Le Malade imaginaire - Molière & Charpentier

Le Malade imaginaire - Molière & Charpentier ©Hélène Aubert
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Le Malade imaginaire dans sa splendeur

À entendre les propos de certains spectateurs lors de l’entracte ou à la sortie, déroutés par la présence considérable de pièces chantées et dansées, on se dit que toute une éducation est à refaire. Tronquées de certains de leurs éléments constitutifs les plus essentiels, les comédies-ballets de Molière (un tiers de sa production théâtrale) ont été longtemps trahies par la sphère scolaire mais peut-être plus encore par le monde théâtral lui-même. Fort heureusement, certaines troupes et compagnies se livrent à un travail de longue haleine pour restituer toutes les facettes de ces spectacles, ô combien ambitieux, réunissant les arts dans un dialogue splendide dont la présente production offre un exemple éclatant. Plus jeune, nous avions eu le bonheur d’assister à une version pionnière en la matière, portée par le trio très inspiré de William Christie, Francine Lancelot et Jean-Marie Villégier. Leurs successeurs ne leur cèdent en rien, renouvelant cette approche avec peut-être encore plus de couleurs et de vitalité. Dans le cadre commémoratif des quatre cents ans de la naissance Molière, nous assistons donc ici à un spectacle vraiment digne de l’enjeu visé. Louons sans réserve cette coproduction associant Angers-Nantes Opéra avec Le Grand T, l’Opéra de Massy, l’Opéra de Reims, l’Opéra Grand Avignon, l’Atelier Lyrique de Tourcoing, le Centre de Musique Baroque de Versailles, le Théâtre Montansier de Versailles, le Théâtre Alexandre Dumas de Saint-Germain-en-Laye, La Barcarolle de Saint-Omer, le Théâtre Jean Vilar de Suresnes, la ville du Touquet Paris-Plage, la ville de Montreuil-sur-Mer, avec le soutien de la SPEDIDAM.

Brouillé avec Lully, avec lequel il avait génialement fait éclore ce genre de la comédie-ballet, Molière fit dès lors appel à un jeune compositeur revenu de Rome, Marc-Antoine Charpentier, avec lequel il allait engager une tardive mais fructueuse collaboration. Pour son ultime pièce, qu’il espérait voir représentée à la cour, l’auteur n’avait point lésiné sur les moyens : un ambitieux prologue (églogue en musique) et plusieurs intermèdes plus ou moins naturellement insérés à l’intrigue, avec comme point culminant « une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait médecin, en récit, chant et danse ». Malheureusement, en semi disgrâce, Molière ne bénéficia de la consécration royale qu’à titre posthume en 1674, lors d’une représentation devant la grotte de Thétis à Versailles, dont atteste une magnifique gravure de Le Pautre. Entre temps, l’auteur était mort au soir de la quatrième représentation, le 17 février 1673. Auparavant, la pièce connaît un immense succès à la ville, les recettes s’élevant à des montants considérables pour l’époque. Depuis, Le Malade imaginaire est toujours resté cher au cœur du public comme en témoignaient encore les applaudissements très fournis et les nombreux rappels à l’issue de ce spectacle au Grand Théâtre d’Angers le 4 mars dernier.

C’est le carnaval qui fournit un cadre structurant très efficace à la mise en scène. L’étude du contexte historique d’origine atteste d’ailleurs de cette volonté de Molière de donner son Malade pour le carnaval, Béralde déclarant au sujet de la cérémonie finale : « Le carnaval autorise cela ». Voilà qui offre un moyen astucieux de revisiter le prologue un tantinet longuet et au registre flagorneur dans lequel Lully était bien plus à l’aise que Charpentier. Mais plus généralement, ce fil conducteur permet de renforcer la cohérence des intermèdes avec l’intrigue dans laquelle les personnages ne cessent de « contrefaire » comme l’on disait alors, c’est-à-dire faire semblant d’être mort, d’être médecin, d’aimer… Aussi l’entrée sur l’ouverture de la partition de Charpentier avec un tambour tonitruant (excellent Laurent Sauron, manifestement ravi de son effet) s’accompagne-t-elle d’un joyeux cortège qui donne immédiatement le ton à cette immense mascarade.

Vincent Tavernier signe une mise en scène pleine d’intelligence et ludique qui nous emporte dans un tourbillon malgré les trois heures trente de spectacle. Il est servi par la troupe des Malins Plaisirs quasi parfaite. Au sein de celle-ci, retenons l’Argan de Pierre-Guy Cluzeau, qui, malgré son enfermement sur lui-même, n’en demeure pas moins attachant. La Toinette de Marie Loisel est pétillante, tirant toutes les ficelles et campant un médecin plein de drôlerie (« le poumon »). La Béline de Jeanne Bonenfant est parfaite d’infantilisation et de vénalité. Juliette Malfray et Olivier Berthault livrent une Angélique et un Cléante touchants de sincérité qui se tirent avec honneur du petit opéra impromptu, si difficile à rendre pour des comédiens qui ne sont pas toujours chanteurs. Laurent Prévôt montre la diversité de son talent en jouant Béralde mais aussi Le Praeses. Quentin-Maya Boyé fait de même par un Diafoirus père aussi sévère que son Polichinelle est espiègle, ce qui nous vaut un premier intermède plein de verve, notamment dans son désopilant dialogue avec les violons. À Nicolas Rivals sont également attribués deux rôles aussi contrastés que possible : un Monsieur Bonnefoy, véritable marionnette rouillée et un Monsieur Purgon d’une autorité terrifiante. Mais la révélation de la soirée est sans aucun doute le Thomas Diafoirus de Benoît Dallongeville (il joue aussi Monsieur Fleurant) qui déclenche une hilarité générale et contagieuse dans la salle par l’excellence avec laquelle il incarne ce personnage ridicule. Le public est ravi et à juste titre.

Réitérant le principe d’une structure tournante, déjà entrevue lors d’un superbe San Giovanni Battista de Stradella également mis en scène par Vincent Tavernier (voir notre compte-rendu), l’ingénieux décor de Claire Niquet recourt à une maison, tantôt fermée figurant la chambre d’un Argan replié sur sa folie hypocondriaque et cadre des intermèdes intimes (petit opéra impromptu et divertissement des Mores offert par Béralde à son frère), tantôt ouverte sur la ville où se déroulent toutes les facéties carnavalesques, du prologue à la cérémonie finale, en passant par l’intermède avec les soldats du guet donnant bastonnade et croquignoles à Polichinelle. Ce double écrin, rehaussé des silhouettes des toitures environnantes, est magnifiquement mis en valeur par des lumières extrêmement soignées, procurant des éclairages solaires (prologue), nocturnes (sérénade de Polichinelle) ou directement inspirés de l’univers pictural (scènes de genre intimistes de la chambre ou clair-obscur du grand divertissement final par exemple). Soulignons donc la qualité du travail de Carlos Perez vraiment admirable.


© Hélène Aubert

En parfaite cohérence avec ce qui précède, louons également la beauté des costumes signés par Erick Plaza-Cochet qui offrent une diversité de coloris confondante et frappent par leur abondance et le soin de leur réalisation. Puisant à différentes sources (Henri de Gissey, mort quelques jours avant Molière et auteur d’innombrables costumes pour les ballets de cour et donnant lieu ici à un fabuleux bestiaire – sur ce sujet voir également la chronique de la récente exposition En scène !), revisitant les tenues de ville de l’époque en les parant parfois de couleurs plus contemporaines, caricaturant les perruques (démesurées) attribuées ici aux seuls personnages pleins de morgue (Diafoirus père, Monsieur Purgon ou encore le Praeses), affublant les médecins de lunettes grotesques, ces costumes offrent à eux seuls un plaisir sans cesse renouvelé pour les yeux et ne contribuant pas pour peu à splendeur de ce spectacle.

Enfin, personnages à part entière de cette comédie-ballet, la danse et la musique sont, elles aussi, admirablement servies. Marie-Geneviève Massé signe une chorégraphie inventive conférant à nombre de danses imprégnées un esprit burlesque parfaitement bienvenu. Les danseurs de la Compagnie de Danse l’Éventail procurent une énergie incommensurable à chacune de leurs interventions : retenons par exemple l’incroyable danse des oiseaux lors du prologue ou celle de ces carabins montés sur ressorts lors du final en passant par l’extrême sensualité des Égyptiens et Égyptiennes vêtus en Mores où au caractère vaporeux des tenues répond la légèreté des pas. Hervé Niquet confirme une fois encore l’extraordinaire chef qu’il sait être dans le domaine théâtral, dynamisant sans cesse son Concert Spirituel aux effectifs somme toute modestes comparativement à d’autres productions de cet ensemble. Tous les pupitres sont excellents, des cordes aux vents, soutenus par une basse continue très active des remarquables Clément Geoffroy (clavecin) et Stéphanie Petibon (théorbe). Le plateau vocal, quant à lui, se montre globalement satisfaisant malgré quelques problèmes de diction dans les rôles féminins (acoustique du théâtre ?). Axelle Fanyo, Lucie Edel et Flore Royer savent toutefois nous charmer indéniablement lors de l’intermède des Mores (magnifique Profitez du printemps où Charpentier déploie des trésors de sensualité). Blaise Rantoanina bénéficie d’une bonne projection ce qui rend ses interventions convaincantes. Mais ce sont surtout Romain Dayez (excellent Dorilas, plein de présence et de drôlerie) et Yannis François, s’imposant pleinement dans le rôle de Pan, qui retiennent l’attention. Tous savent s’unir avec beaucoup d’efficacité dans les pages chorales, ce qui nous vaut de fort beaux ensembles au prologue (les échos sur Louis) comme dans la cérémonie finale retentissante de vivats ! Voilà donc une superbe réalisation qui rend pleinement justice au génie de Molière et nous prouve, s’il en était besoin, combien son œuvre reste d’une saisissante actualité.



Publié le 14 mars 2022 par Stefan Wandriesse