Ariodante - Haendel

Ariodante - Haendel ©Alciro Theodoro da Silva
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Un flamboyant Ariodante

La création d’Ariodante intervient en pleine « guerre des opéras » à Londres, rivalité à la fois musicale (entre les compositeurs Haendel et Porpora) et politique (entre le roi George et le prince de Galles, ce dernier soutenant la création d’un Opera of the Nobility - Opéra de la Noblesse – concurrent de la troupe de Haendel). Il s’agit essentiellement d’affrontements personnels et de concurrence commerciale, et non de querelles des genres, comme le sera plus tard la Querelle des Bouffons en France : Haendel et Porpora composent tous deux des opéras serias ; ce dernier est parvenu à embaucher une partie des chanteurs engagés par Haendel et qui s’étaient querellés entre eux pour des raisons d’ego. Au cours de l’année 1734, les créations de l’Opéra de la Noblesse semblent sonner le glas des productions de Haendel. Elles les ont remplacées sur la scène du théâtre Haymarket, haut lieu des précédents opéras du Caro Sassone. Et le succès semble au rendez-vous : à l’automne de cette même année, Farinelli triomphe dans le Artaserse de Hasse. Haendel semble répliquer assez mollement, en proposant au public londonien le pasticcio Oreste et une version révisée de son Arianna.

En réalité le compositeur fourbit ses armes. Et de manière quelque peu ironique les genres musicaux anglais, français et allemand vont s’unir et s’immiscer (au moins indirectement) dans cet affrontement des maîtres de l’opéra seria, genre qui semble alors triompher dans l’Europe entière. L’impresario John Rich avait en effet engrangé de confortables bénéfices grâce au succès du Beggar’s Opéra (L’Opéra des Gueux) de John Gay sur une musique de Johann Christoph Peppusch, créé en 1728 au théâtre Lincoln’s Inn Fields. Cela lui avait permis d’exploiter un second théâtre à Londres, celui de Covent Garden. L’intérêt de ce nouveau bâtiment, construit deux ans plus tôt, n’avait pas échappé à Haendel. Dès le 12 août 1734 i1 commence à mettre en musique le livret d’Ariodante, adaptation anonyme d’un texte d’Antonio Salvi (Ginevra, principessa di Scozia, écrit en 1708 pour Giacomo Perti), lui-même inspiré d’un épisode d’Orlando furioso. Ce dernier ouvrage avait déjà fourni la matière de deux précédents opéras à succès du Caro Sassone : Orlando en 1733 et Alcina en 1735. Fin octobre la partition est achevée, mais Haendel attend avec prudence que le succès d’Artaserse soit retombé.

La création d’Ariodante se tient le 8 janvier 1735, avec les chanteurs restés fidèles à Haendel, notamment le castrat Carestini dans le rôle-titre et la soprano Anna Maria Strada del Pô celui de Ginevra. Plusieurs rôles furent également confiés à des enfants ou à de jeunes chanteurs. L’influence musicale française déborde largement de la traditionnelle ouverture « à la française » que l’on retrouve dans de nombreux serias du Caro Sassone. John Rich a en effet fait venir à Londres la célèbre danseuse Marie Sallé et sa compagnie. Celle-ci n’est pas inconnue à Haendel, puisqu’elle avait dansé en 1717 lors de la création de Rinaldo, à l’âge de seulement dix ans. Le compositeur comprend rapidement l’intérêt qu’il peut tirer de l’ajout de ballets mettant en valeur cette danseuse alors au sommet de sa gloire ; il complète rapidement sa partition en ajoutant un ballet à la fin de chacun des actes. L’œuvre n’obtint qu’un succès relatif, avec onze représentations jusqu’au 3 mars 1735, puis une reprise (pour seulement deux représentations) en 1736, sans les ballets. Elle tomba ensuite dans l’oubli jusque dans la première moitié du XXème siècle.

Le livret suit de très près une des nombreuses aventures « périphériques » des personnages principaux dont l’Arioste a parsemé son épopée Orlando furioso. Celle-ci est contenue tout entière dans les chants IV, V et VI de son ouvrage. Le paladin Renaud y est mêlé suite à une rencontre fortuite avec Dalinda au cours de ses pérégrinations qui le mènent en Ecosse. Dans le livret cet épisode devient pleinement autonome du reste de l’épopée et Renaud n’y apparaît plus. Le ressort principal – et unique – de l’intrigue est la chaîne amoureuse qui relie les protagonistes : Lurcanio aime Dalinda, qui n’a d’yeux que pour Polinesse, duc d’Albany ; ce dernier est amoureux de Ginevra, fille du roi d’Ecosse, qui aime le prince Ariodante. L’acte I pose d’emblée la perspective heureuse et prochaine de l’union de Ginevra et d’Ariodante, bénie par le roi d’Ecosse. Mais il contient aussi les éléments qui vont la contrecarrer jusqu’au dénouement de l’acte III, créant habilement une sorte de « sentiment d’urgence » permanent tout au long de l’opéra : le double refus des avances de Polinesse par Ginevra et de Lurcanio par Dalinda ; le penchant avoué de Dalinda pour Polinesse qui va favoriser la vengeance de ce dernier. L’acte II consacre le triomphe de cette vengeance machiavélique au-delà de toute espérance : à la faveur de la nuit, Polinesse démontre à Ariodante que Ginevra (en réalité Dalinda revêtue à la demande de Polinesse des habits de sa maîtresse) l’accueille dans sa chambre ; seule l’intervention providentielle de Lurcanio, témoin de cette prétendue trahison, empêche Ariodante de mettre fin à ses jours. Odoardo avise le roi - qui s’apprête à désigner Ariodante comme héritier au trône – que le prince s’est noyé. Puis Lurcanio vient accuser devant le roi Ginevra d’avoir provoqué la mort de son frère par sa conduite impudique, il en réclame réparation en combat singulier. Le roi renie alors publiquement sa fille, déjà éprouvée par l’annonce de la mort d’Ariodante.

Pour parfaire ses manœuvre Polinesse doit encore éliminer Dalinda, qui en est l’actrice involontaire. L’acte III débute sur un renversement de situation inattendu : Ariodante sauve par hasard Dalinda des assassins que lui a envoyé Polinesse, et il apprend de sa bouche la mise en scène du duc. Au château et malgré les protestations de celle-ci, Polinesse défend l’honneur de Ginevra dans le combat réclamé par Lurcanio, avec l’espoir d’obtenir le trône en cas de victoire. Il est rapidement terrassé par ce dernier ; un chevalier inconnu s’avance alors pour défendre l’honneur de Ginevra. C’est Ariodante ; il se fait reconnaître, et offre au roi de tout lui expliquer. De son côté Polinesse mourant vient de confesser son forfait. Le roi peut enfin annoncer son pardon à Ginevra et parfaire l’union projetée, tandis que Dalinda accepte désormais avec joie les avances renouvelées de Lurcanio.

La présente production faisait partie du programme conçu par Tobias Wolf, directeur artistique du Festival (et qui doit prendre prochainement la direction du Semper Oper de Leipzig) pour l’année 2020, qui marquait le centenaire du Festival Haendel de Göttingen, l’un des plus anciens d’Allemagne. Celui-ci n’avait toutefois pas pu se tenir cette année-là en raison de l’épidémie. Elle a fort heureusement pu être reportée pour cette édition 2021, décalée en septembre plus de sûreté (le Festival se tient habituellement en mai). Le lieu choisi pour le concert (la grande halle Lokhalle à proximité de la gare ferroviaire de Göttingen) rend la sonorisation indispensable, ce qui modifie les conditions d’écoute par rapport à une acoustique naturelle notamment quant au volume des voix (que les chanteurs, autre contrainte, sont par ailleurs forcés de réduire fortement par rapport à un concert « traditionnel »). Après quelques indispensables ajustements en tout début de l’œuvre, le dispositif technique s’avère toutefois convaincant et parvient à se faire oublier.


Marie Lys

Le plateau vocal réuni pour cette version de concert est d’un excellent niveau. La soprano Marie Lys, que nous avions croisée deux semaines auparavant dans une mémorable Pastorelle de Telemann à Innsbruck), le domine à notre sens très nettement par son interprétation de Ginevra. Dès l’air d’ouverture (Vezzi, lusinghe) la ligne de chant frappe par sa chaleureuse ductilité été la précision de ses ornements ciselés. Son Volate, amori, morceau de bravoure aux étourdissants mélismes, reçoit de chaleureux applaudissements. Mais c’est tout particulièrement dans les parties dramatiques du rôle qu’elle révèle sa maîtrise vocale au service d’un engagement si prenant qu’il emporte immanquablement le spectateur dans son émotion : le poignant Il mio crudel martoro qui conclut l’acte II, l’humble mais touchant Io ti bacio ou encore le désespéré Si, morrò au troisième acte, qui lui vaudront des applaudissements bien mérités. Notons également ses duos soigneusement équilibrés avec ses partenaires, en particulier avec Ariodante : félicité insouciante du Prendi, prendi ou du Se rinasce nel mio cor (premier acte), ou encore bonheur triomphant dans le Bramo mille vite qui précède le chœur final, petit joyau d’ornements qui se répondent pour charmer nos oreilles et déclenchera de bruyants applaudissements.

Face à cette Ginevra de haut vol, ses partenaires féminines ne manquent nullement de talent. Soulignons tout d’abord la prestation tout à fait convaincante de la mezzo états-unienne Emily Fons, qui faisait ses débuts à Göttingen dans le redoutable rôle-titre. Elle nous charme d’emblée par la précision de sa ligne de chant (Qui d’amor) et sa longueur de souffle dans le Con l’ali di costanza, appuyé par un orchestre survolté et salué par une volée d’applaudissements. Et elle ne déçoit pas dans le très attendu Scherza infida, acmé vocale de l’œuvre, tant de fois enregistré par les meilleurs solistes et partant difficile à renouveler : nous avons particulièrement été sensible à sa dernière reprise, où l’émotion jusque-là contenue semble au bord de la rupture. Autre air du rôle très attendu, le Doppo notte du troisième acte est chanté avec beaucoup de panache, et accompagné par un orchestre à la rythmique enthousiaste, au milieu d’une pluie d’ornements récompensée par de larges applaudissements. Ajoutons que la couleur très mate de son timbre lui apporte un surcroît de crédibilité pour incarner des rôles masculins, ce qui est évidemment appréciable.

Autre mezzo de cette distribution, l’écossaise Rachel Redmond affiche d’indéniables qualités dans le rôle de Dalinda : un phrasé éclairé par sa fraîcheur naturelle, qui offre une profonde sensation d’aisance dès les premières paroles (Apri le luci), des ornements émis sans peine qui renforcent cette sensation de « naturel » (Il primo ardor, Se tanto piace al cor, ou encore le Neghittosi, or voi che fate ?). Lorsqu’elle réalise au troisième acte qu’elle a été manipulée par Polinesse, les reflets cuivrés de son timbre colorent ses répliques d’une noire intensité dramatique. Le public la récompensera à plusieurs reprises, mais nous avons particulièrement apprécié pour notre part son duo d’amour final avec Lurcanio (Dite spera, e son contento), dans lequel sa fraîcheur s’allie merveilleusement au soyeux timbre charmeur de son partenaire pour offrir à nos oreilles un échange enchanteur.

Du côté masculin le contre-ténor Clint van der Linde incarne à merveille un Polinesse fourbe et manipulateur. L’ambitus se caractérise par sa remarquable homogénéité, des aigus clairs et charnus vers des graves d’une étonnante profondeur, dans une gradation très soignée qui écarte toute rupture brutale. Et sa palette richement colorée illustre sans peine chacune des situations dans lesquelles se glisse ce personnage repoussoir : amant éconduit qui savoure sa récente vengeance envers son rival (Se l’inganno sortisce felice) ou croit enfin tenir la victoire (le brillant Dover, giustizia, amor du troisième acte) mais aussi séducteur crédible de Dalinda pour parvenir à ses fins (avec un Spero per voi, si, si enchanteur, aux ornements finement ciselés).

Nous retrouvons dans le rôle de Lurcanio Jorge Navarro Colorado, ténor habitué des productions du Festival de Göttingen au cours de ces dernières années (voir nos chroniques Lotario et Rodrigo). Ses apparitions sont ici en nombre restreint, mais offre une assez large palette de situations : de l’amoureux sans espoir de Dalinda (dans le rêveur et sensuel Del mio sol vezzosi rai) au frère assoiffé de vengeance (Il tuo sangue, ponctué de salves d’ornements qui s’enchaînent avec ductilité, dévoilant une impressionnante longueur de souffle, et chaleureusement applaudi). Mais ce qui nous a assurément le plus touché est son duo d’amour avec Dalinda, mentionné plus haut. Soulignons aussi la présence scénique de ce chanteur et son expressivité corporelle soigneusement ajustée à sa longue carrure élancée.

Le baryton-basse Njål Sparbo imprime au roi d’Ecosse une dignité assez solennelle, qui obère la fluidité de sa ligne de chant, comme on l’observe dès son premier air (Voli colla sua tromba) et nuit au naturel de son expression vocale. C’est un peu dommage, car le timbre est agréable sur l’ensemble de l’ambitus, et les ornements graves affichent une moelleuse souplesse (Invida sorte avara). Le public a du reste récompensé ces deux airs par des applaudissements.

A la tête du FestspielOrchester Göttingen (orchestre du Festival) et faisant face avec énergie à son clavecin, Laurence Cummings s’applique à faire scintiller la partition du Caro Sassone, qui compte parmi ses meilleures. Chaque aria est construit une habile progression des instruments pour accompagner le chanteur jusqu’aux ornements du final, toujours particulièrement mis en valeur par l’orchestre. Outre le moelleux des cordes et la densité du continuo, soulignons l’aisance et la clarté des hautbois (en particulier dans leurs nombreuses attaques solo), et le panache des cors et trompettes. Laurence Cummings, qui signe là avec brio une de ses dernières productions à la tête de l’Orchestre du Festival, où il devrait prochainement céder sa baguette à Georg Petrou, aura décidément marqué de sa vivacité et de son enthousiasme les productions du Festival pendant plus d’une décennie.



Publié le 23 sept. 2021 par Bruno Maury