Et in Arcadia ego - Rameau

Et in Arcadia ego - Rameau ©Pierre Grosbois
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Le triomphe de Marguerite

A côté des représentations des œuvres originales, le baroque français retrouve ces derniers temps avec succès le chemin de l'opéra imaginaire ou parodique. Après Un Opéra pour trois Rois, l'Opéra Imaginaire repose sur l'enchaînement d'airs authentiques issus d’œuvres différentes pour recréer une nouvelle intrigue. Les parodies pour marionnettes (Atys en folie, ou encore La guerre des théâtres : lire notre récente chronique) ont également connu de beaux succès, et renoué avec la tradition populaire du baroque. Et in Arcadia ego constitue pour sa part une démarche de reconstruction ambitieuse, en réécrivant les paroles d'airs authentiques afin de coller à une intrigue totalement nouvelle, ici bâtie autour d'un personnage central et du chœur. On entend déjà les critiques poindre : comment remplacer le texte sans faire voler en éclat son lien avec la musique, dans ce chant baroque français si délicat où les mots collent aux notes, font corps avec elles ?

Comme le rappelle avec humour la plaquette de présentation, cette subversion du texte était déjà pratique courante à l'époque de Rameau. Le célèbre Dijonnais, qui avait connu à ses débuts l'agitation des foires parisiennes, n'hésita pas à diriger en personne à l'Opéra Comique une parodie de ses Indes galantes, transformées par la plume de Favart en un Ballet des Dindons ! Et ce en 1743, alors qu'il était au faîte de sa gloire... N'oublions pas aussi qu'il est l'auteur de Platée, qui parodie gentiment l'opéra de cour et ses dieux. Il y avait donc quelque justice à ce que l'Opéra Comique soit à l'origine de cette production originale et quelque peu iconoclaste, mais en définitive assez profondément baroque dans son esprit.

Reconnaissons que le livret d'Éric Reinhardt subvertit habilement le texte de ses prédécesseurs. La première parole de l'air est parfois conservée (Eclatez mes justes regrets, de Castor et Pollux), souvent à peine modifiée, ce qui facilite son identification (Quand l'aquilon fougueux, de Dardanus, devenant Quand le désir fougueux). A d'autres occasions il en transforme plus radicalement le sens, n'hésitant pas à l'inverser (Coulez mes pleurs de Zaïs, mué en Séchez vos pleurs), voire à basculer dans la parodie grinçante (Retirez-vous, jouets remplace ainsi le Rassemblez-vous, peuples de Castor et Pollux). Quelles que soient les paroles, la diction soignée des chanteurs, le sens profond de la mélodie ramiste des Talens Lyriques menés par un Christophe Rousset particulièrement inspiré nous suggèrent à chaque instant que ce texte aurait pu être celui sur lequel Rameau a composé sa musique il y a presque trois siècles.

L'intrigue constitue une sorte de gageure, puisqu'elle repose sur l'unique personnage de Marguerite, femme intemporelle (elle mourra en...2088!), de sa naissance à sa mort, au-delà même puisque nous l'entendrons chanter depuis les limbes de l'au-delà... Les trois tableaux (Enfance/ Age adulte/ Vieillesse et Mort) emplis d'airs sont entrecoupés d'interludes, durant lesquels défilent des textes sur le rideau de scène, au son d'extraits purement orchestraux. Comme celle de Faust, cette Marguerite-là porte sur ses épaules la tragédie de l'existence humaine, qui s'achève par la mort : sujet assez peu ramiste nous en conviendrons. Mais Léa Desandre s'acquitte de son personnage avec une telle grâce et une telle conviction, elle le porte avec tant de passion que le spectateur se laisse emporter d'un bout à l'autre de la représentation. Tour à tour découvrant l'univers après sa naissance, en projetant dans toutes les directions le reflet d'un grand plat composé de miroirs, dans une gestuelle pleine d'élégance, frêle prisonnière du grand manteau de l'existence d'où elle exprime son anxiété, ombre blanche évoluant sur un grand plateau oblique, tendue à un câble qui l'attire inexorablement vers la porte de l'au-delà, son numéro scénique est particulièrement impressionnant. Il culmine dans d'audacieuses poses en déséquilibre, sur un promontoire placé au-dessus de la fosse d'orchestre, à la fin du second tableau, tandis que le chœur entonne Que tu gémisses (transposition du Que tout gémisse de Castor et Pollux).

Nous ne nous attarderons pas sur les qualités vocales bien connues de cette jeune chanteuse, qui lui ont assuré une belle renommée et la destinent à un bel avenir. Son timbre de mezzo affiche un solide équilibre, y compris dans des aigus souples et déliés ; il se fait nacré et aérien au temps de la jeunesse pour se parer de reflets sombres dans l'angoisse et la crainte de l'au-delà (deuxième et troisième tableaux). La diction est soignée, polie pour se fondre dans la musique tout en conservant toute son intelligibilité. En bref cet Et in Arcadia ego se présente par-dessus tout comme un admirable écrin musical et scénique pour servir son personnage principal, incarné par une interprète hors pair.

Face à elle le chœur Les Eléments, dirigé par Joël Suhubiette, affiche une remarquable cohérence et une authentique présence. Il fait écho avec une efficacité remarquable aux états d'âme de Marguerite, s'appuyant sur une diction parfaitement maîtrisée qui lui autorise des attaques vives et précises. Son intervention finale (Marguerite n'est plus) est particulièrement saisissante. La musique servie par Les Talens Lyriques est, sans surprise, du meilleur Rameau qui soit. Le défilement des airs des différentes partitions lyriques, dans lesquelles l'ensemble s'est largement illustré au cours de ces dernières années, semble même susciter une sorte de verve, d'engouement supplémentaire. Outre des cordes toujours parfaitement ajustées, on retiendra des traversos enchanteurs, qui s’illustrent à plusieurs reprises dans de brillants solos (notamment au troisième tableau, dans les extraits d'Hippolyte et Aricie). Notons aussi l'intervention régulière et précise des percussions, qui rythment les moments forts de l'intrigue en réalisant d'impressionnants bruitages.

Notre seule réserve concerne la mise en scène de Phia Ménard. Elle comporte de belles trouvailles : le plat-miroir du premier tableau, ou ces corolles suspendues dans les cintres, à l'aplomb de larges coupelles qui parsèment le sol, le manteau-camisole du second tableau ou encore l'impressionnant plan incliné du dernier tableau, avec un câble qui entraîne l'héroïne. D'autres effets sont plus énigmatiques, comme le monstre bleu du premier tableau (sorte de Pikachu, symbole de l'enfance ?, qui s'écroule mollement), voire franchement désagréables (comme le panneau de projecteurs qui éblouit la salle pendant de longues minutes pour suggérer la naissance de Marguerite).

Surtout le traitement du final nous a semblé redondant, de sorte qu'il manque quelque peu son effet. Après la disparition de Marguerite par la porte de l'au-delà, le texte projeté sur le rideau perd peu à peu ses lettres, et son sens. Il cède la place au titre du spectacle Et in arcadia ego. C'en est fini pense le spectateur. Et bien non ! L'orchestre reprend le prélude de l'acte III d'Hippolyte, tandis qu'on aperçoit le sosie (le cadavre ?) de Marguerite derrière une vitre embrumée, qui tourne sur un tabouret. De la coulisse Léa Desandre entonne Le premier trait que l'amour lance (extrait des Surprises de l'Amour) ; puis un énorme boudin de plastique noir vient engloutir la scène ! Heureusement, l'orchestre attaque alors un sublime extrait d'Hippolyte et Aricie, dernier joyau de cette soirée, pour accompagner le spectateur au terme de ce rêve éveillé.



Publié le 06 févr. 2018 par Bruno Maury