Polifemo - Porpora

Polifemo - Porpora © Pierre Benveniste. De gauche à droite : Alysia Hanshaw, Delphine Galou, Madison Nonoa, Emmanuelle Haïm, Franco Fagioli, Paul-Antoine Bénos-Djian
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L’opéra seria à son apogée

Polifemo de Nicola Porpora (1686-1768), opéra seria en trois actes, livret de Paolo Antonio Rolli (1687-1765), fut créé le 1er février 1735 au Kings Theater de Londres. La représentation de Polifemo eut lieu sur fond de conflit entre les deux compagnies qui produisaient des opéras italiens à Londres: l’Académie Royale de Musique (Royal Academy of Music) dirigée par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et l’Opéra de la Noblesse (Opera of the Nobility) fondée en 1733 et dirigée par Porpora. Cette dernière compagnie siphonna les meilleurs chanteurs de la troupe de Haendel ; en outre Porpora fit venir à Londres son élève le plus doué, le castrat Carlo Broschi (1705-1782), surnommé Farinelli. En dépit de la concurrence féroce existant entre les deux compagnies, aucun témoignage ne fait mention d’une rivalité personnelle entre les deux compositeurs.

On a souvent tendance à opposer le style international de Haendel à celui typiquement napolitain de Porpora et ses suiveurs : Leonardo Vinci (1690-1730), Giovanni Battista Pergolese (1710-1736) et Johann Adolph Hasse (1699-1783). Selon des opinions courantes, la musique de ces derniers serait plus moderne, donnerait plus d’importance à la mélodie et moins au contrepoint. Cela est vrai pour les trois derniers compositeurs cités mais certainement pas pour Porpora. A l’écoute attentive de Polifemo et d’autres opéras, Carlo il Calvo (voir les comptes-rendus de la production scénique de Bayreuth et de l’enregistrement à Athènes) ou Semiramide riconosciuta, force est de constater que la musique de Porpora est proche de celle du Saxon, ce qui n’est pas tellement étonnant étant donné que les deux compositeurs sont nés à un an d’intervalle. La superbe ouverture à la française qui ouvre Polifemo est la copie conforme de celles contemporaines de Haendel. Ecrite en contrepoint serré, elle comporte un prélude au rythmes pointés puis une magistrale fugue à deux sujets. L’air de Galatea au troisième acte, Smanie d’affano (III,2), est une sicilienne très voisine de celles que Haendel composait la même année dans Ariodante ou Alcina. Les duettos, Placidetti zeffiretti (II,5) et terzettos, La gioia immortal (III, scena ultima) écrits en contrepoint raffiné, s’abreuvent aux mêmes sources que ceux de Haendel, c’est-à-dire chez Alessandro Scarlatti (1660-1725). Cela ne signifie pas pour autant que la musique de Porpora manquerait de personnalité. Il y a dans les trois actes de Polifemo des passages très originaux. Le plus remarquable est certainement l’air de Nerea à l’acte I, Giustà non ha delle tue forze idea (I,4), accompagné par une mélodie au rythme bancal jouée par l’orchestre à l’unisson, mélodie populaire d’Italie du sud tout à fait envoûtante. A l’acte III, l’ariette délicieuse de Polifemo, Fugace Galatea (III,1), évoque une chanson populaire napolitaine. Dans ces deux exemples, il n’est plus question d’aria da capo, la musique coule librement en dehors de tout cadre formel.

L’aria da capo triomphe cependant dans l’opéra dans sa forme la plus radicale, en cinq sections AA1BA’A’1 séparées de ritournelles orchestrales. Et là on peut voir une différence avec Haendel qui avait tendance à cette époque à bouder cette forme musicale notamment dans Serse, composé en 1738, où le nombre d’arias da capo est en chute libre. Un des plus beaux exemples de cette forme musicale se trouve dans l’air de bravoure d’Aci, Nell’attendere il mio ben (II,5), brillamment orchestré avec deux trompettes et deux cors et une délicate partie de violon solo dans la partie B. Un autre exemple tout aussi remarquable est l’air d’Aci, Lusingato dalla speme (II,3), avec hautbois obligé et violon solo, air très virtuose qui se termine par une compétition entre Farinelli et le hautboïste. On arrive alors au sommet de l’œuvre : le fameux Alto Giove (III,5), seul passage de l’opéra resté au répertoire jusqu’à nos jours. Ce magnifique exemple de bel canto n’est pas très éloigné des grandes cantilènes qui émaillent les plus beaux opéras de Haendel notamment Ariodante et Alcina. A l’écoute de cette musique superbe, on se prend à rêver à une émulation plutôt qu’à une compétition entre ces compositeurs.

L’aspect le plus novateur de Polifemo réside dans l’importance donnée au récitatif accompagné. A notre connaissance aucun opéra seria contemporain ou plus ancien n’en contient autant ou aussi développés même si la grande scène de la folie de l’Orlando de Haendel est entièrement traitée en récitatif accompagné. L’ajout de l’orchestre au récitatif permet de donner à l’action beaucoup plus de punch et en soulignant certaines phrases, il leur donne également plus de complexité. L’orchestre peut aussi exprimer ce qui n’est pas dit par le texte. La sublime scène dramatique de Galatea à l’acte III, Aci, amato mio bene (III,2), est un exceptionnel moment d’opéra. En résumé les spectateurs londoniens furent gâtés en cette année 1735 avec Polifemo, Ariodante et Alcina, trois parmi les opéras les plus beaux donnés en Europe. Pourtant l’âge d’or de l’opéra seria était en train de passer en Angleterre. Les deux compagnies rivales furent dissoutes, Porpora retourna en Italie et le génial Serse (1738) chuta après cinq représentations. Le public britannique pour des raisons variées voulait autre chose, Haendel répondit présent et propulsa ses oratorios dans les salles de concert et les églises.

La production de l’Opéra National du Rhin dirigée par Emmanuelle Haïm et mise en scène par Bruno Ravella est une création française qui fait suite à une production du Bayreuth Baroque Festival 2021 : une version de concert dirigée par George Petrou à la tête de l’orchestre Armonia Atenea.

La mise en scène de Polifemo posait des problèmes ardus. Le remarquable livret de Rolli conte en fait deux histoires indépendantes : les amours d’Acis et Galatée chantés par Ovide dans Les Métamorphoses et les démêlés d’Ulysse et Calypso relatées par Homère dans L’Odyssée. Bruno Ravella a eu l’idée ingénieuse de séparer les deux histoires, en plaçant l’une dans la vie réelle et l’autre dans la fiction par une habile mise en abîme. La romance d’Acis et Galatée se déroule dans les studios de Cinecitta dans les années 1960, pendant le tournage d’un péplum contant les aventures d’Ulysse et ses compagnons qui affrontent le cyclope Polyphème, géant anthropophage vomi par la gueule de l’Etna dont l’interprète est amoureux de Galatée dans la vraie vie. Cette mise en scène est très réussie car elle met en valeur les passages les plus palpitants de l’action. Toutefois certains passages en studio parfois un peu brouillons mériteraient d’être épurés. La géniale scène 4 de l’acte I décrit l’arrivée des trois pêcheuses dont Calypso et la nymphe Nerée, toutes trois en costume tahitien avec des guirlandes de fleurs. Leur rencontre avec Ulysse et ses compagnons tous « body-buildés » comme il sied à des acteurs de péplums, est un grand moment d’opéra. La magnifique mélodie chantée par Nerée est sublimée par le kitsch de cette scène. Par contre les passages les plus dramatiques comme la mort d’Acis, se passent dans la vraie vie donc au studio. On se trouve ici dans un cas typique où la mise en scène apporte un plus à la compréhension de l’action dramatique et se met au service de la musique. En outre, les décors d’Annemarie Woods avec l’Etna en toile de fond sont très inventifs et évocateurs. Les lumières de D.M. Woods jouent habilement sur le contraste entre les scènes d’intérieur sombres et les scènes de plein air très lumineuses et colorées.

Nous avions déjà vu et entendu Madison Nonoa à l’ONR, excellente Maria dans West Side Story. Sa prestation dans Polifemo est encore supérieure. Cette cantatrice est rompue au style baroque et le montre amplement dans le rôle de Galatea. La voix au timbre clair et pur, est harmonieusement projetée, les suraigus sont lumineux, le timbre est chaleureux et expressif. Elle nous a livré un Smanie d’affano d’anthologie, capable de faire pleurer des pierres.

Avec seulement deux airs – dont un tronqué et un duetto – Delphine Galou ne disposait pas d’un espace suffisant pour épanouir complètement sa voix. Dommage car sa typologie vocale, un mezzo-soprano tirant sur le contralto, est rare et le timbre velouté est très séduisant. Elle a fait montre dans le bel air, Il gioir qualor s’aspetta, de sa superbe technique vocale et de sa grande expérience de la musique baroque.

Nouvelle recrue de l’Opéra Studio, Alysia Hanshaw (soprano), s’est vu confié le rôle de la nymphe Nerea. Avec deux airs, le rôle n’est pas énorme, mais comporte un des passages les plus envoûtants de l’opéra : l’air des pêcheuses, Giusta non ha. Avec sa belle voix agile et ses vocalises précises, pas savonnées pour un sou, Alysia Hanshaw a livré une superbe prestation et a été très applaudie.

Dans le rôle titre, José Coca Loza, basse, victime d’une trachéite, n’était pas donné partant. Faute de remplaçant, il a tenu à chanter quand même et a permis au spectacle d’avoir lieu. Il a effectué une prestation remarquable digne du grand artiste qu’il est. La projection de la voix était impressionnante ; le timbre à peine voilé a fait merveille dans l’ariette du début de l’acte III, Fugace Galatea.


Delphine Galou (Calipso) et Paul-Antoine Bénos-Djian (Ulisse) © Klara Beck

Paul-Antoine Bénos-Djian campait le rôle d’Ulisse. Ce contre-ténor expérimenté a donné beaucoup de punch et d’humour au vaillant et rusé Grec. Du fait d’une typologie vocale très originale de contre-ténor grave, il occupe une place originale dans le monde très disputé des contre-ténors. Avec un physique de culturiste habilement sculpté, et une voix à la projection puissante, il attirait forcément l’attention, notamment dans la scène 4 de l’acte I où il est précédé d’un troupeau de brebis plus vrai que nature. La beauté du phrasé impressionnait dans l’air arcadien Fortunate pecorelle, très finement orchestré avec deux cors et deux flûtes allemandes. Il était à son meilleur dans l’air au solo de timbales de l’acte III Quel vasto, quel fiero, et a charmé le public avec d'éblouissantes vocalises.

On ne présente plus Franco Fagioli. A force de lire des dithyrambes sur sa personne, on finit par être un peu agacé et pourtant chaque fois qu’il paraît, le miracle a lieu, on constate que l’ambitus de la voix atteint presque les trois octaves, qu’il est capable de lancer un contre-ut d’une puissance et d’une intonation parfaites, de dévaler deux octaves sans le moindre dérapage. Il est décidément un phénomène ! Alto Giove fut pris à un tempo un peu plus rapide qu’à l’accoutumée, bonne initiative dans un air très long où il est facile de se perdre. Il en donna une version d’anthologie.

Avec une dizaine de violons, trois altos, quatre violoncelles et deux contrebasses, deux flûtes, deux hautbois, deux bassons, deux cors, deux trompettes et timbales, la phalange Le Concert d'Astrée était confortablement pourvue d’où un son puissant et chaleureux qui cependant ne couvrait jamais les chanteurs. Les cors naturels moelleux dans les passages pastoraux donnaient beaucoup de caractère à certains airs. Le magnifique hautbois de Jean-Marc Philippe, le beau violon solo de David Plantier, le luth de Quito Gato apportaient leur touche d’excellence à cette magnifique formation. Emmanuelle Haïm communiquait son enthousiasme et sa culture musicale à l’orchestre et aux chanteurs grâce à une direction très engagée et inspirée.

Il est de bon ton de dénigrer les mises en scène modernes. Dans le cas présent la superbe musique de Porpora a été magnifiée par un déroulé théâtral original et inventif. Seul juge finalement, le public ovationna tous les acteurs du spectacle.



Publié le 14 févr. 2024 par Pierre Benveniste