soprano allemande Franziska Krötenheerdt, prévue pour le rôle de Romilda, souffrante, est remplacée Yewon Han. Celle-ci chante le rôle depuis la fosse, tandis que Louisa Proske la représente sur la scène. Malgré ce remplacement au pied levé, la soprano sud-coréenne fait preuve dès son premier air (Va godendo vezzoso) d’une étonnante maîtrise du rôle : projection sans faille, phrasé souple et ornements impeccables.Le second (Nemen coll’ombre), accompagné d’un solo de violon, lui vaudra des applaudissements soutenus du public. Mentionnons aussi le très réussi Caro voi siete, juste avant le chœur final. Elle témoigne de la même maîtrise dans le duo du troisième acte avec Arsamene (Troppo oltraggi/ Troppo inganni).

Le rôle d’Atalanta échoit à Vanessa Waldhart. La soprano autrichienne émaille à propos son premier air de sa grinçante ironie envers l’amour de sa sœur Romilda pour Arsamene, dont elle est également éprise (Si, si mio ben) et le second de l’ingénuité qu’elle va déployer pour tenter de parvenir à ses fins (Un cenno leggiadretto). Après avoir récupéré auprès du trop crédule Elviro la lettre d’Arsamene, elle ment avec aplomb devant Serse (Dirà che amor). Et elle se taille un beau succès dans l’air de bravoure du début du troisième acte (No, no, se tu mi sprezzi), qui s’achève dans une cascade de mélismes.

La mezzo d’origine russe Yulia Sokolik manifeste une présence scénique impressionnante dans le rôle d’Amastre, la fiancée abandonnée de Serse. Travestie dans une tenue de mécanicien d’aéronautique, elle s’affirme dès son premier air (Se cangio spolia). C’est ensuite dans l’habit chamarré d’un commandant de bord qu’elle nous livre ses attaques tranchantes (Saprà delle mio offeso), assorties de brillants ornements largement applaudis. Arrivée pour le final en tenue de policier, elle se mue en une ravissante princesse lorsque Serse accepte enfin son amour !

Les deux courts rôles d’Ariodate et Elviro sont assumés avec talent. Le premier échoit à la basse Michael Zene, qui fanfaronne de manière appuyée devant Serse (Soggetto al mio voler), et qu’on retrouve un peu plus tard briquant soigneusement le pipe-line de l’aéroport… Le baryton Andreas Beinhauer exploite à fond la dimension comique du personnage d’Elviro, en particulier dans le numéro du début de l’acte II, où il sort d’une malle en tenue d’hôtesse de l’air, pour chanter d’une voix contrefaite son Ah, chi voler fiora di bella giardina puis la parodie d’air de fureur Ah, tigre infedele, avant d’être jeté hors de l’avion par Atalanta !

Le contre-ténor Leandro Marziotte campe un Arsamene très humain, amoureux sincère et déterminé d’Elvira mais qui n’hésite pas à succomber subrepticement à une aventure charnelle avec Atalanta... L’émission est claire et fluide, même dans les ornements les plus difficiles (le vigoureux Si, la voglio ou le déchirant Amor, tiranno, largement applaudis).

Anna Bonitatibus interprète magistralement le rôle-titre. Dès son premier air, le fameux Ombra mai fu, elle démontre sa parfaite maîtrise du phrasé haendélien. Les passages ornés constituent de véritables leçons de chant, avec des mélismes brillants et agiles, émis sans contrainte : le Piu che penso (acte I), le Se bramate d’amar (acte II) – magnifiquement accompagné par l’orchestre - ou encore le Crude furie (acte III), tous très applaudis, comptent assurément parmi les meilleurs interprétations de ces airs. L’expressivité vocale et gestuelle est également au rendez-vous, même lorsque la mise en scène place la chanteuse dans des positions périlleuses (la reprise du Se bramate d’amar, chantée depuis le cockpit de l’avion !). A l’appui de sa tenue guerrière, le timbre parfaitement androgyne qu’elle parvient à adopter achève de lui donner une parfaite crédibilité dans ce rôle masculin.


© Thomas Ziegler

Elle fut d’ailleurs récompensée non seulement par les applaudissements du public, mais également, de manière plus formelle, au cours d’une courte cérémonie qui s’est tenue à la fin de la représentation, au cours de laquelle lui fut remis le Haendel Preis der Stadt Halle (Prix Haendel de la ville de Halle). Une distinction assurément méritée pour l’ensemble de son œuvre au service des partitions du Caro Sassone, ainsi que pour cette prestation remarquable, plébiscitée par le public du festival.



Publié le 23 juin 2023 par Bruno Maury