Monsieur de Pourceaugnac - Molière - Lully

Monsieur de Pourceaugnac - Molière - Lully ©Brigitte Enguerand
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Petits martyres entre amis

« Voilà le seul honnête homme que j'ai trouvé en cette ville ». C'est en ces termes désabusés (III, 5) que Monsieur de Pourceaugnac disparaît définitivement de la pièce de Molière qui porte son nom. S'ensuivent l'union des tourtereaux, le divertissement final – et puis, rideau. Cette sortie de route amère, ce dénouement équivoque (on ne connaîtra jamais le sort du héros, ou plutôt de l'anti-héros acculé) balafre d'une lézarde vertigineuse ce que la réjouissance a de conventionnel, et donc de peu intéressant. Tout le génie de Molière, en cette œuvre demeurée moins connue que d'autres, est d'avoir su approfondir sans en avoir l'air certaines des ficelles les plus grosses de la bourle, de la beffa ou de la commedia dell'arte.

Loin des artifices éprouvés de la comédie de situation, c'est à une sorte de lynchage en musique qu'est convié le roi par Molière et Lully – ce dernier présent sur scène – au Château de Chambord en septembre 1669, peu ou prou un an avant Le Bourgeois gentilhomme au même endroit (voir la critique de notre confrère Michel Boesch de la production de Versailles : Le Bourgeois gentilhomme). Seul contre tous, éreinté avec une cruauté parfois extrême, Pourceaugnac n'a d'autre choix que de capituler. Le drame va largement au-delà d'une peine de jouvencelle (Julie), à qui un père tyrannique et intéressé (Oronte) impose ce parti qu'elle n'aime pas, aux dépens se son galant (Éraste). Le principal ressort n'est même plus que le prétendant doive épouser la belle ! c'est qu'il soit de la province. En un mot : intrus. Étranger.

En effet, le gentilhomme débarqué dans la capitale, en vue d'un mariage arrangé, vient de Limoges. Son habit, ses manières, ses mœurs, ses origines, son nom... tout le stigmatise. Pour s'en défaire, les deux jeunes gens recourent aux soins de deux intrigants, Sbrigani et Nérine, qui s'emploient à le décourager par tous moyens, et à braquer contre lui le barbon. Au cours de trois actes que soudent des intermèdes musicaux, se succèdent à un rythme effréné de nombreux intervenants bigarrés, parmi lesquels médecins, avocats, Suisses, archers, (fausses) femmes séduites et abandonnées – tous ligués pour faire tourner en bourrique puis renoncer le hobereau aux abois. On rit aux éclats... à une chasse à l'homme.

Clément Hervieu-Léger et son équipe l'ont dépeinte en la transposant à la fin des années 50. C'est un choix intelligent et heureux. Intelligent, car le statut du provincial d'alors égaré à Paris, ainsi que rappelle la note d'intention, est suffisamment typé pour coller au sujet. Heureux, parce que ces décors épurés et éclairages subtils, dont la référence cinématographique est évidente, mettent en valeur des costumes et accessoires d'époque pareillement travaillés ; tout ceci est un régal pour les yeux. Bicyclette, Simca 5 retapée, « transistor » prodiguent une empreinte vintage, nostalgie on ne peut plus seyante pour une histoire aussi ambiguë. Infime regret : les vêtures ne permettent pas d'identifier le rang social des jeunes comploteurs.

Le jeune Paolo Zanzu, assistant de William Christie, dirige du clavecin son petit aréopage : dessus, haute-contre, taille, quinte et basse de violon, violoncelle, deux flûtes à bec, théorbe et percussions. Disposés côté jardin, ces instrumentistes sont assez virevoltants (comme Sébastien Marq !) pour aller et venir en toute discrétion. Si l'art vocal proprement dit est le fait de quatre solistes (dessus, haute-contre, basse-taille et basse), rien n'est cloisonné. Dramaturge et compositeur ont fait en sorte que les ressources s'enchevêtrent : artistes lyriques bons acteurs, et lors de l'ensemble final, gens de théâtre bons chanteurs. En clef de voûte, tous voient leurs talents de danseurs joliment réglés par Bruno Bouché, au cours de l'hilarant ballet des clystères (Piglia-lo sù Signor Monsu), à la fin l'acte I.

Semblable polyvalence exige un fort esprit de troupe : ni plus ni moins, celui de Molière. Ce n'est pas qu'une question de fidélité (Daniel San Pedro co-dirige avec Clément Hervieu-Léger la Compagnie des Petits Champs), mais encore de synergie, et non des moindres, compte tenu du tempo trépidant de la pièce ; la prestation n'est plus seulement artistique, elle est physique. Ce point particulier vient, s'il était besoin, rehausser la performance de chacun des protagonistes.

Performance, que le débit victimaire de Gilles Privat (Monsieur de Pourceaugnac), regard de chien battu et esquive de martyr, Calimero impayable en camisole ou en robe à pois. Performance, que l'épatant babil de Stéphane Facco, d'abord l'immense tirade de médecin (I, 8), grand classique moliéresque – après ça, travesti, le long délire de l'hystérique Lucette, en un sabir « gascon » désopilant (II, 7). Performance, que le jeu vif argent de Daniel San Pedro déjà cité (Sbrigani), maître d'œuvre de la farce : à l'occasion torero d'opérette, œil pétillant et faconde d'entremetteur, il est une jubilation à lui tout seul !

Le personnage plutôt effacé de Julie – seul à éprouver de la compassion envers le Limougeaud – permet à l'exquise Juliette Léger de faire miroiter quelque retenue au sein d'un charivari qui en manque singulièrement. L'Éraste élégant de Guillaume Ravoire, la Nérine rouée de Clémence Boué et surtout l'Oronte velléitaire à souhait du vétéran Alain Trétout complètent avec bonheur cette galerie théâtrale d'excellence. Mais ce n'est pas tout.

On l'a dit, les chanteurs jouent également. Claire Debono intervient peu, son soprano clair et frais est plaisant, hélas pas une seule de ses syllabes n'est intelligible. Matthieu Lécroart, baryton éclectique au curriculum vitæ long comme le bras, offre davantage de matière, tour à tour musicien, médecin, avocat... truculent de dégaine, charmeur de timbre. Les deux jeunes pousses estampillées CMBV ou Jardin des Voix suscitent néanmoins le plus grand coup de cœur. Erwin Aros, espiègle compagnon de Sbrigani, expose une voix de haute-contre racée, très à son aise lors du Aimons jusques au trépas conclusif. Cyril Costanzo, apothicaire au don de comédien patent, revendique une belle basse sonore, aussi enveloppante que sa caisse de résonance est longiligne et fine ; il est parfait dans la harangue des avocats au troisième intermède.

Du reste, la réussite de ce spectacle complet est celle de sa jeunesse, si contagieuse que même les rôles « mûrs », Oronte inclus, y sont habités par un tourbillon de jouvence et de fraîcheur. De l'ambitieuse tournée initiée en décembre 2015 à Caen, ne restent que le Festival « William Christie » à Thiré en août 2016 – puis Charleroi, Versailles et Boulogne au printemps 2017. Parisiens, vous avez jusqu'au 9 juillet prochain pour ne pas commettre l'erreur de le manquer.

Publié le 22 juin 2016 par Jacques Duffourg-Müller