Giulio Cesare - Haendel

Giulio Cesare - Haendel © Marco Borrelli
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Mort sur le Nil

En 2019, une trilogie d'opéras de Haendel était sur le point d’être montée à La Scala, avec en tête d'affiche la célèbre mezzo-soprano Cecilia Bartoli. Le projet, comprenant Giulio Cesare in Egitto à l'automne 2019, Semele en 2020 et Ariodante en 2021, avait suscité l'enthousiasme des amateurs d'opéra du monde entier. Cependant, l'annonce de l'annulation de la participation de Cecilia Bartoli à cette entreprise prenait tout le monde par surprise.

Des échanges d'e-mails entre le mari de Cecilia Bartoli, Oliver Widmer, et l'intendant de La Scala, Alexander Pereira, ont révélé que la chanteuse s'était retirée des trois opéras de Haendel pour lesquels elle avait contribué à la mise en place du projet. La décision aurait été motivée par le non-renouvellement du contrat d'Alexander Pereira à La Scala, cette dernière retirant alors Bartoli de la distribution, pour la remplacer par une autre célèbre Cléopâtre, Danielle de Niese.

Dans ce contexte délicat, Pereira devenait intendant au Maggio Musicale de Florence. Compte-tenu de son admiration pour Cecilia Bartoli, il tente de présenter Alcina, cette fois-ci à Florence, en 2020. Reportée à deux reprises en raison de la pandémie de Covid, cette production fut finalement présentée en octobre 2022, malgré une Bartoli souffrante (voir ma chronique). La fructueuse collaboration avec l'Orchestre Les Musiciens du Prince – Monaco se poursuit lors de la présente saison, avec une tournée étendue de Giulio Cesare en 2023/2024 (voir la chronique de la version de concert donné au Théâtre des Champs-Elysées) et une version scénique programmée à l'Opéra de Monte-Carlo (dont la mezzo-soprano italienne a pris la direction artistique en 2023).

Quel meilleur endroit sur la Côte d'Azur qu’à bord d'un bateau de croisière ? La production mise en scène par Davide Livermoor nous transporte plus en amont du delta du Nil, dans la splendeur d'Alexandrie à l'imaginaire d'Agatha Christie. Tel que l'a souligné le célèbre détective belge, héros de ses romans, « Il est toujours sage de soupçonner tout le monde jusqu'à ce que vous puissiez le prouver logiquement, et à votre propre satisfaction, qu'ils sont innocents ».

Livermoor donne vie à cette citation en nous guidant à travers des paysages scéniques qui évoquent l'intrigue et le mystère caractéristiques des œuvres d'Agatha Christie. Les méandres du delta du Nil deviennent le théâtre d'une aventure où le doute et la suspicion planent, tout comme dans les récits captivants de la célèbre romancière. Cette adaptation imaginative de Giulio Cesare se métamorphose en un voyage fascinant à travers les énigmes et les rebondissements de l'univers d'Agatha Christie. Les eaux du Nil, autrefois témoins des amours et des conflits de l'Égypte antique, se transforment sous la direction artistique de Livermoor en un scénario d'intrigues, de tromperies et de révélations.

Alors que le bateau navigue sur ces eaux mystérieuses, les personnages de Jules César prennent vie sous un nouvel éclairage, évoquant l'esprit de détective d’Hercule Poirot. Et, tout comme dans le plus classique des romans policiers, l'identité de l'assassin ne sera révélée que dans les dernières pages musicales de l'opéra. Voici, en résumé, la réinterprétation que le célèbre metteur en scène Davide Livermore, avec son équipe créative habituelle comprenant GioForma pour les décors et D-Wok pour les vidéos, a conçue pour cette production.

Tout comme dans un bon thriller, cette production met en évidence des détails du livret souvent ignorés ou perçus comme métaphoriques, ici devenus très concrets. Trois exemples se distinguent : le corps entier de Pompée assassiné (et non sa seule tête), les deux servantes de Cléopâtre (incarnées par des danseuses), et les ailes d'Icare coupées à Cléopâtre par son frère (mentionnés à la céleste partie B de Domerò la tua fierezza).

La direction de Gianluca Capuano insuffle une bouffée d'air frais à l'œuvre maîtresse de Haendel, lui conférant une énergie dynamique et des touches novatrices, sûrement testées lors de la tournée européenne. Son ajout audacieux de percussions à l'ouverture à la française de Haendel a immédiatement donné le ton à une interprétation passionnante et moderne. Le tempo vif qu'il a imposé a injecté un sentiment d'urgence, propulsant le public au cœur de la narration. La gestion habile des da capo par le chef milanais a été véritablement rafraîchissante, offrant des variations inattendues qui ont renouvelé des passages familiers. Dans les récitatifs, il a démontré un sens créatif aigu, introduisant fréquemment des variations orientales en ajoutant subtilement des touches harmoniques mineures. Cette approche nuancée a ajouté profondeur et complexité à la narration vocale, rendant les émotions des personnages encore plus vivantes. Le style de direction novateur de Capuano s'est révélé un mélange captivant de tradition et d'innovation, insufflant une nouvelle vie à la composition intemporelle de Haendel.

Sara Mingardo (Cornelia) a été remarquable dans Priva son d'ogni conforto, offrant une interprétation empreinte de sérénité. Son chant placide a capturé avec finesse l'essence du deuil, avec l'esprit du défunt mari perceptible sur scène. La présence subtile de Mingardo a créé une atmosphère poignante, imprégnant chaque note de l'expression profonde de la douleur et de la résignation de Cornelia. Dans Nel tuo seno, amico sasso, l’instant funèbre a été rehaussé par l'ajout d'un hautbois. La soprano vénitienne a su fusionner sa voix avec cet accompagnement, créant une fusion émotionnelle remarquable.

Kangmin Justin Kim incarne un Sesto déchiré et tourmenté, incapable de venger lui-même le meurtre de son père. Son Svegliatevi nel core révèle une virtuosité exceptionnelle avec des coloratures saisissantes. Un feu d'artifice vocal, où la colère et le désarroi se traduisent en coloratures puissantes, révélant l'étendue de son talent technique. La dualité de sentiments est captivante, alors qu'il exprime à la fois la rage avec l'âme de son père présente sur scène et une colère qui se transforme en une douce mélancolie dans Cara speme. La transformation émotionnelle de Kim est tout aussi impressionnante. Sa rage initiale se métamorphose en une douce tristesse, démontrant sa capacité à nuancer sa voix pour exprimer toute la complexité du personnage de Sesto.

Carlo Vistoli dans le rôle de César est une véritable réussite, captivant le public par sa maîtrise vocale et son interprétation dynamique. Sa prestation dans Va tacito e nascosto est particulièrement remarquable, avec la vidéographie de fond visuelle du temple d'Edfou et du sérail mentionné dans le livret, créant un contraste saisissant entre la grandeur de l'architecture égyptienne et les intrigues palpitantes de la trame narrative. La scène de Se in fiorito ameno prato est magnifiée par la virtuosité de Vistoli, qui réalise des cadences virtuoses accompagnées d’un violon sur scène. L'interaction entre sa voix et l'instrument crée une harmonie envoûtante, ajoutant une dimension supplémentaire à cet air empreinte de délicatesse et de finesse. Lors d’Al lampo dell'armi, Vistoli démontre une polyvalence émotionnelle remarquable, passant de la bravoure à l'intensité dramatique. La transition vers le naufrage est rendue de manière poignante, capturant l'essence tragique du moment. Sa capacité à fusionner sa voix avec les événements dramatiques en cours offre une expérience immersive, plongeant le public au cœur de l'action.

Achille (Peter Kalman) se distingue par des choix artistiques audacieux et une exécution impressionnante. Dans Tu sei il cor di questo core, Kalman interprète l’air accompagné du son distinctif d'un gramophone, ajoutant ainsi une dimension moderne à l’air de Haendel. Les danses qui l'accompagnent enrichissent encore davantage la scène, créant une fusion artistique intrigante entre le classique et le contemporain. Le moment où Kalman atteint les deux notes graves dans Dal fulgor di questa spada est véritablement marquant. Ses notes profondes résonnent avec une puissance et une gravité impressionnantes, soulignant la force et l'autorité du personnage d'Achille. Cet ajout de tonalités basses apporte une richesse supplémentaire à l'interprétation, renforçant la présence imposante d'Achille dans l'opéra.

Bien que Nireno ne dispose pas de ses propres arias dans cette version, le personnage de Federica Spatola contribue à l'ensemble de l'opéra en ajoutant une présence significative à la scène. La décision de redistribuer certaines arias moins fréquemment entendues à d'autres personnages témoigne d'une approche créative, offrant ainsi à chaque membre de la distribution l'occasion de briller.

Max Emanuel Cencic incarne Ptolomée, le méchant ici malheureux. Son Belle dee di questo core en état d'ébriété (!) apporte une dimension comique et ironique à ce personnage antagoniste. En tant que méchant, Ptolomée est souvent associé à la ruse et à la cruauté. Cependant, l'approche de Cencic ajoute une couche de nuance en le présentant comme un personnage imparfait et, finalement, malheureux. Le contre-ténor croate démontre sa polyvalence en tant qu'interprète, car il parvient à injecter une dose d'humanité dans le personnage de Tolomeo, malgré ses actions néfastes. Son interprétation ajoute une complexité à la compréhension du personnage, le rendant plus nuancé et, d'une certaine manière, plus pittoresque.

Enfin, mais non des moindres, Cecilia Bartoli incarne le rôle de Cléopâtre avec éclat. Son V'adoro, pupille lors du dîner de gala en croisière est une démonstration de son talent exceptionnel. Bartoli offre une interprétation majestueuse, capturant la grandeur et la sophistication de Cléopâtre avec une présence scénique éblouissante. Son exécution de Piangerò la sorte mia est remarquable, délivrant l'émotion poignante du désespoir sans trop d'ornements, permettant à la beauté intrinsèque de la mélodie de briller. De même, sa prestation de Da tempeste il legno infranto est impressionnante, Bartoli évitant une surcharge d'ornements, offrant une interprétation vibrante et captivante. La mezzo italienne démontre une fois de plus sa maîtrise exceptionnelle du répertoire baroque, interprétant Cléopâtre avec une grâce incomparable. Son approche mesurée met en évidence la pureté de sa voix et la profondeur émotionnelle qu'elle apporte à chaque note.

Le traditionnel duo Caro !/ Bella ! et chœur Ritorni omai (repris deux fois en bis) marquent la conclusion habituelle, offrant un final éclatant. Cette séquence finale est cependant suivie d'un court clip vidéo inattendu connectant l'héritage d'Agatha Christie au livret de Haendel. Cette liaison entre l'univers de la reine du crime et les trames complexes de l'opéra renforce l'interconnexion entre la narration dramatique de Nicola Francesco Haym et le mystère captivant créé par Christie. C'est un hommage intelligent qui enrichit l'expérience du public, soulignant les parallèles en Egypte entre deux maîtres narrateurs de différentes époques.

Cecilia Bartoli revient ainsi aux grands scènes comme protagoniste des opéras de Haendel et réussit à transcender les limites du traditionnel bis en ajoutant une couche réfléchie et créative à ses opéras. L'anticipation grandit autour du travail de Bartoli à l'Opéra de Monte-Carlo, où elle prévoit de mettre en scène d’autres joyaux baroques dans les saisons à venir. Sa réputation d'interprète exceptionnelle du répertoire baroque, combinée à son engagement envers la redécouverte d'œuvres méconnues, suggère des productions théâtrales prometteuses. En contraste avec l'autre salle due à Charles Garnier, l’Opéra de Paris, qui présente également, ces jours-ci, une autre production, bien qu’ancienne, de Giulio Cesare, l'Opéra de Monte-Carlo pourrait devenir un lieu privilégié pour explorer et célébrer le riche patrimoine baroque, offrant au public une expérience immersive et novatrice. C'est donc une période excitante pour les amateurs de la musique de Haendel, avec la perspective de nouvelles interprétations modernes et captivantes de ses chefs-d’œuvre classiques.



Publié le 04 févr. 2024 par Pedro Medeiros