Passgenau - B’Rock Orchestra
© WDR/ Thomas Kost Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 15 nov. 2024
Lieu: Kulturzentrum Herne. Concert donné dans le cadre des 49. Tage Alter Musik Herne (49èmes Journées de la musique ancienne de Herne) 2024
Programme
- Passgenau
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Armida abbandonata, HWV 105 (cantate pour soprano, deux violons et basse continue. Rome, 1708 – Version de Leipzig, 1731)
- Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concerto en ré majeur, BWV 1050, pour clavecin, flûte traversière, violon solo et violon ripieno, alto et basse continue (Köthen, vers 1718 ?). Allegro – Adagio - Allegro
- Tilge, Höchster, meine Sünden, BWV 1083. Cantate pour soprano, deux violons, alto et basse continue (Leipzig, vers 1747), d’après le Stabat Mater de Pergolèse (Naples, 1736)
Distribution
- Deborah Cachet, soprano
- Marianne Beate Kielland, mezzo
- B’Rock Orchestra :
- Flûte traversière : Sien Huybrechts
- Violon : Yukie Yamagachi
- Alto : Manuela Bucher
- Violoncelle : Rebecca Rosen
- Contrebasse : Tom Devaere
- Luth : Karl Nyhlin
- Clavecin, orgue : Sebastian Wienand
- Violon et direction : Cecilia Bernardini
Les manuscrits de BachJean-Sébastien Bach (1685-1750) nous a laissé une imposante bibliothèque de documents et partitions recopiés ou annotés de sa main, qui éclairent sur sa proximité avec les autres compositeurs de son époque ou des périodes antérieures. Ce fonds comprend ainsi, par exemple, des messes de Pier Luigi di Palestrina (c.1525-1594), des concertos venus d’Italie, des œuvres de Tomaso Albinoni (1671-1751) et d’Antonio Vivaldi (1678-1741), de la musique religieuse de Georg Philipp Telemannn (1681-1767) ou de Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749).
Parmi ce fonds se trouve également une partition de la cantate de son quasi-contemporain Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Armida abbandonata , datant de 1731.Nous ne savons pas par quelles voies cette œuvre est parvenue à Bach, près d’un quart de siècle après sa création, en 1707. L’œuvre avait été écrite par Haendel à la demande du marquis Ruspoli ; la partie vocale virtuose avait été taillée sur mesure par le compositeur pour la soprano Margherita Durastanti, alors âgée de 21 ans (et qui rejoindra ultérieurement la troupe de Haendel à Londres). Le marquis voulait en effet mettre en valeur les talents de la jeune prima donna au cours d’une fête. La création eut lieu au nord de Rome, dans la propriété du marquis à Vignanello, avec en toile de fonds de magnifiques jardins baroques. Le sujet est tiré de La Jérusalem délivrée du Tasse, épopée chevaleresque qui inspira nombre de compositeurs lyriques (en particulier Armide de Lully, 1686). La cantate débute lorsque la magicienne Armide, qui était parvenue à attirer le chevalier chrétien Renaud dans une île enchantée, s’aperçoit que ce dernier a fui avec ses compagnons venus le délivrer. Elle exprime alors toute la palette de son désespoir. La version de la bibliothèque de Bach diffère légèrement de la partition originale. Ce qui laisse supposer que Bach a revu la cantate de Haendel, probablement en vue de son exécution au café Zimmermann de Leipzig, dont Bach assurait régulièrement les animations musicales avec son Collegium musicum au cours de la décennie 1730.
C’est vraisemblablement pour un service religieux à l’église Saint-Thomas de Leipzig, dont il était le Kantor, que Bach a adapté le Stabat Mater de Jean-Baptiste Pergolèse (1710-1736). Œuvre ultime d’un compositeur mort très jeune, le Stabat Mater a été créé à Naples en 1736. Malgré les critiques contre sa modernité, il a très vite rencontré le succès auprès du public, impressionné par sa grande expressivité. Au début des années 1740, des copies de la partition ont commencé à circuler en Allemagne. Protestant luthérien, Bach s’intéressait néanmoins de près à la musique religieuse développée pour le culte catholique dans le cadre de la Contre-Réforme. Il entreprit d’adapter l’œuvre pour le culte protestant, à partir d’une paraphrase d’un auteur inconnu du Psaume 51. La musique de la cantate Tilge, Höchster, meine Sünden (Pardonne mes péchés, ô Très-Haut), BWV 1083, démontre un art consommé de Bach dans le « recyclage » de la partition originelle, dont il développe considérablement l’instrumentation originellement assez réduite (deux violons, alto et basse continue) : concernant les modifications opérées par Bach à partir de la partition de Pergolèse, voir les explications détaillées données par mon confrère Michel Boesch dans sa chronique Voyage à Naples.
Enfin, le Concerto brandebourgeois n°5 en ré majeur a été composé en 1721 pour le marquis Christian Ludwig von Brandenburg. Il appartient à une série dénommée par Bach : Six concerts/ Avec plusieurs instruments (en français dans le texte !). Tous ont été composés en réutilisant des passages de concertos précédents, des époques de Weimar et Köthen, que Bach retravailla afin d’honorer son protecteur du moment.
Les œuvres choisies pour ce programme illustrent ainsi de manière éclatante le thème de ces 49. Tage Alter Musik in Herne (49èmes Journées de la musique ancienne de Herne) : Reduce – Reuse – Recycle (Réduire – Réutiliser – Recycler). Rappelons aussi au passage que depuis le Moyen Age jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la notion moderne de « droit d’auteur » n’existe pas. Au contraire, ce qui serait aujourd’hui qualifié de « plagiat » était dans ces époques considéré comme un hommage au compositeur ou à l’œuvre copiée. Par ailleurs, Bach n’est pas le seul compositeur baroque à avoir puisé dans ses œuvres antérieures pour en créer de nouvelles. Haendel y a eu également recours assez largement, en recyclant les compositions de ses années italiennes dans ses opéras à Londres. Le dernier opéra de Vivaldi, L’oracolo in Messina (Vienne, 1740), est même entièrement composé d’airs repris de ses opéras antérieurs. De leur côté, les chanteurs n’hésitaient pas à substituer, lors d’une représentation d’opéra, la reprise d’un air précédent dans lequel ils avaient été applaudis à l’air prévu par le compositeur : ce sont les arie di bolle, ou « airs de valise ». Des pratiques très différentes de notre conception moderne du « respect » de l’œuvre d’un compositeur…
Concernant l’intitulé du concert de ce soir, Passgenau, on peut le traduire par « parfaitement adapté ». Il s’agit bien évidemment d’un qualificatif qui se rapporte aux adaptations et transcriptions effectuées par Bach à partir des partitions de ses contemporains et des siennes à travers les morceaux cités plus haut.
Accompagnée par les deux violons, la soprano Deborah Cachet lance le récitatif de la cantate Armida abbandonata, HWV 105 (revue par Bach). L’air lent Ah crudele développe les longs ornements du désespoir, qui permettent également de savourer la belle rondeur des cordes du continuo ; la reprise, plus ornée, reste assez sobre. La colère éclate dans le O voi dell’incostante, sur des cordes vibrantes. Après avoir déchaîné les vents contre la fuite de son amant, elle tente de les calmer dans la supplique Venti, fermate, si. L’hésitation et le doute la taraudent dans le récitatif agité Ma che parlo, avant d’appeler les dieux à son secours pour l’arracher à son amour pour l’ingrat chevalier (bouleversant In tanti affanni miei). Outre l’expressivité de la chanteuse, qui déroule la palette des sentiments successifs et parfois contradictoires qui l’assaillent, celle des violons qui l’accompagnent est tout à fait admirable.
Le Concerto brandebourgeois n°5 en ré majeur, BWV 1050 met le B’Rock Orchestra en situation de démontrer son talent dans l’interprétation de cette œuvre instrumentale. Dès les premières mesures de l’Allegro, l’auditeur est séduit par les échanges aériens entre les vents et les cordes. Nous savourons aussi avec gourmandise les accords vifs et onctueux du clavecin de Sebastian Wienand dans l’étourdissant passage solo que lui réserve la partition. Le rythme lent de l’Adagio, qui débute sur un échange entre le premier violon (Cecilia Bernardini, également chef de la formation) et le traverso, met en valeur le phrasé des instruments. L’Allegro final nous ramène dans un univers d’échanges vifs, aux accents soutenus. Assurément une interprétation particulièrement réussie de cette œuvre célèbre, qui peut rivaliser avec les meilleurs enregistrements existants ! Le public ne s’y est pas trompé, qui a salué cette réussite remarquable par un tonnerre d’applaudissements.
La cantate BWV 1083 Tilge, Höchster, meine Sünden clôt ce programme. Le timbre mat de la mezzo Marianne Beate Kielland s’y mêle harmonieusement à celui de Deborah Cachet. Là encore, l’orchestre insuffle un relief bienvenu dans cette œuvre vocale relativement dépourvue d’affects.
Le concert est récompensé par de chaleureux applaudissements du public. Saluons encore une fois l’excellence de l’interprétation du Concerto brandebourgeois n°5, qui marqua à notre sens le point culminant de cette soirée.
Publié le 02 déc. 2024 par Bruno Maury