Le couronnement de Poppée - Monteverdi

Le couronnement de Poppée - Monteverdi © Klara Beck : Emiliano Gonzalez Toro (Arnalta)
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L’implacable théâtre de Monteverdi

Les hasards de la programmation nous offrent, à quelques semaines d’intervalle, deux versions scéniques du Couronnement de Poppée. Après la reprise à l’Opéra Royal de Versailles de la production du Festival d’Aix-en-Provence de l’été 2022 (voir notre compte-rendu), l’Opéra national du Rhin met à l’affiche une nouvelle production, convoquant un autre ensemble baroque de renom (l’Ensemble Pygmalion) autour de solistes au talent tout aussi éprouvé dans le répertoire baroque italien.

Nous ne reviendrons pas sur les débats concernant la paternité (discutée) de l’œuvre, ni sur son livret, que nous avons relatés dans notre récent compte-rendu, pour commenter directement la mise en scène d’Evgeny Titov, qui signe là sa première réalisation sur une scène française. Disons-le d’emblée, ce coup d’essai s’avère un génial coup de maître. Exploitant pleinement les possibilités de la scène strasbourgeoise (en particulier son plateau tournant), il conçoit un cadre qui épouse de près le livret de Busenello. Un vaste cylindre occupe le centre de la scène. Au prologue, les divinités se querellent sur les degrés d’un escalier qui entoure une de ses faces. Au fil de l’intrigue, le dessous de cet escalier accueillera Sénèque, SDF campant devant une couche sommaire, entouré de détritus divers et d’un brasero. Une autre face abrite l’entrée de la demeure de Poppée, signalée par d’énormes lettres au violet fluorescent, disposées verticalement : POPPEA. Le cylindre est creux, et s’ouvre par moitié pour dévoiler un intérieur de théâtre sur deux niveaux, dont l’étage inférieur est matelassé de rouge (qui souligne immanquablement le caractère sanguinaire du drame), le niveau supérieur étant composé d’une galerie où les divinités (Fortune, Vertu et Amour) viennent régulièrement contempler certains épisodes marquants : la scène d’amour entre Poppée et Néron (acte I), ou encore le dénouement à l’acte III. Les éléments de décor (signés Gideon Davey) sont minimalistes ; on y trouve notamment une surprenante et dérisoire moto rouge à trois places, sur laquelle prennent place Néron et ses sbires à l’acte I. Les costumes d’Emma Ryott renforcent ce caractère intemporel et soulignent les tempéraments des protagonistes : les tenues élégantes, d’une blancheur immaculée pour Octavie, s’opposent aux tenues dénudées et provocantes de Poppée ou de Drusilla, ainsi qu’aux oripeaux qui entourent Sénèque.


© Klara Beck

Dans ce cadre minutieusement étudié, Evgeny Titov développe une direction précise et exigeante des solistes, tous mobilisés dans une implication extrêmement forte de leur rôle, toujours au plus près du texte de Busenello. Si certaines scènes sont traitées avec beaucoup de crudité (notamment la scène d’amour entre Poppée et Néron, à l’acte II, où les deux amants simulent longuement et de manière très explicite l’acte sexuel), elles s’appuient largement dans les outrances décrites par le livret, qu’elles soulignent puissamment mais sans tomber dans une vulgarité gratuite. Mentionnons aussi la scène où Néron et son entourage se réjouissent de la mort de Sénèque, point de basculement dans une véritable folie meurtrière, suggérée par une distribution générale de cocaïne aux participants, tandis que Poppée trempe ses mains dans le sang de Sénèque ! Lors du duo final, sa robe blanche porte de larges traces de sang, rappel du caractère monstrueux de.la passion qui unit désormais les deux protagonistes.

Là où trop de productions contemporaines se livrent à des transpositions hasardeuses, voire contradictoires ou étrangères à l’intrigue, cette mise en scène démontre de manière magistrale qu’une lecture attentive et intelligente du livret permet de bâtir une proposition particulièrement captivante pour le spectateur. Elle compte à notre sens parmi les meilleures réalisations de cette saison lyrique.

L’adaptation musicale réalisée comporte un certain nombre de coupures par rapport au livret de Busenello. Celles-ci sont plutôt réalisées sous forme d’allégements que de suppressions totales de certaines scènes, ce qui permet de préserver la cohérence et la fluidité de l’intrigue, en l’accélérant légèrement. On notera aussi la suppression du personnage secondaire de la nourrice d’Octavie ; La Fortune remplace Mercure pour annoncer à Sénèque sa fin prochaine.

La Poppée de Giulia Semenzato est sensuelle à souhait dans les scènes avec Néron, où elle se prête avec conviction à la gestuelle très évocatrice prévue par la mise en scène. Son chant est tout aussi expressif, ses supplications lascives (Signor, deh non partire) signent implacablement son pouvoir sur l’empereur prisonnier de ses sens. Vêtue d’un court manteau de fourrure, elle se montre en revanche insensible aux objurgations d’Othon, qui la supplie vainement au finale de l’acte I. Le contre-ténor Kangmin Justin Kim affiche une voix idéale pour incarner cet empereur quasi-névrotique, prêt à tout sacrifier pour assurer son plaisir du moment. Son duo amoureux de l’acte III (Partiam, partiamo) est particulièrement réussi, de même que le Pur ti miro final. La chanteur affiche également une vigoureuse projection de sa voix de tête lors de sa dispute avec Sénèque.

La basse Nahuel Di Pierro confère à ce dernier une présence scénique écrasante, redoublée par les éclats puissants de ses graves envoûtants. Drapé de haillons et entouré de détritus, il est magistral dans le grand récit Solitudine amata qui précède l’annonce de sa fin prochaine. Autre interprète particulièrement saillant par sa seule présence, le ténor Emiliano Gonzalez Toro, vêtu d’une robe léopard et coiffé d’une perruque rousse, incarne sans complexe une Arnalta sentencieuse envers Poppée (Se Neron t’ama). Sa berceuse (Adagiati, Poppea) est impeccablement déclamée, tandis que son ambition démesurée éclate avec brutalité au final.


© Klara Beck

C’est au contraire par sa finesse et la fragilité de son personnage que le contre-ténor Carlo Vistoli attire notre intérêt et notre sympathie pour Othon. Son timbre tout à la fois ferme et soyeux nous émeut lorsqu’il constate son infortune (admirable Sogni, portate a volo), lorsqu’il tente de reconquérir Poppée ou encore lorsqu’il essaie de dissuader Octavie d’ordonner le meurtre de sa rivale. Une Octavie elle aussi fragile, même si elle tente de se draper dans sa dignité impériale : la mezzo Katarina Bradić nous émeut de son Disprezzata regina, tirade féministe avant la lettre, dans laquelle elle illustre, par le rappel de son propre sort, l’état de domination dans laquelle se trouvent les femmes dans la Rome impériale. Au troisième acte, son Addio Roma, aux aigus déchirants, s’achève par l’ingestion d’une pilule mortelle. Mentionnons aussi l’excellente prestation du contre-ténor Kacper Szelążek, Valet grinçant et moqueur face à la morale de Sénèque puis séducteur lubrique mais infructueux d’une Demoiselle inaccessible derrière les barreaux de sa cage.

Malgré un rôle réduit par d’importantes coupures, la soprano Lauranne Oliva campe avec conviction une Drusilla amoureuse et complice du fragile Othon. Le ténor Ruppert Charlesworth est un Lucain à la voix chaleureuse. Soulignons aussi la qualité des rôles « secondaires » : Julie Roset (qui incarnait déjà avec talent L’Amour dans la production dirigée par Leonardo Garcia Alarcón à Versailles), Rachel Redmond (La Fortune) et Marielou Jacquard (La Vertu) forment un trio enlevé et particulièrement dynamique, qui anime efficacement le prologue et intervient régulièrement au cours de l’intrigue. Autre trio de choc, les sbires de Néron (Patrick Kilbride, Antonin Rondepierre et Renaud Brès) naviguent avec talent entre cruauté au service de leur maître et comique sordide, affairés autour d’une étrange moto rouge à trois places...

A la tête d’un orchestre Pygmalion soigneusement calibré à l’acoustique de la salle, s’appuyant sur un continuo fourni (aux habituels clavecins, orgue, contrebasse et théorbes s’ajoutent deux violes, une harpe et un archiluth) Raphaël Pichon nous entraîne avec inspiration dans ce théâtre impitoyable de passions, de mort et d’interventions divines, dont les cornets rehaussent les passages les plus saillants. Mentionnons tout spécialement le surprenant et envoûtant solo d’orgue (exécuté avec brio par Pierre Gallon) qui suit la mort de Sénèque, soulignant le point de basculement que représente cet épisode : avec la disparition du philosophe, toute barrière morale est désormais abolie. Saluons enfin – ce n’est hélas plus si fréquent - le soin apporté au livret distribué par l’Opéra national du Rhin pour ces représentations, qui complète les intentions musicales et scéniques de cette production par une notice historique sur les principaux personnages ainsi que des extraits des Annales de Tacite, qui ont inspiré Busenello.



Publié le 05 avr. 2023 par Bruno Maury