Orfeo - Sartorio

Orfeo - Sartorio © S. Gosselin. De gauche à droite : Abel Zamora (Hercule), Eléonore Gagney (Aristée), Anara Khassenova (Autonoé), Clément Debieuvre (Erinda) et Fernando Escalona (Hercule)
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Un palais des mirages séduisant et cruel

Le thème mythologique d’Orphée est intimement lié à la naissance de l’opéra, traditionnellement fixée (même si la réalité est nettement plus complexe) aux premières représentations en 1600 à Florence de l’Euridice de Jacopo Peri. Il a également inspiré l’Euridice concurrente de Giulio Caccini (représentée dès 1602) et s’est rapidement imposé comme un thème de choix pour les livrets d’opéra (on pense bien sûr à l’Orfeo de Monteverdi - 1607) jusqu’à la fin de l’ère baroque (Orfeo ed Euridice, 1762, et sa version française Orphée et Eurydice, 1774, qui servent d’étendard à Gluck pour sa réforme de l’opéra) et même au-delà (on pense évidemment à la parodie satirique d’Offenbach Orphée aux Enfers de 1858, reprise et augmentée en 1874).

Avec les premières représentations commerciales d’opéra (originellement réservées aux invités des représentations commandées par des princes ou de riches familles, comme les Barberini à Rome) proposées par Francesco Cavalli (1602-1676) à partir des années 1640, Venise peut s’enorgueillir d’être, en cette seconde moitié du XVIIème siècle, un des principaux – sinon le principal – foyer de la création lyrique. Suprême consécration de sa renommée, la France a fait un pont d’or à Cavalli pour qu’il consente à quitter la Sérénissime (ce sera son seul voyage hors de la République) et vienne composer Ercole amante, destiné aux festivités du mariage de Louis XIV (voir notre chronique). A Paris le compositeur s’est familiarisé avec un orchestre plus étoffé, des ballets plus développés, qui enrichissent et infléchissent son style. Mais ces évolutions ne suffisent pas à maintenir la veine de son succès : après le succès limité de son Pompeo Magno (1666), son Eliogabalo (1668) est refusé par ses commanditaires, les frères Grimani, et ne se sera jamais représenté de son vivant (voir la chronique). En 1673, la partition de son Massenzio est à son tour refusée, ce qui met fin à la carrière lyrique du compositeur – qui se consacrera ensuite jusqu’à sa mort à la musique religieuse. Les responsables du Teatro San Salvatore de Venise confient alors le livret de Bussani à Antonio Sartorio (c. 1630-1680), qui le met en musique en moins d’un mois ! C’est d’ailleurs avec un librettiste de Cavalli, Aurelio Aureli (c. 1630-c.1708), que Sartorio s’était affirmé auprès du public et des dirigeants de ce même Teatro San Salvatore à travers le succès de son Orfeo, créé le 14 décembre 1672 pour la saison du Carnaval.

Le livret d’Aurelio Aureli s’écarte sensiblement de la trame d’Alessandro Striggio (c. 1540-1592) utilisée par Monteverdi plus d’un demi-siècle plus tôt. Nous y retrouvons en particulier le double couple principal (Orphée-Eurydice et Aristée-Autonoé) caractéristique des livrets vénitiens. Des divinités ou des héros (Esculape, Platon, Bacchus, Hercule, Achille ou encore le centaure Chiron) s’immiscent dans l’intrigue, non pour en commander le cours (comme c’était traditionnellement le cas dans l’opéra vénitien : par exemple dans l’intrigue imaginée par Busenello pour Le Couronnement de Poppée) mais sur le même plan que les personnages principaux. La nourrice Erinda, rôle familier des livrets vénitiens (voir notre chronique ), prend ici un rôle central et mène véritablement l’action, aux côtés de personnages principaux maîtres de leur destin. L’amour et les passions sont traitées sur un mode cru et réaliste : Orphée est jaloux du penchant de son frère Aristée pour Eurydice, ce qui va le mener à commander au berger Orillo la mort de celle-ci (même si celle-ci sera finalement mordue par un serpent, pour respecter le mythe). C’est elle-même, revenue sous forme de fantôme, qui demande à Orphée de venir la rechercher aux Enfers sans se retourner. Les épisodes comiques demeurent très présents, comme dans la scène de séduction entre Orillo et Erinda, où le jeune berger est prêt à monnayer ses charmes auprès de la vieille nourrice, ou dans l’attirance d’Hercule et Achille pour la belle Autonoé, venue reconquérir Aristée sous les traits d’une diseuse de bonne aventure, passion amoureuse que tente de combattre le centaure Chiron. Autonoé et Eurydice, plutôt que rivales, se révèlent de solides alliées féminines dans la quête respective de leur bien-aimé…

Au plan musical, cette œuvre constitue également une sorte de trait d’union entre l’opéra vénitien traditionnel et l’opéra seria à venir. Les airs restent étroitement liés aux récitatifs, mais ils sont nettement plus marqués et plus densément orchestrés que chez Cavalli. L’œuvre de Sartorio a aussitôt été très appréciée du public vénitien ; signe de son succès elle a poursuivi sa carrière avec des reprises (parfois sous des titres différents) à Naples (1682) et au Hoftheater de Braunschweig (1690), au Teatro Formigliari de Bologne (1695) au Teatro di Corte de Turin (1697) et encore en 1706 au Teatro Falcone de Gênes.

Mobilisant des décors réduits (essentiellement trois grands panneaux disposés en U sur la scène, dotés de lamelles pivotantes comportant une face rouge et une face réfléchissante de miroirs), la mise en scène de Benjamin Lazar constitue une réussite à tous points de vue. Elle colle de très près au livret, avec par exemple l’apparition de bêtes sauvages (des danseurs) autour d‘Orphée lorsqu’il pleure son amour perdu. Le metteur en scène nous livre son inspiration dans la notice qui accompagne le programme : « Il faut répondre à cette énergie colorée et noire par une mise en scène changeante, offrant une diversité dans les images, les costumes et les styles de jeu. […] Avec mon équipe, j’imagine cette version d’Orphée dans un palais des mirages, conçu par Adeline Caron, qui tient à la fois du planétarium, du théâtre anatomique de la Renaissance et du cabaret contemporain ». Les costumes imaginés par Alain Blanchot se veulent le reflet de la psychologie des personnages : des tenues immaculées pour Eurydice et d’Autonoé, des chaussures à sabots équins du centaure Chiron, appuyé sur des béquilles qui suggèrent un vétéran guerrier, ou encore l’invraisemblable tenue d’Erinda, enveloppée d’une grande chasuble dorée et juchée sur de hauts talons que prolongent des bas à résille. Suspendues aux cintres, des lampes inspirées des verreries de Murano, aux éclairages variables, suggèrent tour à tour le bonheur d’Orphée et Eurydice ou les âmes prisonnières des Enfers. Les lumières, réglées par Philippe Gladieux, s’adaptent elles aussi constamment au déroulement de l’intrigue. Ajoutons-y l’utilisation astucieuse, à plusieurs reprises, de la petite scène tournante du Théâtre de l’Athénée. Un mélange réussi qui souligne le caractère intemporel et profondément humain de cette intrigue complexe, comme ses aspects merveilleux.

Le plateau est essentiellement constitué de jeunes chanteurs. Le rôle-titre, originellement écrit pour un castrat, est assuré par la mezzo française Lorrie Garcia. Son timbre cuivré souligne opportunément les aspects sombres d’Orphée, cette jalousie maladive qui le conduit à demander au berger Orillo d’exécuter sa bien-aimée qu’il soupçonne de trahison. Elle confère à son personnage une grande densité dramatique à partir de l’épisode de la mort d’Euridice et dans la sublime scène des Enfers. L’Eurydice de la soprano Michèle Bréant lui oppose sa délicate voix claire et nacrée de créature broyée par un destin cruel, découvrant avec effroi la passion dérangeante d’Aristée (Non so dir, aux attaques sonores de la guitare).


© S. Gosselin. Michèle Bréant (Eurydice) et Clément Debieuvre (Erinda)

Dans le rôle de ce dernier, nous retrouvons la mezzo suisse Eléonore Gagey, qui s’était produite l’an passé dans Le Amazzoni nell’isola fortunate de Pallavicino (voir le compte-rendu dans ces colonnes ). Ses mélismes caractéristiques témoignent d’une parfaite familiarité avec le répertoire baroque du XVIIème siècle. Au plan scénique, elle incarne avec conviction et sensibilité ce personnage déchiré entre son impossible attirance pour sa belle-sœur et sa passion pas tout à fait éteinte pour la princesse Autonoé, venue la reconquérir. Elle croise dans ce dernier rôle la soprano kazakhe Anara Khassenova, également présente dans la production mentionnée ci-dessus. Celle-ci nous apparaît d’abord déguisée en diseuse de bonne aventure, proclamant avec énergie l’espoir de reconquérir Aristée (dans le frais et délicat Si la speme).

De sa voix grave de baryton-basse, Alexandre Baldo, récemment consacré Talent Adami classique 2023, campe un Esculape froid et moralisateur. Parfaite antithèse de l’exubérante et lubrique nourrice Erinda, il constate au long de l’intrigue avec un détachement presque cynique les ravages de l’amour sur les protagonistes. Notons aussi sa courte mais dense apparition en Pluton lors de la scène des Enfers. Autre baryton-basse de la distribution, le suisse Matthieu Heim est un centaure Chiron haut en couleurs, qui tente désespérément d’épargner à ses jeunes disciples Achille et Hercule les affres de la tentation amoureuse provoquée par Autonoé dès leur première rencontre. Malgré ses cothurnes en sabot de cheval et ses cannes, son agilité physique, est impressionnante, en particulier lorsqu’il chante sur le plateau tournant… Sa voix chaleureuse traduit une affection quasi-paternelle pour les deux jeunes héros.

Ce tandem est également bien distribué. Le ténor Abel Zamora, Hercule à l’aigu souple et chaleureux, s’appuie à bon escient sur l’incontestable prestance de sa haute taille pour démultiplier sa présence scénique. Le contre-ténor Fernando Escalona déploie une épaisseur inattendue dans son registre de sopraniste, qui confère à Achille la sourde détermination de la passion. Tous deux font également montre d’une belle expressivité gestuelle, précise et sans excès.

Autre contre-ténor de la distribution, Guillaume Ribler, que nous entendions pour la première fois sur scène, restitue avec efficacité la personnalité complexe et attachante du jeune berger Orillo, projeté dans cet univers de passions qui le dépassent rapidement. Il tente bien d’en tirer au passage quelque profit, comme dans l’ineffable scène parodique de séduction où il s’affirme prêt à vendre ses charmes à l’insatiable Erinda, en multipliant avec délectation les grimaces comiques. Mais c’est avant tout un personnage attachant et désabusé, qui proclame après la mort d’Eurydice et les nouvelles menaces d’Orphée qu’il va quitter cet univers trompeur et cruel de la cour, afin de retrouver ses chers troupeaux et son univers champêtre.

Dans le rôle de l’omniprésente et intrigante Erinda, Clément Debieuvre s’avère la pièce maîtresse de cette excellente distribution. L’incursion du jeune haute-contre, tant apprécié dans le répertoire français pour la noblesse de son phrasé aérien, dans ce rôle par nature parodique constitue de prime abord une surprise de taille. Etonnement très vite balayé par l’implication magistrale du chanteur dans ce personnage complexe, qui mène l’intrigue à travers de brillantes apostrophes, sans oublier de satisfaire à l’occasion ses passions charnelles. Clément Debieuvre appuie régulièrement ses intonations de gestes expressifs qui soulignent la sensualité exaltée de son personnage, n’hésitant pas à se gratter entre les jambes, ou se livrant devant le rideau de scène baissé, à une gigue d’un érotisme débridé pour souligner les paroles du Chi vuol goder (stupéfiant numéro couronné d’applaudissements). Son interprétation restitue avec une délectable gourmandise les codes érotiques et burlesques de l’opéra vénitien, qui jette ici ses derniers feux avant la réforme introduite par l’opéra seria.

Soulignons enfin les riches sonorités de l’Ensemble Artaserse, placé sous la direction de Philippe Jaroussky. On y apprécie le moelleux des cordes et la densité du continuo (avec notamment la présence de la harpe de Bérengère Sardin), ainsi que les passages rythmés de guitare qui accompagnent certains airs. Par dessus-tout, les sonorités flûtées des cornets (ce soir-là, Adrien Mabire et Benoît Tainturier) magnifient les airs brillants composés par Sartorio, tout en évoquant avec brio l’atmosphère musicale vénitienne (dont les cornets constituaient un élément essentiel de la fanfare officielle du doge, les piffari).

Cette première création française de l’Orfeo de Sartorio constitue assurément une réussite totale, dont il reste à espérer qu’elle soit prochainement immortalisée dans un enregistrement.



Publié le 24 déc. 2023 par Bruno Maury