Messe de minuit - Charpentier

Messe de minuit - Charpentier © Pierre Benveniste. De gauche à droite : Clotilde Gaborit, Stephan Dudermel, Juliette Shenton, Anne-Irène Kempf, Flore Seube
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A la rencontre du profane et du sacré

Ce concert de Noël à l’église Saint Maurice de Strasbourg par les Petits chanteurs de Saverne, l’Ensemble Vocal Universitaire de Strasbourg (EVUS) et l’Ensemble Plurium de musique baroque, sous la direction de Clotilde Gaborit avait pour but de faire entendre quelques œuvres majeures du XVIIème et du XVIIIème siècles écrites pour célébrer la Nativité. Il y a quelques mois, mon confrère Michel Boesch a rendu compte dans ces colonnes d’un concert au programme analogue dans un magistral article.

La première partie du programme consistait en Noëls baroques, elle débutait avec l’Hymne à la Nuit de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), tiré d’Hippolyte et Aricie (1733) en guise d’introduction. Cette pièce hors d’œuvre donnait à l’ensemble des choristes (EVUS et Petits chanteurs) l’occasion d’exécuter une grande œuvre chorale a cappella. Il nous fut ainsi possible d’admirer l‘intonation parfaite et l’art des nuances dans les quatre strophes de ce chant.

Les six Symphonies en quatuor pour les Noëls de Michel Corrette (1707-1795) datent de 1762 et sont écrites sur des chants de Noël traditionnels. L’écriture est déjà celle du quatuor à cordes, un genre musical que Joseph Haydn était en train d’inventer avec ses quatuors de l’Opus 1 datant de 1757. La basse de viole (remarquable Flore Seube) qui ici occupait la place du violoncelle apportait une réelle plénitude sonore au mouvement lent de la Symphonie V, une vibrante chaconne sur le chant Or nous dites Marie, dans laquelle on pouvait entendre l’alto magique d’Anne-Irène Kempf.

Les deux Noëls traditionnels Joseph est bien marié et Tous les bourgeois de Chartres étaient chantés par les Petits chanteurs de Saverne avec de jolies voix bien posées et une remarquable musicalité.

Les trois motets au programme constituaient une incursion dans un domaine musical plus savant. Tota pulchra est d’André Campra (1660-1744) est écrit sur un texte du Cantique des cantiques. C’est une chaconne faisant alterner les solistes et le chœur. Dans O miraculum nativitatis (SdB 6) de Sébastien de Brossard (1655-1730), les trois solistes, Raphaël Joanne, haute-contre, Cyril Escoffier, taille et Lucien Moissonier-Benert, basse-taille, combinaient leurs voix dans une efflorescence contrapuntique soutenue par le continuo de Flore Seube (basse de viole) et Clotilde Gaborit (orgue).

Cette première partie s’achevait avec Jubilate Deo omnis terra H 194. Ce grand motet en ré mineur de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) pour basse-taille solo (Lucien Moissonier), chœur, deux violons et basse continue (basse de viole nommément inscrite sur le manuscrit) date de 1685. Le texte est celui du Psaume 100 de l’Ancien Testament. Comme il est d’usage dans les grands motets français, des parties solistes et un petit chœur alternaient avec le grand chœur où s’épanouissait le riche contrepoint de Charpentier. Aux Petits chanteurs de Saverne étaient confiés les passages pour petit chœur. Il fallait un grand courage pour monter une œuvre aussi complexe du fait d'incessants changements de rythme, de tempo, de dynamique sonore sans oublier les chromatismes hardis de l’écriture de Charpentier.

La Messe de minuit H 9 de Marc-Antoine Charpentier a été composée en 1694. L’unique opéra du compositeur, Médée (H 491) venait juste d’être créé en 1693. Après le cuisant échec de sa tragédie lyrique, pourtant admirable, Charpentier décida de se consacrer à la musique spirituelle et cette Messe de minuit est une des premières d’une longue série d’œuvres religieuses qu’il écrira jusqu’à sa mort. Composée pour être exécutée à l’église des Jésuites Saint Louis où il était maître de chapelle, elle est écrite pour cinq solistes (deux dessus, haute-contre, taille et basse), chœur et orchestre. Dans la version exécutée lors de ce concert, les parties de dessus ont été réparties entre des solistes du chœur et les Petits chanteurs. Le compositeur a utilisé des cantiques de Noël traditionnels et l’auditeur était heureux de reconnaître des thèmes qui figuraient déjà dans la première partie du concert. Il a aussi intercalé dans le déroulé liturgique ces chants populaires sous forme de pièces instrumentales (Noëls aux instruments). On pourra ainsi s’étonner de trouver des mélodies profanes et même guillerettes (Joseph est bien marié) pour le Kyrie eleison ou encore le Crucifixus etiam pro nobis, passages de la liturgie où les compositeurs classiques écrivent leurs plus bouleversantes pages. Le but recherché par Charpentier était tout autre : les textes liturgiques de l’ordinaire de la messe servent ici de support pour exprimer l’esprit de Noël, la venue du Sauveur et célébrer la joie populaire face à cette nouvelle. Aucune facilité cependant dans tout cela, les thèmes populaires sont développés, élaborés et mis en valeur par l’écriture dense et complexe de Charpentier à la manière des madrigalistes italiens, comme Giacomo Carissimi (1605-1674) ou encore Domenico Mazzocchi (1582-1665) dont le jeune Charpentier eut l’occasion d’écouter les œuvres lors de son séjour en Italie. Comme le dit Clotilde Gaborit : « cette messe de Minuit est une œuvre riche en textures et en harmonies, reflétant la magnificence et la solennité de la célébration de Noël ».

Les passages merveilleux sont légion : Christe eleison est une émouvante chaconne basée sur le chant Or nous dites Marie. Au cœur de la Profession de foi, Et incarnatus est de Spiritu Sancto est plein de mystère avec ses modulations audacieuses. Enfin un sublime Agnus Dei clôt la messe dans la ferveur. Une mélodie ineffable est répétée alternativement par les instruments et le chœur. On ne pouvait rêver d’une pareille conclusion, aussi sereine. C’est la paix de Dieu qui est ainsi donnée en héritage à l’humanité.

Les trois solistes intervenaient le plus souvent en trio mais chacun avait la possibilité de faire entendre sa voix en solo. Raphaël Joanne est un magnifique haute-contre. Le timbre est brillant, la projection généreuse et l’intonation parfaite. Cyril Escoffier, taille, charmait de sa voix agile au beau legato. Lucien Moissonnier-Benert impressionnait avec sa voix large au timbre velouté et l’harmonie de sa ligne de chant.

Le volume sonore produit par l’EVUS, une phalange d’une centaine de choristes, était impressionnant dans des œuvres qui d’habitude font intervenir des effectifs plus modestes. Les tutti de la Messe de Minuit (le deuxième Kyrie eleison ; la fin de la profession de foi, Et unam, sanctam, catholicam, apostolicam, ecclesiam ; l’Hosanna in excelsis) bénéficiaient de cette puissance qui leur conférait beaucoup d’éclat, accentuait les contrastes avec les soli et les interludes instrumentaux sans pour autant les écraser.

Avec les Petits chanteurs de Saverne, une formation d’élite, preuve était faite que de très jeunes enfants (sept ans et plus) peuvent chanter des pièces difficiles du répertoire classique avec justesse, émotion, ferveur et des voix ravissantes. Certes l’excellence n’est pas donnée à tout le monde et tous les enfants des écoles n’accéderont pas à ce niveau mais beaucoup pourraient chanter des œuvres plus faciles et de qualité à condition que leurs instructeurs aient la patience nécessaire et du goût pour la belle musique.


© Pierre Benveniste. De gauche à droite : Lucien Moissonnier-Benert, Cyril Escoffier, Raphaël Joanne, Stephan Dudermel, Juliette Shenton

L’Ensemble Plurium en formation réduite avait réuni des solistes prestigieux. Stephan Dudermel m’avait enthousiasmé au violon baroque avec La Rêveuse (voir mon compte-rendu), il fait montre ici de sa virtuosité et de sa connaissance intime de la musique baroque française. Juliette Shenton, étudiante à la Haute Ecole des Arts du Rhin (HEAR), a déjà manifesté des dons exceptionnels dans les concerts qu’elle a donnés avec Martin Gester. Anne-Irène Kempf, professeur au Conservatoire de Colmar, séduit par la beauté de la sonorité de son alto baroque. Selon Jean Duron dans son article intitulé L’orchestre de M.-A. Charpentier, Charpentier préfère le plus souvent la basse de viole à la basse de violon dans le continuo. Il ne pouvait rêver d’une meilleure interprète que Flore Seube à ce poste. Sa viole de gambe possède sous ses doigts à la fois puissance et délicatesse. Stéphane Tamby a parfaitement rendu l’ambiance pastorale de cette Messe de minuit avec sa flûte à bec et son basson.

Une vaste église pleine à craquer, une ovation finale ont montré de façon limpide l’adhésion du public à ce magnifique projet collectif de Clotilde Gaborit consistant à embarquer de jeunes enfants dans un programme musical ambitieux tout en maintenant un haut standard de rigueur et de démarche historiquement informée (prononciation gallicane du latin, instruments anciens, …). Le résultat dépasse toutes les espérances.



Publié le 17 déc. 2023 par Pierre Benveniste