Requiem - Campra

Requiem - Campra © Pierre Benveniste
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Richesses de la musique religieuse française au crépuscule du règne de Louis XIV et sous la Régence

Le Te Deum est une hymne latine chantée à l’office monastique romain des matines ou des laudes. Au fil du temps, il est devenu une hymne d’action de grâce souvent composée pour célébrer une victoire militaire, ou bien pour honorer un souverain. Cet usage se répandit à la cour de Louis XIV et plusieurs Te Deum furent composés pour remercier Dieu et pour exalter les hauts faits du monarque. Le Te Deum a aussi été chanté lors de périodes troublées : en 1800 tandis que les Français étaient aux portes de Vienne, l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse de Bourbon-Naples commandait à Joseph Haydn un Te Deum (Hob XXIIIa.D5).

Le Te Deum H.146 de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704 ) aurait été composé entre 1688 et 1698, pour commémorer la campagne victorieuse des armées de Louis XIV à la bataille de Steinkerke en 1692. Ce Te Deum est un grand motet versaillais dans la ligne de ceux composés par Henry du Mont (1610-1684, voir mon compte-rendu), Pierre Robert (1622-1699, voir le compte rendu de mon confrère) et par Jean-Baptiste Lully (1632-1687, voir la récente chronique). Ces grands motets dont la composition se poursuit jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, sont une spécificité française ; ils sont écrits pour un grand chœur, un petit chœur et l’orchestre.

Dès le début du Te Deum, le ton de ré majeur s’impose, « joyeux et très guerrier », comme le dit Charpentier dans son traité (Règles de composition, 1690). Les belles trompettes naturelles clament le thème fameux qui désormais est connu dans le monde entier. Tandis que les passages avec trompettes et timbales servent à glorifier Dieu le Père : Saint, Saint est le Seigneur, le Dieu des armées, les passages plus intimistes et plus doux sont dévolus à son fils Jésus-Christ. Un long solo de basse-taille, Te Deum laudamus, superbement chanté par Lucien Moissonnier, vient proclamer la louange du Seigneur. Après une intervention du chœur de l’Ensemble Vocal Universitaire de Strasbourg (EVUS), celle du quatuor vocal (deux dessus, haute-contre et taille) sur les mots Tibi Cherubim et Seraphim, nous vaut un dialogue ineffable entre les voix et les deux flûtes à bec (Renata Duarte et Stéphane Tamby). L’éclatante intervention du tutti sur les mots: Pleni sunt caeli et terrae cède la place à un splendide trio vocal (Te per orbe terrarum) qui est une doxologie (prière de louange s’adressant au Père, au Fils et au Saint Esprit). Le haute-contre (Raphaël Joanne), la taille (Paul Belmonte) et la basse-taille (Lucien Moissonier) se livrent à des canons en même temps savants et expressifs sur les mots : Non horruisti Virginis uterum (Tu n’a pas redouté la matrice de la Vierge).

Un chœur frémissant de joie avec trompettes et timbales, Tu devicto mortis aculeo, affirme la victoire de la vie sur la mort et l’ouverture aux croyants du Royaume des cieux. On change de rythme et on passe en si mineur avec un magnifique solo de dessus (remarquable Séverine Wiot à la voix agile et expressive) dialoguant avec les deux flûtes à bec et soutenu par l’orgue. Le chœur dramatique qui suit est entrecoupé de passages chantés par un quatuor vocal dans la tradition du grand motet français. Séverine Wiot et l’excellente Laura Phelut (très beau timbre de voix) dialoguent ensuite avec Lucien Moissonnier (basse taille) et les flûtes à bec (Miserere nostri, Domine), supplication recueillie dans lesquels les deux basses de viole bénéficient d’un joli passage à découvert. Le chœur final contient un nouveau thème qui donne ensuite lieu à un fugato vibrant à quatre voix. Les trompettes et les timbales s’en donnent à cœur joie dans une brillante péroraison.

Pour les détails concernant les circonstances et la date de composition du Requiem d’André Campra (1660-1744), on pourra consulter l’article de mon confrère Michel Boesch dans ces colonnes. Le Requiem de Campra comporte les parties habituelles d’une messe des défunts : Introït, Kyrie, Graduel, Offertoire, Sanctus, Agnus Dei, Post Communio, Requiem aeternam. Le Dies Irae (Jour de colère) qui décrit les affres du Jugement Dernier, est absent. Chacune des sections est apparentée du point de vue structurel à celles du grand motet versaillais avec une introduction orchestrale, un petit chœur ou un ensemble de solistes et le grand chœur.

L’Introit, Requiem aeternam dona eis Domine débute à l’orchestre en fa majeur dans la douceur et un climat recueilli. Il résume d’emblée l’esprit de l’œuvre : plénitude, sérénité et confiance en la miséricorde divine. Après une intervention des haute-contre, taille et basse-taille, le grand chœur reprend le thème du début à la manière d’un cantus firmus tandis que les violons tracent des traits beaucoup plus animés.

Kyrie Eleison. Do mineur. Le haute-contre (Raphaël Joanne) s’adresse d’abord au Père avec une superbe diction et une voix pure et ductile. La mention « Gracieux » indiquée par Campra sur la partition peut surprendre mais sa signification nous semble claire: le pécheur s’adresse au Père avec simplicité et sincérité. Contrairement aux usages, la supplication Christe Eleison, chantée par le grand chœur, est puissante et dramatique.

Le Graduel débute en ré mineur de façon « grave et dévote ». Requiem aeternam, chante sotto voce le chœur mais l’accompagnement orchestral est très agité. On passe ensuite en ré majeur et Campra a indiqué « plus gay » au dessus des paroles que chante la basse taille (Lucien Moissonnier) : Luceat eis et lux perpetua (Et que brille sur eux la lumière sans fin). Le chœur répond Non timebit ab auditione mal. L’orchestre joue à l’unisson un motif étrange tandis que le chœur répète inlassablement les mots : non timebit (il ne craint point).

L’Offertoire débute par une symphonie instrumentale en sol mineur. Paul Belmonte (taille) entonne le chant : Domine Jesu Christe de sa voix bien timbrée et les deux autres voix d’homme lui répondent. Puis le chœur intervient de façon saisissante : De ore leonis, libera me (Sauve moi de la gueule du lion !). L’accompagnement tempétueux évoque le rugissement du fauve. Ce passage est le plus dramatique de l’œuvre entière. Le solo en ré majeur de Raphaël Joanne (haute-contre) qui suit, est marqué « gracieux et léger » sur la partition originale. C’est un chant joyeux accompagné par les flûtes à bec qui rappelle la promesse que le Seigneur fit à Abraham et à sa descendance à jamais (Magnificat). Le petit chœur s’empare de ce thème puis le grand chœur reprend le verset Quam olim Abrae.

Le Sanctus débute par un prélude instrumental. On assiste ensuite à un dialogue du grand chœur et du petit chœur constitué par les solistes. On remarque le beau solo très expressif de Lucien Moissonnier, basse taille : Sanctus, Domine Deus Sabaoth. Le verset Hosanna in excelsis chanté par le petit chœur et le grand chœur reste homophone et ne débouche pas sur une fugue comme c’est souvent le cas dans la musique baroque et classique. Il n’y a pas de Benedictus.

Agnus Dei. Après un prélude instrumental, le beau solo très doux en la majeur de Paul Belmonte (taille) et celui du haute-contre Raphaël Joanne sont émouvants par leur simplicité. Le chœur poursuit le chant des solistes en la mineur avec un sentiment poignant sur les paroles : Dona eis Requiem.

Post Communio. Le solo de la basse-taille en la majeur est d’abord joyeux. Le chœur intervient ensuite sur les mots : Requiem aeternam dona nobis Domine de façon très émouvante et avec ferveur. Le petit chœur des sopranos chante d’une voix très pure. Le grand chœur alterne avec le petit de façon très harmonieuse. Un grand chœur jubilant : Cum sanctus suis in aeternam quia pius est, met fin à la séquence. Un retour de l’introït : Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis, très recueilli et serein donne à l’œuvre entière la conclusion la plus appropriée pour une messe des défunts.

Nous avons dit tout au long de cet exposé tout le bien que nous pensions des cinq chanteurs solistes, leur excellente diction, leur engagement et l’intonation parfaite de leurs voix. Malgré la puissance de l’imposante chorale, la superbe projection de leurs voix leur permettait de maintenir une dynamique sonore équilibrée et évitait qu’ils fussent couverts par le grand chœur. Les chanteurs ont adopté comme il se doit, la prononciation gallicane du latin.

L’EVUS a fait la démonstration de son très grand talent et qu’il était possible de réunir un imposant effectif choral et d’obtenir une puissance impressionnante tout en gardant une parfaite clarté, une grande précision et beaucoup de musicalité dans l’exécution. Félicitations à cette splendide phalange.

Ce programme a été interprété dans une optique historiquement informée. Les instruments étaient tous anciens ou bien des copies d’ancien, notamment les superbes dessus, haute-contre et tailles de violons emmenés par Clémence Schaming. Les fières trompettes naturelles sonnaient avec éclat, un hautbois et un basson mordants donnaient à cette musique son caractère incisif, les douces flûtes à bec coloraient délicieusement les passages plus intimistes. La présence de deux basses de violes (remarquables Flore Seube et Bluma Shu Amsellen) était pleinement conforme au rôle de ces instruments dans le continuo des œuvres de Marc-Antoine Charpentier. Parsival Castro au théorbe faisait jaillir de ses doigts des notes magiques qui complétaient harmonieusement le continuo.

Clotilde Gaborit, à l’orgue et à la direction, a toutes les raisons du monde d’être fière du résultat obtenu lors de cette exécution. Son enthousiasme, sa compétence et son engagement lui ont permis de faire en sorte qu’une masse chorale impressionnante, cinq solistes et un orchestre aux timbres divers parlassent la même langue et chantassent d’une même voix inspirée deux œuvres phares du baroque français. L’Esprit soufflait-il en ce lieu ?



Publié le 10 juin 2023 par Pierre Benveniste