Titon et l’Aurore - Mondonville

Titon et l’Aurore - Mondonville ©Opéra Comique
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Pastorale pour une Querelle

Jean-Joseph Cassanea de Mondonville (1711 – 1772) est né dans une famille de musiciens. Son père, issue d’une famille languedocienne noble mais désargentée, était organiste à la cathédrale de Narbonne. Il devient rapidement célèbre pour ses qualités de violoniste : dès 1733 il se produit au Concert Spirituel, où il publie ses premières compositions (des sonates pour violon, et des sonates en trio, alors fort en vogue : voir notre chronique). Il s’installe toutefois à Lille, où il devient en 1738 premier violon du concert de la capitale flamande. Dès 1739 il revient à Paris, où il intègre la Chambre et la Chapelle du Roi, institutions qu’il fréquentera jusqu’à sa mort. Il y gravit rapidement les différents échelons, rachetant en 1740 la charge de sous-maître d’André Campra (1660 - 1744) puis devenant intendant à la suite de Charles Gervais.

Il continue toutefois à se produire au Concert Spirituel, en soliste ou en compagnie du violiste Pierre Guignon et du flûtiste Michel Blavet. Il y donne régulièrement ses motets (dont les premiers furent composés lors de son séjour à Lille), qui rencontrent un vif succès. Entre 1755 et 1762 il assure même la direction de l’orchestre. Bénéficiant d’importants appuis à la Cour, ceux de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe et de madame de Pompadour, il compose pour cette dernière un petit opéra en un acte, Erigone, créé en mars 1747 dans l’éphémère Théâtre des Petits Appartements. Ses premiers œuvres lyriques pour l’Académie Royale de Musique, Isbé en 1742 et Le carnaval du Parnasse en 1749, ne rencontrent toutefois qu’un succès modeste.

En revanche Titon et l’Aurore, créé au début de l’année 1753, va assurer sa notoriété dans ce domaine. Cette création intervient en effet dans le contexte polémique de la Querelle des Bouffons, qui voit s’affronter à Paris et en France partisans du style lyrique français (qui demeure largement inspiré par les préceptes de Lully, et les opéras italiens du XVIIème siècle) et ceux du style italien. Ces derniers défendaient non pas l’opéra seria (qui avait alors envahi la quasi-totalité des scènes lyriques européennes), mais des intermèdes bouffons garnissant leurs entractes, à l’image de La Serva padrona (qui agrémentait Il Prigioniero superbo de Pergolèse). Après de premières représentations passées relativement inaperçues, la création en août 1752 de La Servante maîtresse à l’Académie Royale de Musique par une troupe italienne invitée avait déclenché un véritable scandale !

Rétrospectivement, on peut s’interroger sur l’objet initial de cette Querelle. Etait-ce d’avoir d’avoir osé représenter des œuvres comiques à l’Académie Royale, temple de la tragédie lyrique ? Etait-ce d’avoir ouvert les portes de cette institution nationale à une troupe italienne ? Car le répertoire lyrique français était déjà riche depuis plusieurs décennies d’œuvres comiques ou parodiques, chantées et parlées, données notamment dans les Foires (Saint-Germain et Saint-Laurent) de la capitale, et auxquelles Rameau avait largement collaboré dans sa jeunesse. Mais il est exact que ce répertoire comique n’avait en principe pas droit de cité à l’Académie Royale.

L’intervention publique très polémique de Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778), grand philosophe mais piètre musicien, va toutefois donner au débat une tournure nationaliste et politique. Celui-ci écrit en 1753, dans un propos demeuré fameux de sa Lettre sur la musique française, qu’ « il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n'en est pas susceptible ; que le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n'est point du récitatif. D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir ». Ces propos, surprenant sous la plume de celui qui avait composé un an plus tôt Le devin du village (dans un style tout à fait « français »...), ont vite déclenché en retour les critiques acerbes du « parti français », soucieux de souligner tant l’intérêt du répertoire lyrique national que la grandeur du royaume de France dans l’Europe du XVIIIème siècle… La Querelle divisa même la Cour, le Roi soutenant le « parti français », tandis que les Bouffons (adeptes du « parti italien ») se prévalaient de l’appui de la reine Marie Leszczynska.

La Querelle retomba bien vite, s’achevant sur un canular tout à fait buffa. En juillet 1753 le théâtre de la Foire Saint-Laurent donne Les Troqueurs, intermède comique attribué à « un musicien italien qui savait le français ». Les Bouffons s’enthousiasment aussitôt. Las, la véritable identité de l‘auteur est vite connue : il s’agit d’Antoine Dauvergne (1713 – 1797), violoniste et compositeur bien français ! Les Bouffons sont ridiculisés, et le champ est libre pour que Jean-Philippe Rameau propose dès 1754 à l’Académie Royale une nouvelle version de sa tragédie lyrique Castor et Pollux, dont le succès balaie le souvenir de l’accueil mitigé qu’elle avait reçue en 1737.

Cette Querelle ne constitue donc pas, comme on la résume trop souvent de manière rapide et inexacte, un affrontement entre le genre lyrique français et le genre italien (qui restait à l’époque, rappelons-le, dominé par l’opéra seria). Dans ce domaine « savant », et malgré des esthétiques musicales radicalement divergentes, les influences réciproques entre compositeurs sont incessantes. Ainsi Rameau n’hésitait-il pas à insérer dans ses opéras des airs de pure virtuosité, sans lien véritable avec l’intrigue (comme le célèbre Rossignol amoureux, au final d’Hippolyte et Aricie), qui lui ont valu en leur temps les critiques acerbes des Lullystes. De leur côté, Haendel ou Vivaldi ne dédaignaient pas d’émailler certains opéras serias de ballets à la française (ainsi les ballets d’Ariodante, crées par la danseuse Marie Sallé), ou d’emprunter le majestueux rythme pointé cher à Lully pour magnifier certains passages.

La Querelle des Bouffons a toutefois eu le mérite de pointer le débat entre sujets tragiques « nobles » et sujets comiques plus populaires, ces derniers ne trouvant plus leur place que dans des parodies destinées aux Foires parisiennes (pour l’opéra français) ou dans des intermèdes d’opéras « sérieux » (pour le style italien). Le savoureux mélange des genres apprécié au siècle précédent, qui s’illustrait dans certaines scènes truculentes de l’opéra romain ou de l’opéra vénitien, n’est désormais plus de mise… Le débat va susciter un regain d’intérêt des compositeurs et du public français pour les sujets comiques, comme l’illustrera dans les décennies suivantes le succès des œuvres d’André Grétry (1741 – 1813).

Titon et l’Aurore constitue la réponse du « parti français » dans ce contexte polémique. L’évolution du paysage musical européen et français est pourtant bien engagée, sous l’influence des changements venus d’Italie et d’Allemagne, qui triomphent au Concert Spirituel. Signe des temps, le compositeur n’est plus un organiste/ claveciniste (comme l’étaient Rameau ou Campra), mais un violoniste de formation (même s’il composa quelques pièces pour le clavecin). Dans son opéra, le compositeur magnifie l’instrument, auquel il confie des passages virtuoses. Sa maîtrise de l’orchestration se manifeste dans certains airs et les grandes pages chorales, puissamment caractérisés : ainsi le tremblement des cordes dans l’air de Titon à l’acte III (Que vois-je ? Suis-je prêt à finir ma carrière ?), qui reflète la grande vieillesse du héros.

Le sujet est repris de la mythologie grecque : le prince troyen Thiton est aimé par Eos, déesse de l’Aurore, qui l’enlève. Celle-ci demande à Zeus l’immortalité pour son époux, qu’elle obtient. Mais elle a oublié de solliciter la jeunesse éternelle : Thiton vieillissant sera abandonné par Eos. Le mythe avait déjà été exploité en 1750 par Pierre-Charles Roy pour un ballet héroïque en un acte de Bernard de Bury, constituant la deuxième entrée des Fêtes de Thétis de Colin de Blamont, créé au Théâtre des Petits Appartements et repris à l’Académie Royale de Musique en 1751. Dans cette version, c’est le Soleil, amant repoussé par l’Aurore, qui fait vieillir prématurément Titon, qui recouvrira son apparence grâce à Hébé. Mondonville et ses librettistes remanient à leur tour le mythe. Le Prologue nous montre Prométhée donnant vie à des statues et créant ainsi l’humanité. Pour susciter davantage l’envie des dieux il se fait aider par l’Amour. En compagnie des Plaisirs, celui-ci apporte aux mortels le bonheur. A l’acte I Titon attend l’Aurore, dont il craint l’infidélité : celle-ci le rassure. Mais Palès, déesse des Bergers, et Eole, dieu des Vents, sont chacun épris d’un des deux amants. Pour les séparer, Eole demande aux Aquilons d’enlever Titon. A l’acte II Aurore pleure la disparition de Titon ; Eole en profite pour se déclarer mais elle repousse ses avances. Eole exhorte alors les Vents à sortir de leur grotte pour le venger. De son côté Palès tente de séduire Titon ; le refus du berger excite sa colère. A l’acte III Palès et Eole se réjouissent de leur vengeance. Titon vieilli apparaît ; le reflet de l’eau lui dévoile son apparence enlaidie. Il refuse de se montrer à Aurore dans cet état. Mais l’Amour surgit, rompant le maléfice ; tous chantent sa gloire.

On peut évidemment voir dans ce mince argument une allusion à la situation contemporaine de la Cour, où un Louis XV vieillissant continue à s’entourer de jeunes femmes : l’Amour peut tout faire, y compris balayer la vieillesse ! N’oublions pas toutefois que les pastorales étaient très en vogue dans le répertoire français. Et cet Amour triomphant est aussi tout à fait dans l’esprit rocaille qui a marqué le règne de Louis XV : ballets et divertissements envahissent progressivement la tragédie lyrique, y compris chez Rameau qui perpétue le genre. Par-delà les polémiques de la Querelle et bien au-delà du seul soutien du « parti français », le succès de l’œuvre témoigne de sa popularité auprès d’un large public. Elle restera à l’affiche à l’Académie Royale jusqu’au 13 mars 1754, soit plus d’un an. Elle sera également reprise à Bruxelles (en 1754), à Rouen (en 1755, sous forme de fragments), puis à nouveau à l’Académie Royale pour une série de représentations à partir du 22 février 1763. Elle fut également donnée à Fontainebleau le 18 octobre 1764, et demeura au répertoire de l’Académie Royale jusqu’en 1768. Autre signe de son succès , elle donna lieu à de nombreuses parodies, notamment de Favart.

L’œuvre est ensuite tombée dans l’oubli. En 1991 une version de concert a été donnée par Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre à la Chapelle Royale de Versailles, au théâtre des Champs-Elysées et au Grand Théâtre de Reims ; elle a été suivie d’un enregistrement chez Erato (à peu près introuvable de nos jours). On ne peut donc que louer l’initiative de l’Opéra Comique, en co-production avec Les Arts Florissants et Château de Versailles Spectacles, d’inscrire à l’affiche une version scénique de cette pastorale, si emblématique des influences musicales diverses et parfois antagonistes qui ont émaillé le XVIIIème siècle.

La mise en scène du marionnettiste Basil Twist s’inspire très directement du thème du prologue. Elle donne un relief singulier à cette entrée en matière au cours de laquelle Prométhée créée le genre humain, pour le confier à l’Amour. Sous les yeux des spectateurs les statues, marionnettes grandeur nature, s’animent, quittent leurs niches (aménagées dans un large mur de fond de scène blanc) et s’assemblent dans une parfaite chorégraphie autour d’un Prométhée enveloppé d’une ample toge à l’antique. Les effets, toujours très proches du texte, se multiplient dans un décor sobre qui les met en valeur : un disque solaire dévoilant l’Amour, des angelots descendant des cintres, de grands voiles bouillonnant pour évoquer les Vents d’Eole… Les costumes demeurent eux aussi très proches de l’esprit de cette pastorale, qu’ils soulignent à l’occasion avec humour : ainsi au dernier acte la tenue particulièrement misérable de Titon, ou encore Amour vêtu à la manière de Louis XV et dont les apparitions s’accompagnent d’un dais encadrant la scène… Quelques accessoires viennent à l’appui de ces allusions ironiques, comme par exemple les béliers géants qui entourent Palès. Au total cette mise en scène nous entraîne avec bonheur dans un spectacle plaisant à l’œil et savoureux pour l’esprit.

Au plan musical nous sommes également comblés. La parfaite maîtrise de Reinoud Van Mechelen dans le rôle de Titon n’est pas une surprise, tant on connaît la familiarité du haute-contre avec le répertoire français (voir notamment sa récente prestation dans Hippolyte et Aricie il y a quelques semaines sur cette même scène de l’Opéra Comique). L’expressivité vocale et gestuelle est saillante dans chacune des situations que traverse le héros, comme l’angoisse de l’attente (Que l’Aurore tarde à paraître, à l’acte I). Son Titon vieillissant est plus vrai que nature, avec sa voix chevrotante qui sort d’un visage caché sous une barbe et des cheveux interminables (Que vois-je ? Suis-je prêt à finir ma carrière ?)… Suite à l’apparition de l’Amour, le ténor retrouve sans peine la chaleur de son timbre et la clarté de sa diction pour un électrisant duo avec l’Aurore (Chantons la gloire et la puissance), et un rayonnant final (Du dieu des cœurs), qui se conclut sur un geste galant (la remise d’un bouquet à l’Aurore).

De son côté la jeune soprano Gwendoline Blondeel fait preuve d’un talent prometteur. Ses éclats nacrés, sa diction assurée campent une Aurore tour à tour apaisante envers Titon jaloux, angoissée par sa disparition (émouvant Devrais-je Amour de tant de larmes) mais déterminée à repousser fermement les avances d’Eole (au second acte), et enfin emplie de tendresse lorsqu’elle retrouve un Titon tremblotant. Nous avons apprécié ses délicates invocations pastorales (Venez sous ce riant feuillage, aux éclats nacrés, ainsi que le superbe air final La tourterelle) et ses duos avec Titon, parfaitement équilibrés. Nous espérons bientôt la retrouver à nouveau dans ce répertoire français qui sied admirablement à sa voix.

Face à ces amants indéfectiblement unis, le couple des « méchants » bénéficie lui aussi d’une distribution de haut vol. Marc Mauillon incarne avec vigueur un Eole coléreux et vindicatif, aux invocations frémissantes (Fiers Aquilons soumis à mon obéissance, à l’acte I, et surtout le tourbillonnant Sur les pâles humains que le tonnerre gronde, à l’acte II). Sa présence scénique, renforcée par les décors et les machines, apporte une dimension dramatique crédible à cette charmante pastorale. La soprano Emmanuelle De Negri se coule avec aisance dans les méandres plus complexes de la psychologie de Palès : d’abord savourant sa vengeance projetée (dans le vindicatif et magistral Tout favorise dans ce jour, qui conclut l’acte I), puis déesse aimable jouant de son charme et de son pouvoir pour séduire Titon au cours d’un ballet de nymphes de sa suite (à l’acte II), tentant ensuite d’insinuer le doute dans l’esprit de l’infortuné berger, dont la rage éclate sans retenue lorsque ses manœuvres ont échoué (Tu vas sentir les effets de ma rage, imprécation aux lourdes menaces qui referme l’acte II). Signe d’une technique éprouvée, les couleurs de son timbre passent sans peine de la douceur à la colère, de la sincérité à la perfidie.

La jeune soprano Julie Roset offre son timbre cristallin de colorature à l’Amour. Sa diction quelque peu affectée confère au Deus ex machina de cette pastorale une préciosité inédite, soulignée par sa resplendissante tenue rocaille. Les aigus fusent avec aisance et bonheur, même si l’ambitus manque quelque peu d’amplitude. Soulignons aussi le tourbillonnant et magnétique Prométhée du baryton Renato Dolcini, qui ouvre le prologue d’un percutant Faisons de leur repos rougir les Immortels. La voix est ferme, la diction précise, la projection bien développée.

Relevons encore la charmante prestation solo des trois sopranos du chœur (Virginie Thomas, Maud Gnidzaz et Juliette Perret), nymphes enjôleuses du ballet donné à l’acte II par Palès pour tenter de séduire Titon. Sans surprise, les qualités du chœur des Arts Florissants font merveille à chacune de leurs nombreuses interventions, généralement en reprise du soliste. La diction est claire, les attaques nettes.

William Christie semble toujours en pleine forme pour faire scintiller la partition richement orchestrée de ce compositeur dont il est familier (on ne peut que rappeler ici sa version de référence des Grands Motets, gravés en 1996 chez Erato). Les fréquentes parties orchestrales (ouvertures et ballets) regorgent de couleurs vives s’unissant en un fondu satiné, rythmé avec une grande finesse. Dans les airs et déclamations la musique adhère remarquablement au texte, dans un fidèle respect de l’esthétique musicale chère à l’opéra français. Les traversos de Serge Saitta et Charles Zebley nous ravissent dans les passages élégiaques, tandis que les percussions de Marie-Ange Petit se montrent particulièrement efficaces dans les moments dramatiques et les bruitages (comme la tempête qui accompagne l’arrivée d’Eole à l’acte I, mettant une fin abrupte au ballet des bergers qui la précède).

Il est heureux que les moyens modernes aient permis de maintenir cette production, disponible jusqu’à la mi-avril sur le site medici tv. Elle devrait également figurer à la prochaine saison de l’Opéra Royal de Versailles, qui en est partenaire : espérons que les conditions sanitaires permettront alors de retrouver des conditions normales pour en bénéficier !



Publié le 20 févr. 2021 par Bruno Maury