Ercole amante - Cavalli

Ercole amante - Cavalli ©Stefan Brion
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Les lampions de l’Olympe

L’opéra, art « complet » associant la musique, le chant et le théâtre, la danse et les « machines » (ou effets spéciaux) est né au tout début du XVIIème siècle dans le nord de l’Italie, c’est un fait historique incontestable. Il est aussi, dès ses origines, profondément lié à l’histoire de la monarchie française : les deux premiers opéras recensés ont en effet été commandés pour les noces d’Henri IV avec Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane, le 5 octobre 1600. Giulio Caccini (1551 – 1618) et Jacopo Peri (1561 – 1633) reçurent mission de mettre en musique un texte d’Ottavio Rinuccini (1562 - 1621), Euridice, basé sur la fable d’Orphée et Eurydice, tirée des Métamorphoses d’Ovide. L’œuvre de Peri fut représentée au palais des Médicis le 6 octobre, dans le cadre des cérémonies du mariage ; celle de Caccini le fut en décembre 1602.

Le jeune Jules Mazarin participe dès sa jeunesse à l’essor de l’art lyrique à Rome, très probablement comme chanteur. Elevé dans la protection de la famille Colonna, il rentre ensuite au service de la famille Barberini, qui encourage le développement de cet art. Chargé de pacifier les relations diplomatiques entre la France et l’Espagne, deux puissances catholiques en guerre dans une Europe déchirée par la Réforme, il fait représenter en 1638 à l’ambassade de France à Rome un opéra d’Angelo Cecchini ( ? – ?) sur un livret d’Ottavio Castelli (1602 - 1642). Destiné à célébrer la naissance de l’héritier du trône de France, La Sincerità trionfante overo l’Erculo ardire (dont la partition est aujourd’hui perdue) rapporte les amours d’Hercule avec Galatée. On y trouve déjà la référence à Hercule en allusion au roi Louis XIII. Appelé à Paris par Anne d’Autriche, Mazarin recourt à l’opéra afin d’affirmer le prestige de la monarchie, et au passage le sien. Il fait venir à ses côtés l’abbé Francesco Buti (1604 - 1682), fin connaisseur d’un art alors en plein développement dans la péninsule italienne. En octobre 1645 est représenté au théâtre du Petit-Bourbon du Palais Royal, réaménagé pour la circonstance, La finta pazza, grand opéra vénitien de Francesco Sacrati (1605 - 1650) sur un livret de Giulio Strozzi (1583 – 1652). Les succès vont alors s’enchaîner auprès du public parisien. Ils aboutissent notamment le 2 mars 1647, à la création de l’Orfeo de Luigi Rossi (c. 1597 – 1653) sur un livret de l’abbé Buti, dans ce même théâtre.

La Fronde interrompt les réjouissances pendant quelques années, et les dépenses suscitées par ces représentations sont vivement critiquées et brocardées par le peuple et les bourgeois de Paris. Mais dès 1653 Mazarin célèbre sa victoire sur les Frondeurs avec Le ballet royal de la Nuit, représenté lui encore au théâtre du Petit-Bourbon, et dans lequel le jeune Louis XIV danse en personne : le succès sera là encore considérable. Occupé désormais à sceller la réconciliation des Bourbons et des Habsbourg, Mazarin obtient la paix des Pyrénées. Signé le 9 juin 1659, le traité prévoit notamment que le jeune roi épousera l’infante Marie-Thérèse. Afin de célébrer ce mariage royal et ce succès diplomatique, Mazarin veut éblouir l’Europe entière. Il charge l’abbé Buti d’organiser les festivités. Le castrat Atto Melani, qui avait chanté le rôle-titre du Xerse à Florence en 1656, suggère aux deux hommes d’avoir recours à Francesco Cavalli (1602 – 1676) afin de composer l’opéra qui sera le clou des festivités.

Mais les difficultés sont nombreuses. Au faîte de sa gloire vénitienne, Cavalli n’a jamais quitté la ville. En outre, il est organiste officiel de la basilique Saint-Marc : son absence suppose donc une autorisation officielle de la Sérénissime. Mazarin fait jouer ses relations diplomatiques avec celle-ci, de longue date alliée de la France : le 11 avril 1660, le Conseil des Dix accorde par décret cette autorisation. Mais en hommes d’affaires avisé le compositeur négocie âprement les conditions financières de sa venue. Il fait valoir ses occupations à Venise et sa santé prétendument chancelante afin de refuser dans une lettre d’août 1659 les mille doublons d’or qui lui sont offerts par le cardinal pour prix de sa venue à Paris. Vexé, Mazarin prend alors contact avec Antonio Cesti (1623 – 1649), le jeune rival de Cavalli basé à Innsbruck. Averti de cet échange, Cavalli change subitement d’avis, et accepte la proposition du cardinal ! Il obtient toutefois au passage la prise en charge complète de ses frais de voyage, ainsi que des trois musiciens qui l’accompagneront.

Il faut aussi envisager la construction d’un nouveau théâtre, celui du Petit-Bourbon devant être démoli. Le nouveau théâtre devra en outre pouvoir accueillir un grand nombre de spectateurs. Buti fait appel à l’architecte Gaspare Vigarani, qui a construit cinq ans plus tôt le théâtre de Modène, capable de recevoir trois mille spectateurs. Celui-ci arrive à Paris en 1659 avec ses deux fils, Lodovico et Carlo. Ce choix s’avérera cependant désastreux, car les Vigarani n’ont aucune notion de l’acoustique. Par ailleurs, la nouvelle salle, qui doit être assez grande pour abriter cinq mille spectateurs, est prévue d’être édifiée entre le Louvre et les Tuileries, donc tout en longueur ! Prévu d’être terminée en 1660, le bâtiment ne le sera qu’en 1662.

De son côté Cavalli parvient à Paris en juillet 1660 accompagné de ses musiciens. L’abbé Buti lui remet le manuscrit d’Ercole amante, mais Mazarin, gravement malade, ne peut le recevoir. Le compositeur mesure sa tâche, plus complexe et bien plus longue que pour ses créations d’opéras vénitiens : la mise en musique du livret lui demandera plus d’un an de travail. En septembre, Mazarin, provisoirement remis, veut profiter de la présence de Cavalli pour donner un de ses opéras. Là encore Melani suggère le Xerse. Mais le compositeur doit adapter la partition. Les Français ne sont guère friands de castrats, et le rôle-titre est transposé pour un baryton. L’architecture du livret de Minato est également modifiée, afin de se calquer sur le théâtre français (qui a lui-même repris cette structure du théâtre espagnol) : elle comporte désormais cinq actes. Enfin Louis XIV demande que l’on incorpore des intermèdes de ballets, composés par Lully, entre les actes. Pressé par le temps, celui-ci se contentera de reprendre des compositions antérieures n’ayant que peu de rapport avec l’action. Le nouveau Xerse est donné le 22 novembre 1660 dans la Galerie des Peintures du Louvre, réaménagée pour la circonstance (cette œuvre a été reprise il y a quelques années à l’Opéra de Lille, sous la direction d‘Emmanuelle Haïm : voir notre compte-rendu).

Profitant du retard dans la mise à disposition du nouveau bâtiment, Lully pousse ses succès, et fait représenter le 19 février 1661 Le Ballet de l’Impatience, dans lequel le roi danse à nouveau en personne. Dans la foulée il est nommé Surintendant de la Danse, charge créée spécialement pour lui ; et suite au décès de Jean de Cambefort, titulaire de la charge, il se voit également nommé Surintendant de la Musique du Roi ! Faute de pouvoir récupérer la commande de l’Ercole amante, il impose ses vues à Cavalli : la pièce sera enchâssée dans dix-huit entrées de ballets, au cours desquelles se produiront le roi, la reine, ainsi que les Grands de la Cour. Cavalli est désespéré de ses changements, qui alourdissent considérablement la représentation : il doit en compensation procéder à de nombreuses coupes. Lors de la création, le 7 février 1662, l’acoustique de la salle, les bruits des machines, l‘incompréhension du livret italien par le public français feront que l’attention des spectateurs se concentre évidemment sur les apparitions royales, et donc sur les intermèdes de ballets, au détriment de l’opéra proprement dit.

Pourtant le compositeur, prenant appui sur les importants moyens musicaux mis à sa disposition (et dont il n’avait jamais pu bénéficier à Venise, condamné à équilibrer ses dépenses par les recettes commerciales, et limité dans l’espace par de petits théâtres conçus dans d’anciens palais) s’était surpassé. Chaque acte est précédé d’une symphonie d’ouverture particulièrement soignée, les doubles chœurs sont nombreux, et l’opéra ne comporte pas moins de quatre lamenti ! Il est vrai qu’aiguillonné par la présence de Cavalli, Lully a également produit des partitions de haute facture. Et les Vigarani ont multiplié les effets de machines. Dans le fameux Ballet des Planètes qui conclut l’opéra, une nacelle enlève le roi et sa famille dans les airs ! Après une série de reprises à l’époque de Pâques, Cavalli quitte discrètement Paris le 7 mai 1662, et regagne Venise. Atterré par cet échec, il déclare à ses amis ne plus vouloir composer d’opéra, décision sur laquelle il reviendra heureusement par la suite (on trouvera une narration de la création d’Ercole amante dans la biographie écrite par Olivier Lexa, Francesco Cavalli, chez Actes Sud. Le livret complet de l’opéra, accompagné de plusieurs notices détaillées sur les circonstances de la création, fait l’objet du numéro 1 des Cahiers d’Ambronay).

Le séjour de Cavalli à Paris et la création de l’Ercole amante semblent donc marquer un échec de l’opéra italien en France. Cet échec sera pourtant particulièrement fécond, puisqu’il va permettre de poser les bases de l’opéra français - dont certaines étaient déjà dessinées par Cavalli dans sa transposition du Xerse : une structure en cinq actes, la présence de ballets, la variété des airs et des situations très caractérisées (lamenti, scènes du sommeil, des Enfers, de folie,…) et qui constituent un héritage direct de l’opéra vénitien, la présence de ballets (héritées de l’opéra de cour italien, et de la tradition française). Ces bases seront largement reprises par Lully dans ses tragédies lyriques. L’opéra français, se tenant à l’écart de la réforme introduite par l’opera seria à la fin du XVIIème siècle, restera largement fidèle à cette structure tout au long du XVIIIème siècle ; on la retrouve encore dans les opéras de Rameau (par exemple, l’acte des Enfers dans Hippolyte et Aricie). Lorsque dans les années 1760 le chevalier Gluck entreprendra à son tour de réformer l’opera seria, il s’inspirera assez largement de l’opéra français, offrant ainsi une sorte de revanche posthume à l’opéra vénitien mis au point par Cavalli.

Le livret de Buti pour Ercole amante gomme certes largement les allusions comiques – parfois carrément grivoises – qui foisonnent dans les livrets des opéras vénitiens (voir notamment notre compte-rendu du Giasone), mais que le public français n’aurait assurément pas comprises. On y retrouve toutefois les ressorts dramatiques habituels : les interventions répétées des dieux et déesses (Vénus, Junon, Somnus – Le Sommeil) dans l’intrigue, et le rôle essentiel joué par un serviteur, Lychas, dans son dénouement terrestre (c’est lui qui suggère de remettre à Hercule la tunique de Nessus). Et l’intervention finale de Junon pour proclamer la fin heureuse d’Hercule, enlevé vers l’Olympe et uni à la Beauté, ne constitue pas qu’une concession de circonstance : on la retrouve également dans d’autres opéras de Cavalli, comme La Calisto. La trame de l’intrigue s’avère à l’examen quelque peu sulfureuse, puisqu’ Hercule tente de séduire puis d’épouser la belle Iole, promise à son fils Hyllus. Il n’y parviendra que grâce au stratagème (un siège enchanté) offert par Vénus, et non par sa seule beauté. Bien qu’à la gloire de la monarchie française (comme le proclame de manière détaillée le prologue), l’œuvre conserve un ton narquois qui frôle en permanence l’irrévérence royale. Les amours virevoltantes de la Cour sont d’ailleurs copieusement brocardées dans les échanges entre Lychas et le Page, au second acte, seule réminiscence des échanges très libres entre domestiques qui parsèment les opéras vénitiens.

Monter Ercole amante constitue assurément un défi, puisque son format n’est plus compatible avec les conditions actuelles des productions scéniques : l’ensemble des ballets et l’opéra représentent une durée d’environ cinq heures trente (mais les spectateurs n’étaient pas, comme aujourd’hui, plongés dans l’obscurité, ni cloués à leur fauteuil). Il faut donc faire des choix, et accepter soit de répartir les coupes afin de conserver une durée acceptable, soit de supprimer les ballets. L’œuvre a été redonnée une première fois à la fin des années 1970 dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty à l’Opéra de Lyon (en 1979), reprise au théâtre du Châtelet en 1981. Plus près de nous, en septembre-octobre 2006, à l’instigation du Festival d’Ambronay, Gabriel Garrido a dirigé une production mise en espace par Pierre Kuentz, créée au théâtre de Bourg-en-Bresse puis représentée à Vichy, Toulon, Reims et à Paris (salle Gaveau). Enfin en janvier 2009, De Nederlandse Opera d’Amsterdam a proposé une version dirigée par Ivor Bolton et mise en scène par David Alden, qui a fait l’objet d’un enregistrement vidéo chez Opus Arte.

La production 2019 de l’Opéra Comique (où elle a été chroniquée une première fois dans ces colonnes) associe l’Opéra Royal de Versailles et l’Opéra de Bordeaux. Elle a fait le choix de se concentrer sur l’opéra de Cavalli, en écartant les ballets de Lully, ce qui représente tout de même près de 3 h 30 de musique. La mise en scène imaginée par Valérie Lesort et Christian Hecq restitue à notre sens assez intelligemment les différentes facettes de l’œuvre complète, en introduisant la présence de danseurs dans l’opéra, et en impliquant les chœurs dans l’action. Le décor de Laurent Peduzzi, en forme semi-circulaire de théâtre antique, sert de cadre unique en s’adaptant à l’action des différents actes. Au prologue, il est masqué par un grand rideau orné en son centre d’un soleil, les têtes des choristes apparaissant à l’extrémité de chacun des rayons, tandis que la Lune, vêtue d’une somptueuse robe bleu nuit rehaussée d’étoiles dorées, chante sur le proscenium les louanges de la monarchie française. Dans les actes suivants se déploient les machines, trappes et nacelles, qui dévoilent ou dévorent les personnages de l’intrigue. La fantaisie s’y exprime à fond, soulignant leur caractère magique : la nacelle-oiseau rose de Vénus, le bathyscaphe de laiton de Neptune… Les marionnettes de Vanessa Sannino donnent résolument dans le burlesque, comme l’improbable monstre vert (le lion de Némée ?) qui suit Hercule à l’acte I. Ses costumes font contraster tenues voyantes rehaussées d’énigmatiques accessoires qui renforcent le caractère comique de certains personnages (Lychas, ou le Page), et vêtements plus classiques (comme l’armure de cuir et de métal d’Hercule). Les tenues d’evzone des danseurs et des chœurs nous rappellent régulièrement que l’action se situe en Grèce. On notera aussi les coiffures-masques qui prolongent énigmatiquement les visages des déesses Junon et Vénus, marquant leur caractère surnaturel. Les jeux de lumière de Christian Pinaud oscillent aux aussi entre des luminosités blanches et éclatantes (notamment lors des interventions de Vénus), et des clairs-obscurs bien maîtrisés (en particulier le noir féerique du prologue).


Neptune

Le plateau des chanteurs est idéalement constitué. De sa large stature, Nahuel di Pierro porte avec vaillance le rôle titre tout au long de l’intrigue. Les couleurs de son timbre s’adaptent sans cesse, et avec une plasticité étonnante, aux différentes étapes de l’action : de nobles graves veloutés pour évoquer son amour non partagé pour Iole au premier acte, puis amoureux conquérant aux graves envoûtants lorsque Vénus lui livre le siège enchanté. Sa voix se fait douce et onctueuse pour mieux séduire la belle Iole, puis s’emporte lorsqu’il découvre la présence importune d’Hyllus. Au cinquième acte, pensant savourer la victoire de son prochain mariage avec Iole, il entonne un triomphal Alfine il ciel d’amor, un bouquet de roses noires à la main. Tordu de douleur par la tunique de Nessus, il est particulièrement poignant dans son arioso Ma qual pungente arsura. Au total une très belle prestation scénique et vocale.

Pour l’aider dans son entreprise, la Vénus de Giulia Semenzato affiche sans complexe son parti de déesse de l’amour, que souligne le rose improbable de sa tenue, assorti à la nacelle en forme d’oiseau qui l’amène sur scène au troisième acte. Son timbre au délicat éclat nacré pétille d’érotisme et de rouerie, toujours relevés d’une pointe d’humour. Mais c’est assurément dans le rôle de la Lune, au prologue, qu’elle nous a le plus enchanté, avec ses deux grands monologues brillamment ornés et repris par un chœur incisif.

Dans le camp adverse, Anna Bonitatibus incarne avec aplomb le rôle de Junon (qu’elle avait déjà assuré dans la production d’Amsterdam). Son timbre mat, aux graves charnus, confèrent une incontestable noblesse à chacune de ses apparitions. Ses attaques sont incisives, sa diction impérieuse. Sa prestation finale (Su su allegrezza) est empreinte d’un panache triomphal. Alliée de la déesse, la Pasithée d’Eugénie Lefebvre campe une épouse docile, qui n’hésite pas à lui confier son mari le Sommeil, sorte de Bibendum grisâtre dodelinant dans son siège à roulettes ! Son Mormorate empreint d’une fraîcheur ingénue est un régal pour l’oreille.

La Déjanire de Giuseppina Bridelli défend vaillamment son rôle d’épouse bafouée et de mère attentive au bonheur de son rejeton. La longue traîne de sa robe (qui couvre trois largeurs de scène!) souligne son incontestable dignité. Son arioso Misera ; ohimé ch’ascolto ? (second acte) éclate en logs déchirements de douleur. Au troisième acte, sa véhémente intervention (Ah barbaro) pour sauver son fils de la colère d’Hercule se répand en de longs ornements filés, appuyés par les cornets ; elle constitue un des sommets de cette représentation.

Francesca Aspromonte campe une Iole à la fois fragile (elle n’oublie pas qu’Hercule a tué son père Eurytus pour avoir soutenu son amour pour Hyllus) et ferme dans son intention d’épouser ce dernier. Son lamento O Diva, ò Dea (troisième acte) est un pur moment de bonheur pour l’oreille. Il est bientôt suivi d’un échange comique tout à fait réussi avec le maestro, afin de réveiller Hercule au son de l’orchestre ! On retiendra encore ses émouvantes prières devant la tombe de son père à l’acte IV (E se pur). Les duos avec Hyllus, en particulier au second acte, constituent au contraire des passages pleins de charme et de fraîcheur. Dans le rôle de ce dernier, le ténor Krystian Adam affiche un timbre doux et charmeur, aux aigus aériens, qui n’est pas sans rappeler celui des hautes-contres à la française. Sa grâce nous régale dans les instants de bonheur, mais il sait aussi prendre des accents plus dramatiques, en particulier lorsqu’il est prisonnier d’une cage de fer suspendue dans les airs (Ahi che pena, au début de l’acte IV).

Les accents caverneux de la basse Luca Tittoto s’avèrent très convaincants, tant dans le rôle de l’ombre d’Eurytus (chanté sur scène, depuis un tombeau placé dans la trappe centrale) que dans celui de Neptune, où il émerge d’un improbable bathyscaphe de laiton scintillant avec sa longue chevelure verte ! N’oublions pas enfin l’impayable duo des deux serviteurs, Lychas (Dominique Visse) et le Page (Ray Chenez). Leurs échanges comiques, au second acte, apportent une touche décalée des plus réussies à cette œuvre à la gloire de la monarchie, et nous rappellent opportunément que les jeux de l’amour se déchaînent à la Cour comme ailleurs… On retiendra aussi leur joyeux et brillant duo (Amor chi ha senno), qui conclut l’acte III dans une irrésistible danse burlesque.


Lychas et le Page

L’ensemble Pygmalion se montre parfaitement à son aise dans ce répertoire du XVIIème siècle italien, dans lequel il s’est déjà longuement et brillamment illustré. Les chœurs sont à la fois denses et nerveux, mais aussi d’une très grande précision dans leurs attaques ; les parties se distinguent clairement dans une spatialisation particulièrement maîtrisée. Côté orchestre, le continuo est particulièrement opulent, à la hauteur d’une cérémonie royale. Les harpes lui apportent leur noblesse si particulière, et les violes leur rondeur. Les vents (sacqueboutes, trompettes et cornets) se déploient avec brio pour souligner certains effets : on notera en particulier l’effet de spatialisation créé par les trompettes, placées à l’autre extrémité de la salle, lors de l’ouverture du prologue, et l’usage modéré mais toujours très à-propos des cornets (notamment lors du finale des actes). A la baguette, Raphaël Pichon emmène avec vigueur et sensibilité cette œuvre d’apparat, tout en soulignant avec malice le côté décalé et caustique insufflé par son compositeur. On ne saurait mieux rendre justice à cet opéra vénitien forcé de se plier aux conventions de la Cour de France.



Publié le 29 nov. 2019 par Bruno Maury