Médée - Charpentier

Médée - Charpentier ©GTG - Magali Dougados
Afficher les détails
Magicienne bafouée, mère offensée, ou héroïne féministe ?

La production du Grand Théâtre de Genève de la Médée de Marc-Antoine Charpentier referme un cycle de plusieurs années consacré à trois versions du légendaire mythe de Médée. La première était celle d’une œuvre classique, le Médée de Cherubini, durant la saison 2014-2015. La seconde était déjà celle d’un ouvrage baroque, le Giasone de Cavalli donné début 2017 (lire notre compte-rendu). Elle nous décrivait avec force effets comiques Jason dans un autre épisode de ses aventures, tentant d’échapper à la jalousie de ses deux épouses Hysipyle et Médée qui le poursuivent. La situation ne se dénouera qu’au finale, Jason convolant avec Hysipyle et Médée avec Egée. Cette troisième version nous propose une lecture bien différente, et assez originale, de la tragique histoire de Médée.

Thomas Corneille (1625 - 1709), frère cadet de Pierre Corneille (1606 - 1684), s’inspire évidemment de la pièce écrite par son aîné en 1682. Il propose surtout une relecture assez radicale, qui tourne le dos au mythe gréco-romain d’une sorcière jalouse, infernale et sanguinaire. Euripide y avait contribué, en ajoutant au mythe originel l’horrible épisode de l’infanticide. Sa motivation demeurait toutefois ambigüe : abjecte vengeance envers Jason, ou volonté d’épargner à ses enfants la déchéance de l’abandon, voire d’un futur esclavage après son exil forcé ? Euripide ne le précise pas vraiment, et conserve une part d’empathie pour son personnage. Sénèque s’était ensuite complu à charger Médée de tous les vices et de toutes les ignominies possibles, l’érigeant en monstre féminin repoussoir dans un contexte de mentalités romaines marquées par une incontestable misogynie. La Renaissance avait à son tour remis au goût du jour ce mythe antique, et certains auteurs s’en étaient emparés. Ainsi en France un certain Jean de La Péruse (1529 – 1554) avait rédigé une Médée, imprimée en 1556 et tombée dans l’oubli mais qui eût à son époque un certain retentissement. Son personnage central demeure caractérisé par une barbare cruauté.

Si le grand Corneille tente de rééquilibrer ces visions par la synthèse d’un personnage complexe, son cadet met surtout en exergue les faiblesses ou la duplicité de son entourage. Ainsi son Jason partage avec le Giasone vénitien une incontestable veulerie : tous deux sont incapables de choisir entre leurs sentiments. Thomas Corneille va plus loin, et lui prête une duplicité malsaine : non seulement Jason lui proteste de son amour mais il demande à Médée de se séparer de son plus beau vêtement pour le remettre à sa rivale, sous le fallacieux prétexte de gagner la protection de son père le roi Créon ! Ce dernier associe sans honte calcul politique et faiblesse paternelle : en maintenant l’ambigüité de la position de sa fille envers Jason et Oronte il s’assure du concours de deux valeureux capitaines pour défendre son royaume menacé. En renvoyant Médée il laisse le champ libre à la liaison de sa fille Créuse avec Jason… Personnage plutôt falot, Oronte est le portrait du séducteur prêt à séduire sa cible par les moyens les plus ostensibles, tel le ballet du second acte à la gloire de sa bien-aimée, conduit par un Amour triomphant et tapageur !

Notons au passage que la plupart des éléments repositionnant les protagonistes sont repris de récits plus anciens, qui campent une Médée sauvage et cruelle. Mais dans les versions antérieures Médée prenait elle-même l’initiative d’offrir à Créuse sa plus belle parure, et Créon ne l’exilait que bien après que Jason l’ait abandonnée pour Créuse… La modification, à peine perceptible, de quelques épisodes déjà inclus dans le mythe antique a suffi pour déplacer nettement la sympathie du spectateur au profit de la magicienne, amante bafouée et mère privée de ses enfants.

Est-ce cette approche audacieuse qui a dérouté les spectateurs ? Ou bien, comme on l’entend généralement, les cabales des partisans de Lully (disparu en 1687), qui ont saboté les représentations ? De fait, le style lyrique de Charpentier diffère assez radicalement de celui du Surintendant : là où ce dernier cherchait à produire ses effets avec un grand dépouillement, Charpentier mobilise un orchestre à grand effectif qui soutient de brillants effets dramatiques par une instrumentation foisonnante, plus proche de celle que développera Rameau un quart de siècle plus tard. Ce parti reflète l’influence de la musique italienne, et tout particulièrement du compositeur romain Giacomo Carissimi (1605 – 1674), dont Charpentier a été l’élève lors de son séjour en Italie dans les années 1660. Il a aussi probablement, à son époque, suscité l’incompréhension d’une partie des spectateurs, plus familiers de la sobriété lullyste.

La mise en scène de David McVicar nous plonge dans un univers où alternent des contrastes qui soulignent les étapes du drame. A l’acte I Médée, Jason et leurs enfants sont comme écrasés dans un grand appartement bourgeois quasiment vide ; quelques bagages épars au centre de la scène (dont la malle contenant la fameuse parure de Médée) attestent de leur exil perpétuel. Les costumes sombres et sévères, tout droits sortis des années 1950, accentuent l’atmosphère dramatique qui se développe auprès des premiers échanges du couple, teintés de détresse et déjà de jalousie. L’acte II est rehaussé de l’irruption fracassante d’Amour, juché dans le cockpit d’un improbable avion pailleté de rose fluorescent et entouré de sa troupe virtuose ! L’acte III est mis en valeur par les coupures du spectacle : il est précédé et suivi d’un entracte. Il marque le retour à une atmosphère sombre, nimbée de vapeurs, qui culmine dans l’invocation de Médée aux puissances infernales. Les deux actes suivants sont encore marqués par ces alternances, qui se rapprochent à mesure qu’on s’achemine vers le finale. Le seul regret porte sur l’omission du prologue dans cette production.

Les décors et les costumes de Bunny Christie semblent extérioriser les caractères prêtés aux personnages : un Jason séduisant dans son pimpant costume de commandant aux galons dorés, en complet décalage avec le drame qui se joue ; un Créon cruel et calculateur, sanglé dans son habit de général à pantalon bouffant et hautes bottes ; un Oronte tapageur qui apparaît dans son habit d’aviateur, entouré de ses compagnons. Du côté des femmes, les tenues précieuses de la futile et sensuelle Créuse s’opposent aux longues robes sombres et sobres de Médée ou de sa servante Nérine. Dans le décor dépouillé du grand appartement, quelques meubles attirent notre regard lors de scènes marquantes : le grand bureau doré derrière lequel s’abrite Créon pour mieux ordonner à Médée son exil, ou le voluptueux lit de repos d’un blanc immaculé sur lequel Créuse reçoit Jason. Les effets produits sont à la fois agréables à l’œil, et en rapport intime avec le drame qui se joue.

Les interprètes incarnent avec force leur personnage. Héroïne de ce drame, la Médée d’Anna Caterina Antonacci est incandescente de passion. Aveuglée par son amour pour Jason et par crainte de le perdre, elle cède à son objurgation de donner sa plus belle parure à celle qu’elle soupçonne déjà d’être sa rivale. Lorsqu’elle découvre enfin qu’elle est trahie, sa vengeance se déchaîne, implacable. Sa voix mate, à la pointe acidulée, fait merveille au troisième acte, où elle enchaîne le désespoir (Quel prix de mon amour) à l’invocation des puissances infernales (Noires filles du Styx). On retiendra aussi sa froide détermination face à Créon dont elle ensorcelle les gardes (au final de l’acte IV), à peine atténuée par sa poignante hésitation avant d’embrasser ses enfants (D’où me vient cette horreur ?). Enfin son apparition finale (C’est peu, pour contenter la douleur qui te presse), nimbée de vapeur et d’obscurité, clôt la représentation de manière saisissante.

Sa rivale Créuse combine sans vergogne ses désirs charnels avec les intérêts politiques et militaires de son père. La soprano Keri Fuge lui prête ses reflets nacrés pour chanter la puissance de l’amour, dans une superbe envolée (L’amour sur tous les cœurs). Avec ingénuité elle entretient l’espoir d’Oronte (Mon cœur qui s’applaudit). Elle révèle toutefois ses couleurs dramatiques lorsqu’elle comprend que Médée tient son père en son pouvoir, à l’acte V : sa soumission (Si la pitié peut vous trouver sensible), puis sa fin effroyable, empoisonnée par la robe de Médée, attirent alors la sympathie du spectateur autour du duo dépouillé Hélas ! Près d’être unis.

Jason emprunte à Cyril Auvity charme et prestance pour mieux faire chavirer les cœurs de ces deux femmes. Son timbre solaire de haute-contre fait merveille dans le rôle. On retiendra tout particulièrement, outre le duo déjà évoqué, les échanges passionnés du premier acte avec Médée, les badineries teintées de défi et de jalousie avec Créuse au second acte (Oronte vous adore), ou encore ses émouvantes protestations d’amour au troisième acte (N’appelez point exil un triste éloignement).

Charles Rice campe un Oronte conquérant et séducteur, surgissant sur scène au son des trompettes, puis offrant avec une générosité présomptueuse un futur asile à Médée au début de l’acte III (Le fier appareil de ses armes). Leur duo (Non, dans un cœur) scelle leur rapprochement pour d’autres motifs : trahi lui aussi, il se range désormais au service de Médée. Le timbre est clair et agréable, mais la diction française manque parfois d’assurance (en particulier dans la scène avec Médée au quatrième acte).

Willard White incarne sans retenue un Créon calculateur et inflexible, roi empli d’une fière dignité mais aussi père toujours prompt à accéder aux désirs de sa fille. Son incontestable charisme fait oublier une diction française quelque peu feutrée ; celle-ci lui apporte même un surcroît de gravité. On retiendra en particulier ses interventions au second acte, dans la dure scène de l’exil ordonné à Médée puis dans le face-à-face avec Créuse, et bien entendu le terrible affrontement du quatrième acte. Dans la poignante invocation Noires Divinités qui conclut l’acte, ses attaques graves et impétueuses emplissent la salle.


Les rôles plus courts sont répartis, comme il est d’usage, entre quelques interprètes qui les cumulent. Magali Léger s’illustre tout particulièrement dans son intervention en Amour au second acte, cachée derrière d’épaisses lunettes noires (Amour est aveugle…). De sa canne voltigeuse elle dirige chants et danses à la manière d’une revue de cabaret, parfaitement à l’aise dans ses incessants déplacements. Ses propres airs, lancés d’une voix cristalline à la diction solide, couronnent de leur brio ce beau numéro scénique. C’est encore la beauté du timbre qui frappe dans les airs de Cléone qui ouvrent l’acte IV (avec un élégiaque Jamais on ne la vit si belle). A l’acte V son annonce de la double mort de Créon et d’Oronte (Je viens vous annoncer) est marquée d’un effroi communicatif.

Retenons aussi la courte mais percutante intervention du jeune baryton Alban Legos dans le rôle d’Arcas, avec son timbre franc et clair, auquel s’ajoute un jeu scénique bien maîtrisé. Les deux jeunes ténors Jérémy Schütz et José Pazos affichent chacun de chaudes couleurs et une indéniable vaillance. N’oublions pas non plus la mezzo Mi-Young Kim et son abattage dans les ornements de l’air italien du ballet du second acte.

A la tête de l’orchestre Cappella Mediterranea, Leonardo Garcia Alarcón fait sonner admirablement cette partition richement colorée. Les effets de volume (par exemple lors des entrées de Créon et d’Oronte au premier acte, ou lors du ballet de l’Amour au second acte) y sont à la fois brillants et parfaitement maîtrisés ; trompettes et percussions s’en dégagent avec netteté. Au troisième acte les rythmes envoûtants enveloppent d’une atmosphère surnaturelle les invocations de Médée. Dans les deux derniers actes la dimension dramatique prend évidemment le dessus. L’orchestre s’avère alors tout aussi efficace dans les effets puissants (comme pour l’air de Créon Noires Divinités) que dans des accompagnements plus dépouillés qui laissent les voix au premier plan (comme lors de la mort de Créuse). Avant que la vengeance ne se déchaîne, les deux airs de Cléone au début de l’acte IV s’insèrent dans une atmosphère de sérénité aérienne qui enchante nos oreilles. Soulignons enfin l’exceptionnelle richesse du continuo, même par rapport aux standards élevés auxquels Cappella Mediterranea nous a habitués dans ce domaine.



Publié le 14 mai 2019 par Bruno Maury